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la feuille volante

Articles de hervegautier

  • A TRAVERS LES CHAMPS BLEUS

    N°725 – Février 2014.

    A TRAVERS LES CHAMPS BLEUS – Claire KEEGAN – Sabine Wespieser Éditeur

    Traduit de l'anglais par Jacqueline Odin.

     

    Ces nouvelles de Claire Keegan sont le reflet de l'Irlande traditionnelle solitaire, sauvage, profondément catholique, pleine des traditions populaires et religieuses. Elles mettent en scène des êtres le plus souvent volontairement retirés du monde comme Margaret de « La nuit des sorbiers » qui vit seule dans une maison de la côte, dans le souvenir de sa jeunesse passée et de ses espoirs déçus. Solitaire aussi cette auteure de « La mort lente et douloureuse » qui se retrouve en résidence dans la maison d'un ancien Prix Nobel pour y trouver une inspiration qui ne vient pas et, dérangée par un fâcheux, se venge en le transformant en héro de roman et lui prête un cancer qui le fera mourir à petit feu.

    Avec « Le cadeau d'adieu », la narratrice part pour New-York dans le seul but de fuir une famille rurale un peu bizarre et surtout tourner la page de l'attitude incestueuse de son père. Elle a été un peu abandonnée par cette famille, livrée à elle-même et elle part donc sans regret vers une nouvelle vie et surtout sans retour [c'est aussi une allusion à la forte émigration irlandaise vers les États-Unis]. Solitude encore que celle de ce brigadier volage de « Renoncement » qui voit s'enfuir son amour. [« L’espoir est toujours la dernière chose à mourir »]. C'est aussi une forme d'isolement que celui de ce prêtre de « A travers les champs bleus », amoureux d'une femme qu'il ne peut épouser simplement parce qu'il ne veut pas renoncer à la prêtrise et à un Dieu qu'il ne verra jamais mais dont il doute. Seul curé de la paroisse, il doit même la marier à un autre homme et cela le bouleverse.

    Il y a beaucoup de prêtres dans ces nouvelles. Ils existent soit comme des fantômes, comme dans « La nuit des Sorbiers » soit comme des personnes réelles dans « A travers les champs bleus ». Leur point commun est l'amour, mais pas celui de Dieu, celui de femmes qu'ils ne pourront jamais avoir vraiment à cause de la mort ou de leur état de prêtre auquel ils ne veulent pas renoncer. Il est de même beaucoup question d'amours impossibles dans ce recueil et pas seulement chez les ecclésiastiques. Dans « Chevaux noirs » des hommes ordinaires rêvent à des femmes inaccessibles, ou elles-mêmes se résolvent au mariage et à l'enfantement parce que c'est le destin d'une femme et qu'il ne faut pas laisser passer une dernière chance(« L’époque l'imposait. C'est ce que je croyais. Je pensais ne pas avoir le choix »). Pour cela Martha accepte d'épouser Victor, un robuste travailleur mais le trompera sans vergogne lui donnant un enfant qui se révèle être adultérin. Les relations entre les gens d'une même famille semblent impossibles, tout est gouverné par le patrimoine qu'il faut conserver, la bière brune, le whiskey, les apparences qu'il ne faut surtout pas trahir, la messe à laquelle il faut assister hypocritement faute de quoi on est rejeté de cette communauté... Il n'y a pas seulement les liens entre époux qui sont distendus voire inexistants, il y a aussi ceux entre parents et enfants qui sont rendus impossibles par les circonstances (« le cadeau d'adieu », « la fille du forestier », « Près du bord de l'eau »). N'oublions pas que nous sommes dans une société rurale où le poids des traditions existe (« La nuit des sorbiers »] mais aussi celui des superstitions, celui de l'hypocrisie.

     

    J'ai récemment fait connaissance avec l’œuvre de Claire Keegan. J'en apprécie le style à la fois simple et poétique.

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DOUZE POEMES

    N°151 – Avril 1993.

    DOUZE POEMES – MARJAN (Auto-édition)

     

     

    Sous un titre peu humoristique (il nous avait habitués à mieux!), celui qu'on nomme du titre mérité de « poète humoriste niortais » nous offre une douzaine de poèmes comme d'autres disent une dizaine de chapelet.

     

    Comme d'habitude l'humour est grinçant, noir, et bien dans ce style original qui a fait sa renommée. On a beaucoup écrit sur cet art consommé de la chute, ce bon sens distillé en mots apparemment innocents mais pleins de sens aigu des réalités, sur ce parti-pris de donner à sourire des choses plutôt que d'avoir à en pleurer... On n'a peut-être pas assez insisté sur la condition humaine qui reste son terrain de création favori, sur ces hommes et ces femmes, observés presque du coin de l’œil et subtilement évoqués dans ce qu'ils ont de plus humain, de plus quotidien.

     

    Car, qu'on ne s'y trompe pas, Marjan reste l'ami des quidams, de ceux qu’on ne voit pas, qui passent dans la vie en s'excusant presque d'exister. Il les croque sans malice comme l'aurait fait le crayon d'un dessinateur, l'instantané d'un photographe.  Il les immortalise sans qu'il le sachent, avec des mots parce que c'est son matériau favori. Qu'on lise « lavoir », « une femme » ou « Derrière la cathédrale de Bourges », il y a toujours du vécu derrière les mots et bien souvent le sourire n'est pas au rendez-vous... S'il s'esquisse sur le visage du lecteur, il laisse rapidement place à l'amertume.

     

    Bien sûr, l'humour est un jeu, un part-pris, une volonté de voir autrement les choses de cette vie qui sont bien souvent ternes, de les barbouiller parfois d'un peu de ciel bleu et de soleil (« Les Jockeys », « Une pièce d'eau »), il reste que l’humoriste, comme tout écrivain est seul devant la page blanche, c'est à dire un peu devant lui-même, comme si celle-ci lui renvoyait une image virtuelle de son personnage avec ses travers et sa condition d'homme. Ainsi « Réflexions avant l'hiver » ou « Quand le matin », où notre auteur évoque sans complaisance la vieillesse qui fait maintenant partie de sa vie, comme en d'autres textes il parlait avec son habituel humour de la maladie, de la souffrance et de la mort....

     

    On connaissait « Poèmes d'un idiot intégral », recueil de Marjan illustré par Jules Mougin, je voudrais dire à propos de « douze poèmes » qu'Arfoll mérite un grand coup de chapeau pour s'être laissé inspirer ( et aussi rapidement !) par les textes de Marjan. Son coup de crayon connu et apprécié des lecteur de « La Revue indépendante » est ici expressif, précis et parfaitement complémentaire de ces marjaneries.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Avril 1993 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES TROIS LUMIERES

    N°724 – Février 2014.

    LES TROIS LUMIERES – Claire KEEGAN – Sabine Wespieser Éditeur

    Traduit de l'anglais par Jacqueline Odin.

     

    Parce que sa mère est enceinte une nouvelle fois, qu'elle représente une charge pendant cette période et que sa fratrie est bien trop grande pour cette famille irlandaise rurale trop pauvre, la narratrice encore enfant est confiée par un père pas très futé et aussi pas mal alcoolique, à la garde d'une famille voisine, les Kinsella. On ne sait combien de temps durera ce séjour, six mois, peut-être davantage, mais c'est décidé. « Elle mange mais vous pouvez la faire travailler » dit le père comme il est d'usage à la campagne mais l'enfant est bien accueillie et il n'est pas question de l'exploiter « Hors de question, cette petite aidera Edna dans la maison, rien de plus ».

     

    En ce jour d'un été brûlant, elle débarque donc avec son père dans cette ferme et celui-ci, sans doute distrait, oublie sa valise dans le coffre de sa voiture. Il faut donc que la petite fille, baptisée Pétale, se change. En attendant d'aller à la ville voisine pour lui acheter des vêtements, on l'affuble de ce que l'on a c'est à dire d'effets masculins un peu trop grands pour elle. Elle s'adapte donc à sa nouvelle vie en aidant comme elle le peut Edna, la mère et John, le père qui la considèrent d'emblée comme leur propre fille. Au début, elle est un peu dépaysée, le décor est nouveau pour elle, les gens aussi sans doute et la fillette pose des questions. Edna la met en confiance avec cependant une réponse qui lui paraît peut-être un peu sibylline «  Là où il y a un secret, il y a de la honte et nous n’avons pas besoin de honte ». Cette nouvelle famille fait ce qu’elle peut pour la rendre heureuse mais elle est toujours un peu sur la défensive et dans son for intérieur il y a toujours une partie d'elle qui pense différemment, qui est en retrait. Le temps s'écoule pourtant dans ce nouveau décor où elle se rend utile, où elle est peut-être heureuse.

     

    Dans cette ferme, on est loin des événements extérieurs, des gens qui font la grève de la faim volontairement et en meurent pour s'opposer au gouvernement. Pétale ressent un bien-être intérieur et se demande inconsciemment quand tout cela se terminera. La vie s'étire lentement au rythme de la campagne, des travaux domestiques, la confection des confitures, les parties de cartes, la messe du dimanche et même une veillée funèbre. On lui achète des vêtements de fille, on lui offre des friandises (« N'est-elle pas là pour qu'on la gâte ? » confie John, heureux d'avoir un enfant sous son toit) mais c'est une voisine un peu trop pipelette qui lui raconte l'histoire de cette famille sans enfant, lui parle de son deuil.

     

    Le séjour prend fin parce que la naissance attendue dans sa famille est arrivée et qu'il lui faut retourner en classe. La parenthèse estivale se ferme donc et Pétale se prépare à retourner chez ses parents. Au dernier moment elle tente de rester avec les Kinsella, d'être cette « troisième lumière » qui leur manque tant, d'être aimée vraiment...

     

    Un temps j'ai eu l'impression d'être dans une nouvelle de Maupassant quand des paysans pauvres vendaient leurs enfants à des gens riches sans descendance et ainsi assuraient leur avenir. Ce court récit est à la fois émouvant et poétique et m'encourage à poursuivre la découverte de l’œuvre de Claire Keegan.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • AMIE DE MA JEUNESSE

    N°723 – Février 2014.

    AMIE DE MA JEUNESSE – Alice Munro – Albin Michel. [1990]

    Traduit de l'américain par Marie-Odile Fortier-Masek.

     

    L'auteure, écrivain canadien née en 1931 est essentiellement connue pour ses nouvelles. Elle a reçu le Prix Nobel de littérature en 2013.

     

    Ce livre rassemble dix nouvelles qui semblent se dérouler dans les années 60 soit dans l'Ontario, soit sur un bateau ou en Europe. Pour la plupart ce sont des histoires de femmes ordinaires que l'auteure évoque et dont elle analyse les états d'âme ou les névroses. Celle de Fora (« Amie de ma jeunesse ») nous montre une femme qui a choisi d'accepter son sort sans se plaindre avec pour seul secours une religion puritaine et rigoriste. Dans« Five points », Brenda entretient une passion adultère avec Neil, son jeune amant à l’insu de Cornelius son mari. C'est une femme libérée qui, à l’invite de Neil qui a voyagé sur la côte ouest, use de la drogue. II lui raconte l'histoire de cette jeune croate du quartier de « Live points », Maria, peu avantagée par la nature, à qui ses parents font confiance pour la tenue de l'épicerie familiale mais qui n'hésite pas à puiser dans la caisse de la boutique et payer ses copains pour lui faire l'amour. Jusqu'au jour où c'est la faillite ! Dans cette nouvelle elle évoque les relations entre les êtres toujours un peu difficiles, faites de moments d’inconscience, de risques pris inutilement au mépris des plus élémentaires précautions, du mépris des autres, d'agressivités, d'indifférence, comme dans la vie courante ! « Maneseteung », c'est le nom d'un recueil de poèmes éponyme, le nom d'un fleuve. La nouvelle met en scène une femme solitaire qui en est l'auteure, une poétesse comme le dit la gazette locale qui espère qu'un notable va s'intéresser à elle. Malheureusement elle meurt avant. Dans « serre-moi contre toi, ne me laisse pas aller » Hazel, une veuve canadienne d'une cinquantaines d'années cherche à revoir les lieux et les gens que son mari décédé depuis a connu pendant la guerre, en Écosse, alors qu'il était encore célibataire. Se sentant exclue de cette partie de la vie de Jack, elle se pose des questions sur le bonheur des hommes. Avec « Oranges et pommes », qui tire son titre d'un jeu pour enfants, l'auteure aborde un thème récurrent dans son œuvre qu'est la relation hommes-femmes notamment au sein du mariage avec le spectre de l'adultère né de rencontres de passage, de pulsions sexuelles et de la destruction d'une union apparemment solide. Barbara est une jeune fille courageuse et belle qui épouse le fils d'un commerçant dont les affaires périclitent. Pour autant et malgré ses deux enfants elle se laisse séduire par un amant de passage. Cette passade laisse un goût de trahison inacceptable dans l'esprit de son mari. « Image de glace » évoque la seconde vie d'un septuagénaire qui, après avoir pris sa retraite de pasteur, envisage de nouveau le mariage avec une jeune femme à Hawaï. Cette nouvelle m'a un peu déconcerté. Son successeur qu'il a sauvé tourne au fanatisme. Voilà pour le décor mais la réalité est toute autre et la femme de ménage, ex-épouse du successeur, a compris le fin mot de tout cela.

    Ave « Grace et bonheur » il est aussi question d'un dernier voyage, effectué par bateau vers l'Europe, d'une chanteuse qui a connu son heure de gloire il y a bien longtemps. Elle est accompagnée de sa fille et flanquée d'un vieux professeur et d'une galerie d'autres personnages dont le capitaine qui évoque comment il s'est débarrassé un jour d'une défunte en la jetant par dessus bord. Dans «  A quoi bon? » on peut lire tout le fatalisme que la vie impose à ceux qui la vivent, à cause des deuils, des séparations, des divorces. C'est une de ces comédies qu'on aime se jouer pour faire semblant de croire à l'amour. Dans « Différemment » c'est la communauté des anciens hippies rattrapés par la vie bourgeoise qui est évoquée. C'est à la fois la fuite du temps, la remise en cause et l'adaptation des gens qui voulaient que leur vie soit différente de celle des autres et en faisaient une règle. Ayant vieilli, ils rentrent dans le rang, montent éventuellement dans l'échelle sociale avec parfois des états d'âme, mais pas toujours. « Perruque, perruque » nous donne à voir deux jeunes filles, Anita et Margot, différentes malgré leur origine sociale rurale et leurs déboires sentimentaux.

     

    C'est un narrateur extérieur qui explique au lecteur les situations de chaque nouvelle qui se déroule au Canada ou en Écosse. L'ambiance générale de ces textes me semble être baignée par une religion puritaine ce qui n'exclut cependant pas le mensonge, la luxure, l'adultère ou l'avortement et tout cela dans une atmosphère d'hypocrisie parfaitement humaine. C'est une réflexion un peu désabusée sur la condition humaine et plus précisément sur la classe moyenne canadienne dans ce qu'elle a d’ordinaire, de banal dans ces années d'après-guerre qui correspondent à une émancipation économique et sexuelle. Elle parle des rêves enfouis au fond des mémoires, des regrets et des remords que chacun porte en soi. A l'occasion d'histoires différentes les unes des autres, Alice Munro est une observatrice attentive de la vie des gens, spécialement des couples et des dangers qui les guettent non seulement du point de vue sociologique mis aussi psychologique. Elle explore les rapports compliqués qui existent entre hommes et femmes en s'arrêtant plus spécialement sur elles, leurs névroses, leurs rêveries. Ces relations sont faites de contradictions et de fantasmes, d'amour et de haine, de passions et de patience, de volonté de construction et de destruction, de domination, de rapports charnels et de conflits d'intérêts, de fatalisme et de désespoir, d'hypocrisies et de fuites, de passades et de velléités de liberté ou d'échecs à la solitude, de plaisirs sexuels ou d'envies d'enfants... La mort reste présente en filigranes un peu comme si Eros était suivi en permanence par Thanatos parce que la vie est une recherche déprimante et vaine du bonheur. Chaque texte paraît être une sorte de variation sur un même thème, parfois assez longue mais toujours agréable à lire avec une réelle profondeur dans l'analyse des personnages et de leurs sentiments et une grande précision dans les descriptions, ce qui encourage le lecteur à poursuivre jusqu'à l’épilogue. L'écriture est concise, faite d'images poétiques, ce qui m'a incité à pousser ma lecture jusqu'à la fin malgré une attitude un peu réticente au début.

     

    Je ne connaissais pas cette auteur avant l’attribution de son Prix Nobel. Je n'ai pas été déçu par cette première approche.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CHEVAL DE GUERRE- Michael Morpurgo

    N°722 – Février 2014.

    CHEVAL DE GUERRE- Mickael Morpurgo – Folio Junior.

    Traduit de l'anglais par André Dupuy.

     

    Au moment où nous célébrons le centenaire de la Première Guerre mondiale, où les livres qui paraissent sur le sujet sont inspirés ou rendent compte des témoignages de poilus, j'ai trouvé assez original de donner la parole à un cheval qui, lui aussi avait participé aux combats. Il s'agit donc d'un roman écrit en 1982 et adapté au cinéma par Steven Spielberg en 2011 où un cheval raconte sa vie à la première personne.

     

    Elle commence à la veille de la Grande Guerre, il est acheté par un fermier alcoolique dont le fils âgé de 13 ans, Albert, s'attache à lui, le baptise Joey, le monte chaque jour, le fait travailler. Il devient rapidement une belle bête. Cependant la guerre éclate et l'armée achète le cheval qu'Albert ne peut suivre, trop jeune pour s'engager. De cheval de ferme, il devient donc monture de cavalerie mais le régime n'est pas le même et Joey rencontre Topthorn, un autre étalon. Ils partent ensemble pour la France et le théâtre des combats. Le capitaine Nicholls qui l'avait pris en amitié au point de la peindre, avait promis à Albert de s'occuper personnellement est tué lors d'un affrontement et Joey est confié au soldat Warren qui s'attache à lui. L'art de la guerre qui excluait maintenant les charges de cavalerie le transforme en bête de trait pour l’artillerie, toujours en compagnie de Tophorn mais ils tombent tous les deux aux mains des Allemands qui les versent dans le service de santé. Les voilà chevaux d'ambulance. Après pas mal d'errements, il revient dans le camp anglais mais sans Tophorn qui a trouvé la mort et termine la guerre comme un véritable soldat. Notre cheval survit à la mitraille, à la maladie et même à une mort annoncée, et tant mieux si cela tient du miracle. C'est vrai que c'est une bête d’exception [« Je te le dis mon ami, dans un cheval , il y a quelque chose de divin, particulièrement dans un cheval comme celui-ci »] et cela mérite bien un happy-end.

     

    C'est l'occasion pour l'auteur de glisser pas mal de réflexions sur l'absurdité de la guerre et sur la folie des hommes. C'est donc une sorte de fable, un peu dans ma manière de La Fontaine, la rime et la morale en moins mais l'émotion en plus. C'est donc une fiction qui emprunte autant à la réalité qu'à l'imagination de son auteur Joey quelque soit l'endroit où il est, réussit à s'attacher les hommes qu'il côtoie, militaires ou civils , à ne laisser personne indifférent. Il y a entre eux une véritable complicité et même davantage. L'auteur prête à ce cheval décidément hors du commun une vie d'homme mais quand il est sur le champ de bataille on a des égards pour lui, on ne lui tire pas dessus parce qu'il n'a pas d'uniforme mais aussi parce qu'un cheval est précieux et c'est sans doute ce qui lui sauve la vie quand tant de ses congénères trouvent la mort dans la tourmente, comme les hommes d'ailleurs.

     

    C'est un conte pour enfants et comme tel il doit bien se terminer parce qu'ils ne comprendraient pas qu'il en soit autrement. Il faut laisser à l'enfance tout le merveilleux qui va avec, ils auront bien le temps, quand ils auront grandi, de comprendre et peut-être d'admettre que tout cela est faux mais après tout, cela n'a pas beaucoup d'importance !

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TENDRE EST LA NUIT- F. Scott Fitzgerald

    N°721 – Janvier 2014.

    TENDRE EST LA NUIT- F. Scott Fitzgerald- Belfond.

    Traduit de l'américain par Jacques Tournier.

     

    Ce roman a connu un accouchement difficile. Commencé en 1925 il n'a été terminé qu'en 1934 ; Il paraît d’abord en feuilleton puis en librairie mais la critique se montra assez réservée et le public plutôt indifférent. Il disparut même des rayonnages et à la mort de Fitzgerald en décembre 1940 il n'en existait plus aucun exemplaire. Ce retard dans l'écriture est surtout dû à la santé chancelante de Zelda, son épouse, soignée pour des troubles psychiatriques et aux deuils qui ont frappé le couple. C'est le quatrième roman de l'auteur qui est pourtant considéré comme son chef-d’œuvre.

     

    Nous sommes sur une plage du sud de la France dans les années 20 avec ses palaces, son farniente, sa population étrangère riche et désœuvrée faites de jolies femmes, de don juan, de snobs plus ou moins puritains, de bellâtres à la conversation inintéressante et frivole. Rosemary Hoyt, jeune actrice américaine de cinéma y prend quelques vacances en compagnie de sa mère. Elles ne devaient y passer que quelques jours mais finalement les deux femmes y restent. Rosemary y fait la connaissance de Nicole et Dick Diver, personnages flamboyants originaires d'outre-atlantique, entourés d'amis et la comédienne s'y attache au point qu'elle tombe amoureuse de Dick tout en témoignant beaucoup d'admiration à Nicole. Pourtant Dick est amoureux de sa femme mais n'est pas indifférent aux avances de Rosemary au point que cette dernière, mais sans sa mère, suit le couple à Paris et devient sa maîtresse. L'histoire du couple est assez étonnante. A l'origine, Dick est un séduisant médecin psychiatre qui se marie avec Nicole Warren, une riche héritière dont il tombe éperdument amoureux. En l'épousant, il épouse aussi son argent ce qui lui permet de fonder une clinique psychiatrique en Suisse pour riches patients. Il ne doit pas laisser passer cette opportunité et c'est pour lui une réussite sur le plan sentimental mais aussi sur le plan professionnel. Ils forment ensemble un couple parfait, avec deux merveilleux enfants qu'ils aiment, l'image d'une réussite familiale et professionnelle. Il est maintenant un praticien riche et célèbre. Parce qu'elle a subi de nombreux traumatismes dans son enfance (décès de sa mère, inceste) Nicole se révèle schizophrène et Dick le sait en l'épousant ; il la soignera puisqu’il l'aime. Fitzgerald révèle à son lecteur, à l'aide de la technique de l'analepse, ce parcours un peu cahoteux. Ce médecin représente cependant une formidable occasion pour cette famille riche de guérir Nicole de sa maladie mentale. Cette union, même si elle est gouvernée par l'amour que Dick éprouve pour Nicole n'empêche guère celui-là de désirer Rosemary tout en voulant éviter à son épouse fragile la moindre souffrance. En fait, il tient à la fois à sa situation et à cette actrice. C'est, si l'on veut le voir ainsi, l'illustration de la fragilité de l'amour que les hommes et les femmes se portent mutuellement.

    Il y a peut-être un autre thème, c'est celui de la culpabilisation et de l'intuition ressentie par Dick de ne plus être capable d'apporter le bonheur à une femme (« Parce que je suis une Peste Noire, je ne suis plus capable d'apporter le bonheur à quelqu'un »]. Il se révèle en effet incapable de répondre à l'amour de Rosemary et, à cause de ce blocage, il s'adonne à l'alcool , plaisir plus facile à obtenir, plus délétère aussi puisqu'il le précipite peu à peu sur cette pente descendante qui le met, mais sur un autre plan, au niveau de Nicole. Dick est attirant et le sait., il a sur les femmes un ascendant certain et Nicole « se sert de sa maladie comme d'une arme pour asseoir son pouvoir » sur son mari. Cette fêlure dans ce couple aussi apparemment parfait n’échappe pas à Rosemary devant qui cette belle façade se délite petit à petit.

    C'est un roman très autobiographique, même si l'auteur semble faire le compte-rendu comme un témoin étranger. Il y transparaît son penchant pour l’alcool à travers le personnage de Dick Diver, être sensible et fragile, autant que la schizophrénie de sa femme, la vie facile de cette époque pour les expatriés riches et souvent américains, les fêtes, l'alcool et même les duels. Le couple que forment Nicole et Dick se fissure au cours du récit et cela n'est pas sans rappeler la rupture de celui de Scott et de Zelda. C'est pourtant une génération perdue entre le désir impossible d'oubli de cette guerre mondiale qui a endeuillé les nations civilisées et la recherche un peu vaine d'une vie facile et désœuvrée,

     

    Ce roman est une sorte de chronique américaine de riches expatriés sur la Riviera française, à Paris et en Suisse qui cherchent à échapper à l'éphémère en faisant un usage immodéré du champagne, du caviar, des fêtes folles, des nuits et des grands hôtels. Il illustre un mal de vivre de toute une génération surtout que ce que l'auteur veut nous présenter c'est l'image même de la perfection qui fait de ce couple séduisant une sorte de modèle qu'on ne peut pas ne pas admirer. Pourtant la réalité se révèle bien différente. Rosemary devient rapidement le personnage central de ce récit puis Nicole prend le relais dans la troisième partie. C'est effectivement un roman d'amour ou plus exactement un roman sur l'amour apparent que se portent deux êtres présentés comme exceptionnels, or, les véritables histoires d'amour n'existent pas ou ne résistent pas à l'usure du temps . Elles tiennent aux circonstances les favorisent mais au moindre accroc les masques tombent et ce qu'on croyait indestructible se dissout rapidement sous les coups du boutoir du quotidien, du hasard, du mensonge, de la trahison. L'amour se mue rapidement en indifférence voire en haine, les serments s'oublient très vite et même si les apparences subsistent, ce n'est finalement qu'un décor un peu triste dont on se demande quand et comment il s'effondrera. C'est donc un roman sur la réalité ordinaire du couple même si cette dernière est habillée des apparences un peu trompeuses de l'argent et de la vie facile qu'il permet. On peut faire durer les choses et les artifices mais c'est alors le bonheur qui est absent !

     

    Le roman s'achève au même endroit où il avait commencé cinq ans avant, sur cette plage de la Côte d'Azur française mais les choses ont bien changé[« Le couple qu'elle formait avec Dick lui apparaissait désormais comme une ombre, imprécise, changeante, entraînée dans une sorte de danse macabre »] Dick est devenu alcoolique et se détruit lentement. Nicole, apparemment guérie, vit pleinement une liaison avec son amant qu'elle finit par rejoindre et épouser. Ce roman divisé en trois parties semble se terminer sur la disparition annoncée des membres de ce couple pourtant présenté au début comme séduisant et parfait. Nicole se remariera et regardera de loin Dick s'enfoncer petit à petit dans l’anonymat dans la solitude et dans l’alcool, un peu comme si sa présence aux côtés de ex-mari était indispensable à ce dernier. Dès lors qu'elle n'est plus là, il n'existe plus. C'est sans doute ce qui fait dire à l'auteur, reprenant les mots de John Keats « Avec toi maintenant ! Combien tendre est la nuit... »

     

    J'ai toujours eu un peu de mal a entrer dans l'univers littéraire de Scott Fitzgerald et ce roman ne fait pas exception à cela même si j'ai goûté les descriptions poétiques des paysages et l' analyse psychologique des personnages.

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • MARJAN ne fait pas le bonheur.

     

    N°2

    Janvier 1980

     

     

    MARJAN ne fait pas le bonheur.

     

     

    « L’esprit fait rire aux éclats des millions de lecteurs, l’humour n’a jamais fait sourire que quelques-uns », s’exclame Jacques Steinberg.

     

    Marjan, qu’un récent livre scolaire classe parmi les humoristes noirs nous propose encore son voyage dans l’exotisme de son inspiration. Il promène sur la réalité des choses la sensibilité du poète et les mots de l’humoriste. Par exemple, voici « Le quatuor » :

     

    « N’attendant pas la moindre manne

    des salles sans mélomane

    le pauvre quatuor à quatuor à cordes

    s’exhibe en forêt

    devant la foule des dimanches.

    Le pauvre quatuor à cordes

    Se balance lentement

    En haut e quatre branches. »

     

    Il raille, joue sur les mots, fustige et se dérobe :

     

    « Il débuta dans la nature

    comme vulgaire tireur d’oiseaux

    de bon au mauvais augure.

    Ayant de l’ambition

    Il prêta attention

    Aux hauts personnages.

    En les prenant pour cibles

    Il devint tireur d’élites… »

     

    Pour enfin voir les choses en face et revenir à une réalité plus ordinaire sans pour autant se départir de cet humour parfois grinçant :

     

    « La doctoresse au profil de reine

    va venir examiner nos veines.

    Préparons-nous à l’accueillir, et, à son intention ?

    Ouvrons en une… »

     

    Écrire, c’est un peu comme il le dit lui-même « ausculter l’humanité, d’accord, mais c’est d’abord s’ausculter soi-même ». N’est ce pas là un extraordinaire aveu ?

     

    Au vrai, l’humour ne se définit pas facilement et Marjan pose et résout cette équation étrange dont l’inconnu est notre sourire… et nos questions !

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • QUAND MARJAN EST EN TRAIN – MARJAN-ARFOLL.

    N°185

    Juillet 1999

     

     

     

     

     

    QUAND MARJAN EST EN TRAIN – MARJAN-ARFOLL.

     

     

    Nous avons tous dans le cœur le sifflet d’un chef de gare, la ouate blanche et enveloppante d’une machine à vapeur, un inconfortable compartiment de 3° classe  et un drapeau rouge qui s’agite sur un quai de gare…

     

    De nouveau, dans cette édition «hors commerce », Arfoll se fait le complice de Marjan dont il est désormais l’illustrateur attitré et inspiré. L’un et l’autre donnent à voir par la plume, chacun dans son style, l’idée qu’ils se font des «chemins de fer ».

     

    C’est vrai que le train est un lieu privilégié pour la rencontre des gens. On y croise des regards, des conversations s’engagent, des idylles se nouent parfois, mais le train reste un lieu magique, plein de poésie et de mystères, à la fois une invitation au voyage et la découverte de l’inconnu…

     

    Par les fenêtres, on découvre des paysages et le tangage des boggies invite au sommeil et donc au rêve. On rêve assurément davantage dans un train, à la fois éveillé et assoupi et chaque gare est une étape, un nom sur une carte, parfois gravé dans l’émail bleu d’un panneau, un lieu de rencontre et de vie …

     

    Les trains évoqués ici ne doivent rien à l’ambiance souple des T.G.V. Ce sont plutôt ceux des mécaniciens au visage noirci par le charbon, du tender plein de blocs d’anthracite, de la locomotive qui sifflait à chaque passage à niveau… Toutes ces images appartiennent désormais au passé, mais revivent dans ce recueil , avec, pour témoin privilégié le chat dont Arfoll a fait depuis longtemps son personnage fétiche.

     

    Tout cela finalement est bien, car à chaque fois que mon chemin croise celui d’une gare, il me vient toujours à l’esprit cette parole d’Apollinaire : « Crains qu’un train ne t’émeuve pas ».

     

     

    Notes personnelles de lecture ©Hervé GAUTIER

    Photocopie gratuite - Correspondance privée http://www.hervgautier.e-monsite.com

  • ENCORE MARJAN...TOUJOURS MARJAN ET C'EST EPATANT!


     

    Juin 1997 n°192.


     


     

    ENCORE MARJAN...TOUJOURS MARJAN ET C'EST EPATANT!

    (Illustrations d'Arfoll)


     

    Marjan, nous le savons, porte sur le monde le regard mi-amusé, mi amer de celui qui a compris la règle du jeu de cette existence mais qui n'a pas voulu donner complètement dans la réussite telle qu'on l'entend actuellement. Elle est surtout assise sur la mise en valeur de la personne et du parcours professionnel même si pour cela il faut sacrifier ses semblables, ses concurrents...


     

    La société humaine offre un spectacle d'exception pour qui sait l'observer. L'art et tout spécialement l'écrit en ont toujours été le reflet. Il permet d'en dénoncer les travers, d'appuyer sur le trait ou de rendre compte d'un moment d'exception. C'est un moyen privilégié de dénoncer les paradoxes, les insuffisances, les injustices d'une société qu'on se plaît à qualifier de civilisée.

    Je l'ai déjà abondamment dit dans cette feuille, notre ami a choisi l'humour pour porter témoignage du regard qu'il pose sur la condition humaine. C'est sa manière à lui de sourire de cette vie qui ne nous en donne que bien peu l'occasion. Chacun voit les choses à sa manière même si les colonnes de nos journaux sont pleines chaque jour d'informations qui nous font douter de la beauté de la vie.

    On a beaucoup écrit sur l'humour, sur son aspect léger voire dérisoire. Il s'est trouvé des gens pour souligner sa volonté de donner à rire à tout prix de ce monde en occultant les vrais problèmes. C'est vrai et c'est cela aussi l'humour, un simple jeu sur les mots ou sur des situations inattendues qui interviennent dans notre vie comme autant de clins d’œil. Dire que l'humour de Marjan exclurait cela serait assurément voir ses écrits tels qu'ils ne sont pas toujours. Oui l'humour c'est aussi quelque chose de drôle, l'occasion qu'on se donne de dire les choses différemment avec davantage de liberté, d'être davantage primesautier. Il ne faut pas s'en priver. Les textes de ce recueil attestent de ce "parti d'en rire". Les marjaneries savent aussi être cela.

    Je le dis d'autant plus volontiers que dans ce recueil c'est un peu ce qui transparaît et qui est souligné par les dessins d'Arfoll dont le personnage favori, le chat, sait à merveille illustrer les situations évoquées dans les textes. Cette collaboration spontanée du dessinateur et du poète enrichit la démarche créatrice, lui donne une dimension visuelle qui n'est pas inutile. Certes de recueil en recueil les deux auteurs donnent à voir, l'un inspirant l'autre, ce voyage commencé il y a bien des années dans cette société humaine qui finalement semble les amuser.


     

    L'amitié et l'intérêt qu'Arfoll porte à Marjan se manifeste depuis de nombreux mois par ces ouvrages. Ils sont à l'instigation de l'illustrateur et l'auteur des textes confesse volontiers qu'il n'est pour rien dans ce choix. Il se contente seulement d'enrichir sa bibliographie d'un nouveau titre et ce n'est déjà pas si mal.

    Il est vrai que c'est bien son tour, lui qui pendant si longtemps a publié les autres. C'est aussi bien dans son style puisque chaque recueil est diffusé gratuitement dans ses correspondances amicales. Eux aussi sont "Hors commerce" puisqu'il est établi depuis longtemps pour lui que la poésie doit se donner. La forme volontairement dépouillée de la présentation va également dans ce sens.


     

    Dans le combat du poète pour faire connaître ses propres textes, les revues tiennent une grande place. Elles permettent cette diffusion peu onéreuse qui précédera peut-être une édition personnalisée. L'attachement que peut avoir un poète à une revue ou cette dernière à un auteur se traduit souvent par la publication de nombre de ses créations. Marjan a bien entendu collaboré et collabore encore à beaucoup d'entre elles. Ses poèmes qui y sont largement publiés reviennent souvent et il est donc loisible au lecteur d'en prendre connaissance et de les apprécier. C'est à cette source qu'Arfoll puise la matière "textuelle" de ses éditions amicales. C'est peut-être un peu dommage car les poèmes qui y sont repris, pour être intéressants n'en sont pas moins connus et parfois déjà publiés dans d'autres recueils.


     

    Dans sa longue "carrière" notre ami a bien entendu beaucoup écrit et ce d'autant que sa manière de s'exprimer doit beaucoup à la concision. Il détient donc chez lui de nombreux poèmes anciens qui seraient utilement révélés lors de prochaines éditions amicales d'Arfoll. Je laisse les futurs titres à son imagination débordante qui s'est déjà si bien manifestée et ce d'autant que le pseudonyme du poète se prête facilement au calembour.

    C'est une idée du partage qui me plairait bien car moi aussi je souscris à cette affirmation "Encore Marjan, toujours Marjan et c'est épatant!"


     

    (c) Hervé GAUTIER

  • LES DIABOLIQUES- Jules BARBEY-D'AUREVILLY.

    N°720 – Janvier 2014.

    LES DIABOLIQUES- Jules BARBEY-D'AUREVILLY.

     

    Il s'agit d'un recueil de six nouvelles[originellement elles devaient être au nombre de dix] paru tardivement en 1874 et écrit par Jules Amédée Barbey d'Aurevilly [1808-1889], aristocrate normand, homme de Lettres mais aussi polémiste, poète, journaliste, dandy et critique littéraire. S'il eut parfois la plume dure, notamment contre le réalisme, le Parnasse et le naturalisme, il réhabilita Balzac, fit découvrir Stendhal, défendit Baudelaire, Flaubert, Gautier et Huysmans. Il fut un personnage flamboyant et un écrivain d'un indéniable talent (il est surnommé « le Connétable des Lettres »), original, volontiers provocateur et séducteur mais pourtant profondément catholique ; il a influencé nombre de grands auteurs.

    Dès sa publication le recueil est saisi et son auteur poursuivi pour outrage à la morale et aux bonnes mœurs, le même destin que Baudelaire quelques années plus tôt ! Sur intervention de Gambetta il évite le procès et l'affaire se termine par un non-lieu. Retiré de la vente l'ouvrage sera réédité en 1883. C’est que le livre dérange et fait scandale comme d'autres œuvres du même auteur.

     

    Les femmes sont au centre de ce recueil et elles sont énigmatiques et quasiment irréelles. Pleine de non-dit, la chute des textes est elle-même brève et parfois même bizarre ce qui laisse le lecteur assez dubitatif et peut-être sur sa faim ou parfaitement libre d’imaginer ce qu’il lui plaît, c'est selon ! Les thèmes (l'amour, la vengeance, la rancune, le meurtre, l'adultère) distillent un univers scandaleux et en parfaite opposition avec le catholicisme de l'auteur. Ce n'est d'ailleurs pas là le moindre des paradoxes qui émaillèrent sa vie. Il reste que l'analyse psychologique des personnages est pertinente, l'écriture est somptueuse particulièrement dans les descriptions, précise dans les détails, pointilleuse sur la grammaire et le vocabulaire. Sa culture est particulièrement riche, la faconde est exceptionnelle, délicatement surannée comme on savait le faire au XIX° siècle, romantique, avec une technique de narration à double détente fort originale, même si, avec ces détours et ces détails le lecteur se perd un peu.

     

    Énigmatique en effet cette jeune Alberte du « Rideau Cramoisi » et son attitude face à ce jeune sous-lieutenant tout comme celle de ses vieux parents, mystérieuse la mort de cette jeune fille et tout aussi étrange la vision qu'à eu le vicomte de Brassard face à ce rideau revu si longtemps après cette aventure. Était-ce un fantôme ou la véritable Alberte bien vivante ?

    Dans « Le plus bel amour de Don Juan », Barbey met en scène deux narrateurs, le premier parle du comte Ravila de Raviles qui lui-même lui a raconté un curieux souper que lui offrirent douze de ses anciennes maîtresses. Ce même processus narratif intervient dans « Le bonheur dans le crime »où le docteur Torty raconte au narrateur l'histoire étonnante du comte et de la comtesse Serlon de Savigny qu'ils viennent de croiser. Il évoque le scénario diabolique mais génial, inventé par le couple pour se débarrasser de l'ex-épouse du comte et ainsi convoler en justes noces, et surtout sans aucun sens de la culpabilité. Ce détail est assez étonnant sous la plume du très catholique Barbey mais souvenons-nous qu'il traite ici un de ses thème favoris : l'hypocrisie et le mensonge !

    Dans « Le dessous de cartes d'une partie de whist » c'est un premier narrateur qui rend compte d'une partie de cartes à laquelle il n'a pas personnellement assisté. Pour autant ce sont bien deux femmes, la comtesse du Tremblay de Stasseville et sa fille Herminie qui sont énigmatiques dans la mesure où elles traversent ce récit comme de véritables fantômes. Barbey met l'accent sur le mystérieux joueur de cartes qu'est Marmor de Karkoël, connu comme « le dieu du chelem » et de la complicité qui peut exister entre lui et ces deux femmes avec qui il a sûrement une liaison amoureuse. Il insiste ici sur le côté diabolique de cet homme, son apparent détachement et sur le subtil poison qu'il a ramené des Indes et qui a sans doute servi à tuer les deux femmes. En effet il disparaît comme il était venu, mais seulement après avoir délester tout ce petit monde de désœuvrés de leur argent, un peu comme s'il avait ensorcelé ses victimes. L'auteur met l'accent sur la vie dépravée de cet homme autant que sur l'hypocrisie de la comtesse et son silence et l'absence de remords sur le cadavre d'un petit enfant qu'on trouve chez elle après sa mort. Les protagonistes principaux de cette nouvelle parlent peu (Whist signifie le silence en anglais) et c'est bien le silence de la comtesse et donc son absence de repentir face à la mort dont Barbey veut ici nous entretenir.

    Dans « A un dîner d'athées » c'est l'adultère qui est le thème central. Lors d'un dîner d'anciens, un narrateur évoque la mémoire de Rosalba, la femme légère d'un soldat, le major Ydow, tombée enceinte des œuvres d'un autre soldat, le capitaine Mesnilgrand, mais après sa naissance l'enfant meurt. Ydow est fou de douleur mais quand il apprend le trahison de sa femme jette le cœur de son enfant qu'il avait embaumé. Mesnilgrand le sauve de la destruction en le confiant à l'église. Par ce geste Barbey oppose une forme d'amour paternel à l'adultère féminin

    Avec « La vengeance d'une femme » l'auteur met en scène une prostituée qui exerce une fascination particulière sur Trésignies qui l'a rencontrée dans la rue. Ce jeune dandy a pourtant l'impression qu'il la connaît et la suivant il s'aperçoit qu'il s'agit de la duchesse de Sierra-Leone qui exerce ainsi une vengeance contre un mari qu'elle n'aime pas. Elle a en effet été amoureuse d'un cousin du duc qu'elle lui a suggéré d’éloigner pour éviter l'adultère. Devant le refus de son mari, c'est plutôt une relation platonique qui l'a liée à son amant mais, fou de jalousie son mari le fait exécuter. L'épouse demande à mourir avec lui mais le duc refuse et donne le cœur de l'homme à manger aux chiens. Sa vengeance sera donc de se prostituer, c’est à dire de salir l'honneur de ce mari qu'elle n'aime pas. Elle meurt d'une maladie vénérienne.

     

    Dans « Les diaboliques » Barbey nous donne à voir une facette de l'espèce humaine bien peu reluisante et il n'échappe pas au lecteur qu'il la présente plus volontiers à travers les femmes, à l'exception peut-être de « la vengeance d'une femme ». Il jette sur son époque un regard sans complaisance même s'il choisit pour cela une catégorie de la société qu'il connaît bien. Barbey en tout cas, dans son personnage comme dans son talent ne laisse personne indifférent. Parmi les nombreux avis, j'en retiens quelques uns, à mon sens assez caractéristiques. L'un d'eux exprimé dans « Le Gaulois » sous la plume de E.Moriac le présente comme « un homme et un livre étonnants »définissant l'auteur « mi-parti mondain et religieux, un mélange de l'enfer et du ciel, ce qui en fait un écrivain diaboliquement religieux et religieusement diabolique », et de caractériser ce recueil comme « un des livres les plus originaux de notre époque ». Sainte-Beuve a parlé d' « un homme d'un talent brillant et fier, d'une intelligence haute et qui va aux grands » d' « une plume de laquelle on peut dire sans flatterie qu'elle ressemble à une épée ».

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • PETITES SCENES CAPITALES- Sylvie GERMAIN



    N°719 – Janvier 2014.

    PETITES SCENES CAPITALES- Sylvie GERMAIN – Albin Michel.

    Tout commence par une question face à une photo comme seuls les enfants savent naïvement en poser, embarrassante surtout si c'est la grand-mère qu'on sollicite face à un cliché pris à la maternité. Il est difficile de s'imaginer que le temps à passé que les corps se sont transformés et quand les interrogations se font plus précises, sur l'avant-naissance, sur la sexualité, cela devient plus compliqué. Les histoires de choux et de roses qui ont pourtant duré longtemps ne prennent plus. Lili, cinq ans, ne fait pas exception mais son histoire à elle se complique un peu. Sur la photo qui la représente à sa naissance avec sa mère, il y a forcément des demandes supplémentaires. Cette femme a quitté son mari peu de temps après alors que sa fille n'avait que onze mois et s'est noyée de sorte que cette petite enfant n'a pas eu l'occasion de l'appeler maman. De son côté, son père s'est remarié avec Viviane, ancien mannequin de chez Patou qui forme avec lui une famille recomposée surtout qu'elle est accompagnée de trois filles et d'un garçon. Lili, fille unique de ce père doit donc déménager et quitter l'ancien appartement familial près du jardin public et de ses oiseaux. De plus, elle s'aperçoit à l'école que Lili est un surnom et qu'elle se prénomme en réalité Barbara ce qui, bien entendu lui pose question et renforce ses doutes. Le traumatisme de son changement de vie l'incite à penser que cette substitution de prénom est une erreur mais surtout que l'erreur c'est elle, qu'elle est un oubli, une fille surnuméraire en quelque sorte qui a « l'impression de n'occuper qu'un strapontin au fond du théâtre affectif de la famille ». Elle prend conscience qu'elle n'est plus le centre de cette nouvelle vie et que son père lui échappe de plus en plus. Elle est donc plus observatrice qu'actrice de cette enfance qui est la sienne et cette posture de retrait affectera son adolescence et sa vie de femme dans l'étourdissement de Mai 68, de ses slogans qui se voulaient révolutionnaires, l'illusion de liberté des hippies, la constante recherche de sa place dans le monde à travers des amours de passage et des essais professionnels plus ou moins avortés et la recherche du père.

    Dans cette nouvelle fratrie, il y a des règles jusque là inconnues, chacun délimite son territoire et cela provoque chez Lili-Barbara une sorte de mal de vivre qui la fait osciller entre le désir de vivre et l'attirance vers la mort d'autant que le décès de sa grand-mère fait resurgir des images désuètes et faussement religieuses qu'elle ne comprend pas. Elle renvoie à celle de sa mère dont elle ne sait rien et cela devient obsédant. Cette fratrie un peu hétéroclite se verra aussi décimée par la mort et par la fuite de la cellule familiale. Au cours de ce roman des révélations se font au hasard des rencontres, des prises de conscience aussi. Lili apprend par petites touches l'histoire de cette parentèle d'occasion autant que lui est révélée la véritable raison de son changement de prénom. Elle se réappropriera celui de Barbara, à cause de Jacques Prévert ou de « longue dame brune », mais pas seulement.

    Ce sont donc 49 scènes capitales où se dessine la vie de Lili-Barbara. L'écriture est légère, fluide, agréable à lire. Dans les descriptions, j'ai retrouvé avec plaisir la dimension poétique que j'avais notée lors de la lecture de romans précédents (La Feuille Volante n°75 – n°311). Elle adoucit les thèmes existentiels de prédilection de Sylvie Germain, la mort et l'absence, le pessimisme, la résignation, le fatalisme, une réflexion sur l'amour et le traumatisme d'enfance dont on ne peut guère se libérer malgré les années, le délitement de la cellule familiale qu'on voulait pourtant préserver et faire perdurer, la mort des enfants, le besoin de se raccrocher à quelque chose même s'il n'y a plus rien, l'errance, l'abandon, la solitude, la recherche de l'identité, la vanité des choses de cette vie, l’ambition et l'envie d'exister qui sont immanquablement broyées ce qui instille en vous la certitude de n'être rien, qu'une ombre, qu'un leurre qui caracole d'une rive à l'autre sans autre but que s'empêcher de penser aux réalités et au temps qui passe[« le temps poursuit en elle un long travail d'émondage et de creusement »]. Elle nous rappelle que notre passage sur terre n'est pas une chose facile à vivre, à accepter. Elle l'évoque dans toute sa cruauté, loin de la transcription idyllique des poètes et de l'hypocrisie coupable de la religion quand le Dieu qu'elle est censée honorée est si cruellement absent de la vie des hommes, ses créatures !

    Du temps a passé pour Lili-Barbara depuis ces questions naïves devant une photo de sa lointaine enfance. Des morts ont jalonné ce parcours cahoteux, des illusions se sont dissoutes, des certitudes se sont enfuies mais les souvenirs restent qui embellissent les choses même si perdure cette impression bizarre que tout cela n'a servi à rien.

    A titre personnel, il m'arrive rarement de me sentir à ce point concerné par un roman qui est avant tout une fiction, un exercice de style, une histoire romancée.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TSUBAKI (Le poids des secrets 1)- AKI SHIMAZAKI

    N°718 – Janvier 2014.

    TSUBAKI (Le poids des secrets 1)- AKI SHIMAZAKI – Actes sud

     

    Juste avant de mourir et pour la première fois, une grand-mère japonaise, Yukiko, accepte de parler à son petit-fils de la guerre qui a exterminé le Japon. Elle est en effet la survivante des bombardements d' Hiroshima et de Nagasaki. Elle avait toujours gardé le silence sur cet épisode de sa vie pendant lequel son père et son grand-père ont été tués. Sa mère s'était mariée comme on le fait dans la société japonaise et était venue s'installer avec sa famille à Nagasaki alors qu'elle était originaire de Tokyo. Avec son mari ils avaient eu une fille, Yukiko qui découvre un peu par hasard qu'elle a un demi-frère. Son père a en effet eu, avant de se marier, une liaison avec une orpheline qu'il n'a pu épouser à cause des convenances familiales et avec qui il a eu un fils, Yukio. Cette orpheline s'est elle-même mariée ensuite avec un autre homme qui a reconnu Yukio. En venant s'établir à Nagasaki, le père de Yukiko a choisi de retrouver cette femme et de vivre avec elle une liaison amoureuse malgré sa famille. C'est ce que découvre sa fille. De plus Yukiko rencontre Yukio et les deux enfants tombent amoureux l'un de l'autre mais doivent se séparer à cause de leur parenté. Bouleversée par la trahison paternelle Yukiko décide d'empoisonner son père qui meurt le jour du bombardement de Nagasaki. Sa mère qui n'était pas présente à Nagasaki lors du largage de la bombe est morte cinq ans après le bombardement d'une leucémie. Elle était restée seule près la mort de son époux. A la mort de Yukiko, sa fille, Namiko, apprend l'existence de Yukio, son oncle, alors que sa mère lui avait toujours dit être une fille unique. Il est maintenant un homme âgé qu'elle rencontre à la fin.

     

    C'est une histoire un peu compliquée qui mêle les générations mais c'est aussi celle d'amours contrariées d’adolescents, d'un adultère, des mensonges du père, de sa responsabilité dans la déliquescence de sa propre famille et la révélation d'un meurtre. La faute du père est d'autant plus grave qu'elle met un terme à l'amour authentique de deux enfants qui n'y sont pour rien. Le poids de ces secrets de famille est exprimés par les paroles de la grand-mère « Il y a des cruautés qu'on n'oublie jamais. Pour moi ce n'est pas la guerre ni la bombe atomique », une manière de dire que nul n'échappe à son destin.

    C'est donc un bref roman où le parfum du camélia (Tsubaki) se mêle au cyanure mais ce n'est pas pour autant un roman policier. Bien qu'il s'agisse d'une saga, on y trouve peu de renseignements sur la société japonaise de l'époque à l'exception des règles régissant le mariage mais en revanche je note une analyse pertinente de ces événements historiques. Je ne sais pas si c'est à cause du style assez quelconque ou de l'histoire, mais je ne suis pas entré dans ce roman que j'ai cependant lu jusqu'à la fin.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'ENFANT-MEDUSE – Sylvie Germain

    N°75

    Août 1991

    L'ENFANT-MEDUSE – Sylvie Germain – Éditions Gallimard.

    Lucie D'aubigné est une enfant au sens plein du terme. Elle peuple sa vie d'images et de sons qu'elle est seule à comprendre et les mots des adultes résonnent dans sa vie comme autant de mystères qu'elle repeint aux couleurs de son imagination. C'est son univers à elle et elle s'y sent bien. Elle ressemble à son ami les yeux toujours perdus dans les étoiles.

    Pourtant l'horreur lui a donné rendez-vous sous les traits trompeurs de la beauté et de la tranquillité apaisante de la famille. Depuis ce jour elle connaît la peur, perd ses contrepoids et les délices de ce monde coutumier pour entrer de plain pied dans la flétrissure et le silence forcé, dans ce monde des adultes qu'elle ne connaissait pas et pour lequel elle n'était pas préparée. Elle devient la proie de son frère qui du même coup la précipite hors du microcosme merveilleux de l'enfance, lui confisque la joie en même temps que innocence. Son fardeau est lourd à porter d'autant plus que d'autres petites filles ont subi les outrages de ce frère ... et en sont mortes ! L'incompréhension des adultes qui l'entourent lui interdit toute dénonciation et, de fait, le criminel ne sera jamais démasqué. Dès lors sa vie devint un cauchemar qui bascule petit à petit dans la folie et la solitude, à rebrousse-enfance, sans qu'on sache vraiment où s'arrête la peur et où commence la complicité.

    L'univers des adultes lui est ainsi révélé, le silence et l'attitude de son père, l'amour de sa mère pour son premier mari tué au combat et qu'elle reporte sur son fils, cette mère abusive qui ne vit que par et pour lui... Alors elle réagit en s'enlaidissant, en faisant d'elle un squelette vivant à force de jeûnes. De sa maigreur il ne reste que ses yeux et de ce regard chargé d'étranges pouvoirs qu'elle puise dans les eaux glauques des marais berrichons elle va se servir. Car c'est elle qui a tué un matin, par le seul pouvoir de ses yeux de gorgone, c'est du moins ce qu'elle croit. Depuis qu'on l'a trouvé allongé dans le jardin, son frère-bourreau mène une vie végétative, comme frappé par une malédiction, un peu comme si son père mort sans sépulture venait reprendre la vie qu'il avait donnée.

    Après sa mort, Lucie fuit cette maison, court le monde et après bien des amours sans suite revient dans son bourg natal, habite à nouveau cette maison, seule ! Elle finira par pardonner à sa mère et à lui fermer les yeux mais chassera pour toujours de sa mémoire l’image de son frère. Pour cela peut-être elle traînera avec elle ce mal de vivre que des amours tumultueuses et que son retour dans cette contrée n'ont pas permis d’exorciser. C'est donc un roman sur la solitude que chacun combat comme il peut.

    Avec une évocation de la lumière, comme un témoin muet et impuissant, presque indifférent, l'auteur a les mots du poète pour évoquer le drame de l'enfance. La connotation entre l'art pictural et l'écriture est constante. Pour l'enfance merveilleuse l’enluminure, puis le tableau s'obscurcit avec la sanguine, le sépia et le fusain pour se terminer par une fresque apaisante mais la solitude et le mal de vivre restent le leitmotiv de ce roman.

    © Hervé GAUTIER.

  • LE PIGEON- Patrick SÜSKIND

    N°716 – Janvier 2014.

    LE PIGEON- Patrick SÜSKIND – FAYARD.(1987)

    (Traduction de l'allemand par Bernard Lortholary).

    Tout est médiocre chez Jonathan Noël, son emploi actuel de vigile dans une banque, sa jeunesse sans joie séparée de sa mère déportée dans un camp de concentration et de son père lui aussi disparu, sa vie d'enfant recueilli par un oncle, caché pendant la durée de la guerre puis employé comme travailleur agricole. Plus tard, en 1953, il fut sommé par ce parent de s'engager pour combattre en Indochine, ce qu’il fit docilement. Ce furent trois années tristes au terme desquelles il apprit que sa sœur aussi avait disparu. A son retour, cet oncle tyrannique exigea qu’il épouse une jeune fille qu'il n'avait jamais vue, ce qu'il accepta, pensant trouver enfin le bonheur et le calme. Las, elle était enceinte d'un autre avec qui elle partit. La seule chance qu'il eut fut de trouver près de la banque parisienne où il travaillait, un petit chambre de bonne sans confort au sixième étage d'une maison bourgeoise où d'emblée il se trouva bien et qu'il aménagea à son goût. Bien des années plus tard, alors qu'il est maintenant près de la retraite, il va l'acheter pour y être complètement chez lui. C'est donc un être rangé et solitaire qui vit au jour le jour depuis longtemps sans trop se poser de questions et surtout en évitant le plus possible les relations avec les autres hommes[« De toutes ces péripéties, Jonathan Noël tira la conclusion qu’on ne pouvait se fier aux humains et qu'on ne saurait vivre en paix qu'en les tenant à l'écart »]. Lui qui n'a pas vraiment eu de femme dans sa vie, sa petite chambre est « sa maîtresse car elle l’accueille tendrement en elle ».

    Lui qui, d'ordinaire prenait soins de ne rencontrer personne quand il sortait de sa chambre tombe dans le couloir, un matin, nez à nez avec un pigeon. Cette rencontre fortuite le bouleverse au point que, dans son travail, il commet pour la première fois quelques étourderies dans son service, déchire son pantalon, événements sans importance mais qui, à ses yeux, prennent la dimension d'un drame puisqu'il se croit fini. Il envie même le clochard qui lui vit en liberté et sans aucune contrainte ; il en conçoit une véritable admiration lui pour qui la vie n'est qu’obéissance, qu'apparences, que subordination, que déférence. Alors qu'il a largement passé la cinquantaine et qu'il devrait pouvoir relativiser bien des choses de la vie, la rencontre avec ce pigeon le perturbe tellement qu'il va jusqu’à dormir à l'hôtel pour ne pas avoir à le rencontrer de nouveau, passe une nuit tourmentée qu'un orage d'été va venir inopportunément troubler en faisant revivre des souvenirs douloureux de son enfance. Il parvient cependant a surmonter cette épreuve, rentre chez lui pour constater que le pigeon a disparu, ce qui l'apaise. Bizarrement, cet être tourmenté revit son enfance mais celle d'avant la disparition de sa mère et éprouve un plaisir puéril à patauger dans les flaques d'eau. C'est un peu comme si l 'orage en éclatant l'avait délivré de ses phobies.

    Voilà donc l'histoire apparemment sans relief de cet homme. Il m’apparaît qu'elle illustre une sorte de phobie des êtres humains, pas forcement de la vie qui s’arrêtera un jour, mais de ses semblables qui ne lui ont réservé que des déboires et qui sont la vraie source de tous ses malheurs. Sa vie qu'il a organisée lui-même et qui est volontairement en retrait du monde extérieur ne peut même pas s’accommoder de la présence d'un pauvre volatil arrivé là par hasard et qui provoque chez lui une véritable angoisse. Il y a toute une symbolique dans ce personnage à la fois lié à une divinité chrétienne par son nom et son prénom et par la vie quasi-monacale qu'il mène. Comme un ascète ou un mystique, il voit dans ce pigeon bien innocent qui intervient dans sa vie si bien réglée la personnalisation du mal au point qu'il la bouleverse. Il vit volontairement coupé des autres mais les humains ne lui sont pour autant pas étrangers puisqu’ils l'observent et en est conscient. A cet égard, le spectacle du clochard lui inspire une sorte d’injustice puisqu'il vit sans contrainte alors que lui qui a fait toute sa vie son devoir d'état vit un véritable malaise puisqu'un simple pigeon est capable de venir troubler un équilibre décidément bien précaire. La thématique de l’œil, celui du pigeon (« Cet œil, un petit disque rond, brun avec un point noir au centre était effrayant à voir... C'était un œil sans regard. Et il fixait Jonathan ») mais aussi celui de la couturière grossi par ses lunettes en est la marque. Même s'il refuse le monde des humains Jonathan Noël en fait cependant partie. Non seulement il doit travailler pour vivre mais aussi il a avec lui un minimum de contacts inévitables. Il partage avec la race humaine qu'il fuit des caractéristiques et pourtant il est seul au point de n'échanger que peu de mots avec la concierge et surtout de se parler à lui-même, à la deuxième personne.

    Les déjections en sont une marque qu'il retrouve dans la saleté apparente du pigeon, celles des matières fécales de l'oiseau mais aussi celles du clochard (alors qu'il avait éprouvé une certaine attirance pour sa vie libre, dès lors qu'il l'a vu déféquer en pleine rue, il en a conçu du dégoût, du mépris et de la pitié) et même la répulsion qu'il éprouve face à sa propre urine rappellent aussi la décomposition, la vieillesse et la mort qui nous attend tous. Dans cette chambre qui a les dimension d'un cercueil, il songe au suicide

    Ce récit est une méditation sur la vie qui n'est pas aussi belle que tous ceux à qui elle a souri veulent bien le proclamer, sur la fragilité du bonheur patiemment et même égoïstement tissé et peut-être aussi de l’être humain. La réaffirmation que les autres (et bien souvent nos proches qui sont bien plus à même de pratiquer la trahison et l'hypocrisie) sont trop souvent la source de nos maux peut paraître un truisme mais, à mon sens, il n'est pas inutile de le rappeler et de l'illustrer ainsi par une histoire romancée.

    Cette chronique s'est déjà intéressé à l’œuvre de Süskin (La Feuille Volante n° 157 à propos de « La contrebasse » et n°159 à propos du «Parfum »). Cela a toujours été une intéressante invitation à la réflexion.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Un combat et autres récits Patrick SÜSKIND

    N°717 – Janvier 2014.

    Un combat et autres récits Patrick SÜSKIND – FAYARD.(1996)

    (Traduction de l'allemand par Bernard Lortholary).

    Composer un recueil de nouvelles n'est pas une chose facile si on veut respecter un thème commun à tous les textes écrits le plus souvent à des périodes différentes et sous l'emprise d’une inspiration passagère mais suffisamment émouvante pour donner naissance à un récit qui va relater des faits réels ou évoquer sous couvert d'une fiction une obsession de l'auteur. L'écriture a ce pouvoir exceptionnel de transcender les désagréments petits ou grands de la vie, deuils, douleurs, bouleversements, visions furtives ou d'enjoliver un moment apparemment anodin. Des mots sur les maux mais aussi sur les émotions instantanées ou durables. Je préfère pour ma part cette explication à une littérature « alimentaire » qui suscite chez le lecteur davantage le négoce que l'intérêt émotionnel, le désir de durer, d'occuper le terrain médiatique... mais c'est là un autre débat.

    Le livre refermé, ce que je retiens de ce recueil c'est la détresse ressentie par les différents personnages face à un événement de leur vie à une prise de conscience intérieure face à une agression extérieure bien souvent gratuite et volontairement blessante. Elle détruit celui qui en est l'objet et la rumeur, l'habitude délétère et grégaire se chargent de lui donner de l'ampleur en attendant les conséquences. Dans le premier texte, une jeune artiste pleine de talent et d'avenir est en butte à un critique qui lui reproche, l'air de rien son « manque de profondeur ». Je ne dirai jamais assez qu'il faut se méfier des critiques qui sont souvent des créateur ratés ou incapable de vraiment s’exprimer autrement qu'en stigmatisant les tentatives des autres. Et puis qu'est ce que la profondeur dans une œuvre ? On peut en discuter à l'infini et le succès en matière artistique est une chose fluctuante et assez irrationnelle. Bref cette jeune femme qui aurait pu développer son art en laissant une trace derrière elle et sa marque en ce monde, se trouve confrontée à cette observation qui, prise en compte par le plus grand nombre finit par la détruire. Le poison subtil de cette appréciation apparemment anodine se répand autour d'elle, lui colle à la peau, fait partie de sa vie au point qu'elle finit elle-même par se convaincre de sa pertinence. Après bien des années de lutte elle deviendra elle-même l'artisan de sa propre perte et il ne manquera pas de gens, ceux-là même qui s'en faisaient l'écho et l'ont laissé de débattre seule, pour le regretter... et passer à autre chose. On m’objectera que, de toutes façons les artistes vivent bien souvent hors du monde et passent leur temps à détruite leur vie, meurent bien souvent par suicide. Je ne peux pas ne pas voir là cette volonté de détruire ses semblables qui est inhérent à la race humaine.

    Cette obsession est aussi présente dans le deuxième texte où un orfèvre du XVIII° siècle prend conscience par hasard de l'importance des coquillages dans sa vie, de leur faculté de se transformer en fossiles avec le temps et les éléments au point que la mort le saisit transformé en statue de pierre. Ce qui au départ n'était qu'une simple constatation, la découverte d'un socle de pierre qui, dans son parc empêchait les roses de pousser, devient pour lui une hantise personnelle qui, pour cette fois, ne doit rien à ses contemporains. Il s'agit sans doute d'un fantasme longtemps refoulé qui trouve ici l'occasion de s'actualiser, d’une notion philosophique qui prend soudain une dimension théologique. Même si la fin n'est ici que fictive, la certitude reste évidente : les idées personnelles qui guident notre vie peuvent parfaitement la détruire et la mort est là aussi au bout du chemin.

    Quoiqu’il en soit, cet homme est seul comme celui qui, dans le dernier texte prend soudain conscience que sa mémoire lui manque, qu'il se révèle de plus en plus incapable de fixer le passé dans son cerveau et d'en conserver la trace. Cette perte de mémoire est l'apanage de la vieillesse même si, pour lui elle est prématurée. Seuls aussi ces deux joueurs d'échec, l'un face à l'autre, Jean, le vieux matador, méthodique et prudent face à un plus jeune, impétueux et imprévisible, avec en toile de fond les spectateurs parfois circonspects mais surtout avides de sensations et peu avares de commentaires. L'un perdra et se retirera en montrant le dédain du vaincu, l'autre gagnera avec son habituelle facilité mais avec des regrets quand même de n'avoir pas été assez rapide, assez décisif dans ce jeu. Lui aussi vieillissait, perdait de sa superbe. Il aurait voulu trouver en ce jeune homme son maître, pour lui passer le flambeau de la victoire qui faisait depuis si longtemps partie de son personnage et qu'il avait de plus en plus de mal à porter. C'était raté et cette fois il avait vaincu sans vraiment mener de combat comme il les aime, cela l’écœurait presque et son public aussi ressentait cela en l'abandonnant à son destin de champion. Sa décision était donc sans appel, il vaincrait à sa manière la solitude angoissante du joueur d’échec en se consacrant au jeu de boules qui au moins avait l'avantage d'être convivial et moins gourmand en états d'âme.

    Ce sont donc des nouvelles angoissantes où la détresse se lit à chaque page. Une image de la vie finalement.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE CHEVALIER A L'ARMURE ROUILLEE – Robert Fischer

    N°715 – Janvier 2014.

    LE CHEVALIER A L'ARMURE ROUILLEE – Robert Fischer – Ambre Éditions.

    (Traduction de Béatrice Petit).

     

    Quand j'ai choisi ce livre, j'avais dans la tête, je ne sais pourquoi, le poème d’Edgar Poe, « Eldorado », à cause du chevalier sans doute et aussi de son éternelle quête, comme s'il devait être le seul à chercher quelque chose et aussi le seul à être dépositaire des valeurs traditionnelles véhiculées par la littérature. Celui de ce roman n'a pas échappé à la règle. Comme il est chevalier il se doit d'être « bon, gentil et plein d'amour » et c'est effectivement ce qu'il est, enfin, c'est le rôle qu’il veut jouer puisqu’il ne conçoit pas que les choses puissent être autrement. Il est donc toujours là, répond à cet appel intérieur quand il y a un dragon à tuer, une guerre à faire ou des jeunes filles à sauver. Il est toujours prêt à partir en croisade pour en découdre avec un ennemi nécessairement mauvais, quant aux jeunes filles, que cela leur plaise ou non, il les sauve, tant pis pour elles ! Comme tout bon chevalier, il possède un cheval et bien entendu une armure grâce à laquelle il est célèbre et qui brille. Il était donc normal qu'il rêvât de devenir le premier chevalier du royaume et, pour être à la hauteur de sa légende qu'il a lui-même tissée, il est toujours disponible ! Mais cette disponibilité l'a coupé de sa propre famille, de sa femme et de son fils au point qu'il ne leur parlait plus et qu'il s'enfermait dans cette fameuse armure au point de s'y recroqueviller et ce qui devait arriver arriva c'est à dire qu'il ne put plus la retirer, que la visière du heaume ne put plus s'ouvrir et que l’alimentation quotidienne devenait un véritable problème.

    Il lui fallait donc faire quelque chose puisque, au lieu d'être un rempart, cette armure devenait une véritable prison pour lui. Comme nous sommes dans un conte, il va donc devenir un chevalier errant et se met en quête d'un sauveur. Bien entendu il croise un château mystérieux aux portes d'or, un miroir compatissant, un bouffon facétieux, des animaux qui parlent, un roi lui aussi en recherche et évidemment Merlin L’Enchanteur sans qui il n'y aurait pas de véritable conte merveilleux. Il mène sa quête allégorique à travers « le Chemin de la Vérité », « Le Château du Silence » celui « de la Connaissance », « de la Volonté et de l'Audace » et tout cela dans un espace-temps assez élastique. Bref, il perd tous les repères du chevalier traditionnel. Pendant tout ce périple, sa chère armure se met à rouiller, à se désagréger par petits morceaux et il parvient à s'en libérer complètement. Il trouve même son double, « Sam », sa conscience qui l'aide à revenir sur ses idées reçues, ses certitudes, la perception qu'il avait de la vie et des siens, lui montre une voie différente et notre chevalier, au terme de ce voyage initiatique finit par se regarder lui-même avec des yeux critiques, par s'amender, par reconnaître la puissance de l'amour.

     

    A la lecture d'un tel conte, on ne peut pas ne pas penser à Saint-Exupéry perdu dans le désert et qui rencontre le Petit Prince ou à « Jonathan Livingstone le goéland » de Richard Bach et sa passion pour la liberté. Je dois être imperméable à tout cela, à ce message, à ce conte moralisateur et aussi didactique que ceux que le Moyen-Age savait produire mais le livre refermé, je suis resté sur mon chevalier de Poe et son Eldorado inaccessible. A cause de mon expérience des choses et de l'espèce humaine, de la réalité plus forte que la fiction sans doute ?

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'HOMME AU VENTRE DE PLOMB

    N°714 – Janvier 2014.

    L'HOMME AU VENTRE DE PLOMB – Jean-François PAROT – Éditions JC LATTES.

    Nous sommes à l'Opéra, à la première des Paladins de Jean-Philippe Rameau à laquelle assiste Mme Adélaïde, une des filles de Louis XV et au cours de laquelle le comte et la comtesse de Ruissec apprennent le suicide de leur fils. Sartine, Lieutenant Général de police et impénitent collectionneur de perruques et le commissaire Nicolas Le Floch, commissaire aux affaires extraordinaires, se rendent au domicile des malheureux parents. Ils leur faut non seulement faire face à la douleur mais aussi à l'infamie, les lois en vigueur disposaient qu'on les traitât comme les assassins d'eux-mêmes. Pour autant, le comte, submergé par le deuil mais peut-être aussi imbu de sa qualité de noble se montre cassant et irrespectueux à l'endroit des autorités policières chargées de cette enquête.

    Le Floch ne tarde pas à mettre en doute les évidences et son intuition lui indique d'emblée qu'il ne peut s'agir que d'un crime. Ses investigations tout au long de cette enquête ne feront que corroborer cette première impression. C'est qu'il n'a pas la tache facile, coincé qu'il est entre le rang du comte, attaché à la Maison du Roi et à Mme Adélaïde, les jésuites, les jansénistes, les philosophes, tout cela dans un contexte de guerre. Aussi bien cette mort sera considérée officiellement comme un simple accident. Puisqu'une difficulté n'arrive jamais seule, il est aussi chargé d'une affaire de contrebande mêlant à son insu le ministre plénipotentiaire de l’Électeur de Bavière présent à Paris et surtout du meurtre bien mystérieux de la comtesse de Ruissec, dame d'honneur de Mme Adélaïde et mère du vicomte, affaire qu'on souhaite en haut lieu voir classée au plus vite. Elle sera elle aussi considérée comme un banal accident. En outre, la confiance que lui témoigne le roi l'amène à connaître du vol d'un bijou dérobé à Mme Adélaïde, une affaire apparemment sans importance, à moins que ... Son enquête principale devient donc une action solitaire et risquée où il se perd un peu entre les ordres et les contrordres, même s'il croit pouvoir bénéficier de la protection de la marquise de Pompadour ! Les pressions sont tellement grandes que sa hiérarchie lui signifie de devoir faire son office de policier mais dans le plus grand secret puisque paradoxalement ces deux crimes n'existent pas ! On n'est guère pressé de faire la lumière sur ces deux morts suspectes qui sont pour Le Floch de plus en plus mystérieuses.

    C'est que, dans l'affaire de l’assassinat du vicomte de Ruissec il est rapidement évident, grâce à au diagnostique de ses amis Segmagus et Sanson que la victime a été exécutée... par ingestion de plomb, supplice qu'on réservait, en Russie, aux faux-monnayeurs. Notre commissaire comprend très vite que le deux affaires criminelles sont liées et qu'il ne fera sur elles la lumière qu'en recueillant le plus d’informations possible sur feu le vicomte, mais, bien entendu, dans la plus grande discrétion ! Ses investigations le conduisent à la Comédie-Italienne mais aussi à Versailles et l'amènent à s’intéresser au frère cadet du vicomte décédé, Gilles, promis à la prêtrise mais qui n'en n'est pas moins un énigmatique débauché ce qui laisse Le Floch entrevoir un probable fratricide d'autant plus que beaucoup de points restent obscurs à son sujet. D'autre part, les renseignements qu'il obtient sur le comte de Ruissec ne sont guère en faveur de ce dernier et tisse autour de lui un halo de doutes, ce qui renforce ses soupçons. Pourtant, lui aussi est retrouvé mort assassiné et sa mort donne à penser à notre commissaire qu'il existe une conspiration contre Louis XV et qu'on en veut à sa vie. Son enquête doit gêner bien des gens puisque les jésuites, par ailleurs compromis dans une affaire de banqueroute, organisent son enlèvement afin de faire, à leur manière, pression sur lui.

    Cette affaire qui se déroule entre octobre 1761 et février 1762 est passionnante. Comme toujours avec les romans de Jean-François Parot le lecteur est immergé avec force détails dans ce XVIII° siècle mouvementé avec ses coutumes, ses classes sociales, ses ragots, sa manière de vivre, son sens de l'honneur, ses complots réels ou supposés, entre hôtels particuliers et bas-fonds, théâtres à la mode et lupanars. Elle ne trouvera sa conclusion qu'après que bien des obstacles dressés opportunément durant son cours soient levés, entre volonté de vengeance, vol crapuleux, actions pour détourner le cours de la justice, calomnies, autant dire l'ordinaire de l'espèce humaine.

    Comme à chaque fois je note que notre commissaire ne regimbe pas sur la bonne chère, que celle-ci lui soit dispensée dans la taverne de la Mère Morel ou à la table sans doute plus distinguée mais non moins bien pourvue de son ami l'ancien procureur M.de Noblecourt. Lui qui rechigne encore à porter le nom de Ranreuil et son titre de marquis reste un policier qui est assisté dans sa tâche par son fidèle Bourdeau et accessoirement par La Paulet, maquerelle et tenancière de tripot, sur le coupable commerce de qui il ferme les yeux à condition qu'elle coopère à la manifestation de la justice. Le commissaire et l’inspecteur font une bonne équipe ce qui les amène à des escapades judiciaires où la procédure est parfois oubliée, mais ne font-ils pas partie de la meilleure police d'Europe ? Seul compte pour Le Floch son enquête qu'il entend mener à son terme sans trop de soucier des conséquences.

    A titre personnel, j'apprécie le style, le vocabulaire de l'auteur et l'ambiance qu'il instille dans ses romans où se mêlent personnages réels et de fiction. Ils sont toujours pour moi un bon moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PETITE BIJOU – Patrick Modiano

    N°713 – Janvier 2014.

    LA PETITE BIJOU – Patrick Modiano – Gallimard (2001)

    Thérèse Cadères, dite la « Petite bijou » avait déjà fait une apparition furtive dans un autre roman de Patrick Modiano (« Un cirque passe » (1992) - La feuille Volante n°711). Elle était à l'époque une enfant un peu délaissée. Elle a maintenant grandi, est une adolescente solitaire de 19 ans qui va croiser par hasard dans le métro à la station Châtelet une femme en manteau jaune qui ressemble à sa mère et la suit jusqu'à son habitation modeste à Vincennes mais sans oser l'aborder. Dès lors, lui reviennent des images de son enfance quand sa mère immature l'a confiée à une institution. Jusqu'à présent, elle n'avait d’elle que quelques photos un peu passées et le souvenir d'une ancienne danseuse affublée d'une cicatrice sur le visage, un vieil agenda, une vague adresse et un tableau qui la représentait quelques années auparavant quand elle se faisait appeler Sonia alors que son véritable prénom était Suzanne. D’ailleurs tout a toujours été faux chez elle, son âge à l'époque de cette peinture, le titre de noblesse qu'elle s'était octroyé, celui de la comtesse Sonia O'Dauyé. Sa présence à Paris est d'autant plus surprenante qu'elle était censée être morte au Maroc douze ans auparavant. Lors de cette rencontre, cette femme ne se rend même pas compte qu'elle est suivie tant est elle apparemment fatiguée et même absente de sa propre vie. Les épisodes douloureux de son enfance et notamment cet abandon inexpliqué continuent à perturber Thérèse qui a du mal à vivre pleinement sa propre vie toujours en recherche de ses origines.

    En proie à la dépression elle trouve un travail de baby-sitter et rencontre à cette occasion une petite fille qu'elle doit garder. Elle est aussi délaissée qu'elle l'a été elle-même dans sa jeunesse

    Avant cette rencontre fortuite, « La petite bijou » avait croisé un homme un peu étrange, Moreau-Badmaev, d'environ 25 ans qui s'intéresse à cette quête qui l'amène dans un vieil hôtel où sa mère a jadis habité. Il jouxtait une boite de nuit un peu sordide « le Néant » où sa mère dansait avant de disparaître. Elle va aussi rencontrer une pharmacienne qui va l'aider dans sa recherche et après une tentative de suicide Thérèse va peut-être enfin revivre. Elle est un peu paumée cette Thérèse et revit à l'occasion des scènes de son passé et cela devient obsessionnel d'autant que son présent la met en situation de rencontrer le couple Valadier qui est pour le moins mystérieux.

    Comme toujours dans l’œuvre de Modiano ses propres obsessions ressortent et notamment la quête de ses origines. Le ton est ici le mystère, mais aussi la mélancolie, l'errance, la quête de soi-même, une petite musique que j'aime bien chez Modiano et qui n'est pas sans rappeler « Les inconnues » (La Feuille Volante n°667). Le lieu choisi ici est un Paris un peu terne comme c'est souvent le cas chez l'auteur.

    Les hypothétiques lecteurs de cette chroniques peuvent en témoigner, je suis toujours aussi admiratif du style de Modiano et de l'ambiance si particulière qu'il réussit à instiller dans ses romans. Cependant cette fois, je suis un peu déçu par ce livre.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE NOYE DU GRAND CANAL – Jean-François PAROT

    N°543 – Novembre 2011.

    LE NOYE DU GRAND CANAL – Jean-François PAROT – JC Lattès.

    En cette année 1778, alors qu'à Paris on ne parle que de la venue de Voltaire dans la capitale et de la prochaine naissance de l'héritier du Trône, Nicolas le Floch, Marquis de Ranreuil et commissaire au Châtelet se voit confier une mission extraordinaire : celle d'être l'espion du Roi en surveillant le duc de Chartres, son cousin qui lorgne la charge d'amiral de la flotte et doit s'embarquer à Brest, à bord du « Saint-Esprit », pour aller guerroyer sur mer contre les Anglais. C'est un prince de sang mais aussi un libertin à la fois débauché, joueur et franc-maçon. Pour autant, la mission de Le Floch s'annonce mal. Pour les autres officiers, il sera en inspection, ce qui sera sa « couverture », mais en réalité il sera l'œil du Roi et celui de Sartine, ministre de la marine qui ne peut se résoudre à abandonner ses habits de Lieutenant Général de Police et qui entretient toujours une solide amitié avec Ranreuil. La bataille s'engage avec l'escadre anglais et le Marquis tente de protéger le duc qui revient sain et sauf. Pourtant notre commissaire a vent d'un complot et retrouve cette histoire de bijou volé à la reine au bal de l 'Opéra quelque temps plus tôt et qui menace de devenir une affaire d'État, sur fond de pamphlets et de diatribes contre la couronne. De plus, on attire son attention sur le rôle quelque peu trouble que joue le mystérieux mais authentique inspecteur Renard dont l'épouse est également lingère de la reine. Ce policier serait non seulement corrompu mais aussi séditieux, peut-être l'auteur ou le propagateur des libelles qui circulent contre la reine tout en lui fournissant éventuellement des livres licencieux. Quant à Rétif de la Bretonne, écrivain, polémiste, libertin et noctambule impénitent, il sert à l'occasion à Le Floch d'informateur, mais son rôle est trouble.

    On retrouve, noyé dans le grand canal des jardins de Versailles, un mystérieux personnage qui pourrait bien être Lamaure, le propre valet du duc de Chartres. On a découvert sur son cadavre une étrange partition musicale et le nom d' « Horace » revient de plus en plus souvent sans qu'on sache exactement ce qu'il signifie, pas plus d'ailleurs que le message sibyllin qui l'accompagne... Que doit-on penser de ce second cadavre découvert à la pompe de la Samaritaine, lui aussi accompagné d'un fragment d'une partition musicale ? Quel est le sens réel de ce « modus operandi » qui conduit le meurtrier à ne pas dissimuler le cadavre de ses victimes ? Que signifient exactement les propos désordonnés mais qui se sont révélés prémonitoires de La Paulet, vieille connaissance de Le Floch et aussi tenancière de lupanar ? Y a-t-il un lien entre le duc et le magnétiseur Mesmer dont on parle beaucoup ? Cet énigmatique personnage, authentique scientifique ou charlatan patenté, défraie la chronique de la cour par ses expériences. Des vols étranges y seraient liés. Que viennent faire ces castrats qui se retrouvent dans l'entourage du roi ? Tous ces faits sont compliqués par la mort bien étrange de l'inspecteur Renard qui prive le commissaire d'un acteur et d'un éventuel coupable autant que d'un témoin-clé dans cette affaire décidément bien compliquée. Quel est le rôle réel de Mme Renard, l'épouse de cet inspecteur qui elle-même se livre à des trafics illicites ? Que signifie l'enlèvement d'Aimée d'Arranet ? Chaque nouveau meurtre paraît non seulement au grand jour mais aussi est accompagné d'un rébus et d'un poignard de facture italienne qui se rattachent au bijou dérobé à la reine, à la personne des ducs de Chartes et de Provence et à l'ombre de l'Angleterre, ennemi héréditaire de la France. Dans cette affaire, la haine de la reine le dispute à la trahison, aux charges convoitées puis refusées par la couronne, aux cabales, aux complots et au jeu politique. Face à cette somme d'interrogations, le marquis reste partagé entre sa fidélité aux membres de la famille royale et sa volonté de la servir et à sa sagacité de policier, soucieux de l'ordre public.

    Malgré de nombreuses digressions parfois longues et compliquées, l'auteur mêle avec bonheur fiction et réalité historique, replonge, avec un art consommé du suspense son lecteur dans cette atmosphère alternativement festive et inquiétante du Siècles des Lumières, du Paris des bas-fonds et des intrigues de cour. C'est assurément un bon moment de lecture !

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

  • Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit – Jean D'Ormesson

    N°712 - Décembre 2013.

    Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit – Jean D'Ormesson – Robert Laffont

     

    C'est un vers d'Aragon qui donne son titre à ce roman mais je ne peux qu'y voir une manière de paradoxe chez un auteur prolifique qui a une si importante bibliographie. Il avait déjà emprunté à ce poète un de ses vers pour un précédent roman(« C'est une chose étrange à la fin que le monde »). De quoi s'agit-il donc ?

     

    Dans ce volume divisé en trois parties classiques (« Tout passe », « Rien ne change » et « Il y a au-dessus de nous quelque chose de sacré ») et en chapitres présentés à la façon des anciens, il s'adresse tout d'abord au lecteur sur le ton de la confidence, précise au passage un détail personnel voire intime de ses ouvrages précédents, éclaire un point particulier de sa pensée, de sa famille, redéfinit sa position sur des grands domaines qui ont inspiré son œuvre et qui mènent les hommes. Il nous livre sa vision personnelle des choses dans un discours de philosophe érudit sur Dieu, les religions, le progrès, la science, l'histoire, se livre avec gourmandise à quelques aphorismes (« Facebook est une communion sans Dieu, mêlée de confession » « Écrire est une étrange combinaison d'allégresse et d'angoisse ») c'est à dire parle avec force anecdotes de sa famille mais surtout de lui-même, ce que font généralement les écrivains, mais le fait sans concession, toujours avec une lucidité teintée d'humour (« J'aimais beaucoup ne rien faire. Dans cette occupation suprême j'étais presque excellent »). Il nous confie ses joies, ses peines, ses amours, son goût pour l'étude et pour les voyages, pour l'Italie, son amour de la lecture qui lui a donné son immense culture et sans doute aussi cette irrésistible envie d'écrire à son tour. Il n'oublie pas non plus de jeter sur le monde actuel en général et sur la littérature en particulier un regard un peu désabusé (« Les bestsellers, la littérature d'expérimentation, la blague du nouveau roman … je les laissais de côté »).Marie, toujours attentive, lui fait remarquer qu'il écrit toujours la même chose, autant dire qu’il est l'homme d'un seul livre dont saint Augustin conseillait qu'on se méfiât. C'est sans doute pour cela qu'il choisit de nous faire partager ensuite ses impressions de voyage dans le bassin méditerranéen ce qui prend à ce moment des airs de témoignage ou de roman autobiographique.

     

    Il s'interroge sur le mal dont il avoue avoir peu parlé dans son œuvre, en disserte comme un philosophe éclairé mais surtout conscient des réalités (« le mal est d'abord en moi ») et pourtant, je ressens à la lecture de ce roman une réelle joie de vivre, un appétit d'exister, de jouir de la vie et même parfois une certaine candeur, c'est normal, il a plutôt eu un parcours terrestre agréable. Il parle de « sa bêtise » mais là je crois déceler dans ce chapitre, d'ailleurs court, une modestie plus que fausse, un pieu mensonge qu' il est aisé de lui pardonner. Il analyse en philosophe ce que sont pour lui la beauté (« un mystère en pleine lumière... la beauté donne envie de vivre ») la vérité (« La vérité est une tache infinie... elle change tout le temps »), la justice (« Il n'y a pas plus de vérité qu'il n'y a de justice »)le temps (« Nous ne sommes faits que de temps »- « Nous pouvons découper (le temps) en fragments et donner des noms à ses fragments. Nous ne savons pas d'où il vient ni de quoi il est composé » ) . Le temps précisément, celui qui passe, dont il est impossible d'arrêter le cours et dont seule la philosophie peut peut-être nous aider à adoucir les effets sur nous-mêmes, sur notre corps, sur nos pensées, ce temps qui est notre compagnon obligé, qui s'invite dans notre vie et nous conduit inexorablement vers la mort, mérite bien une réflexion. On le découpe en passé (« Le passé est un souvenir logé dans nos cerveaux ») en présent (« il ne naît que pour mourir aussitôt ») en avenir(« L'avenir est un néant qui n'a rien de plus pressé que de se changer en présent ») mais demeure la volonté humaine de durer, de survivre après la mort et de laisser une trace de son passage (« Le rêve des hommes est de persévérer dans un être dont ils ne savent rien »). Homme, il nous parle sans détour de cette Marie dont il est éperdument amoureux, écrivain, il m'omet pas de parler de ce qu'est l'écriture pour lui, quelles en sont des sources et ce qu'elle lui apporte et pendant qu'il en est aux confidences, il donne même des détails sur sa santé, sur sa vie cahoteuse parfois, sur la chance qui l'a toujours servi et n'oublie pas d'en remercier Dieu avec humilité.

     

    Justement, je note que l'idée de Dieu est très présente sous sa plume, il l'oppose à l'aspect transitoire du monde et des choses humaines, par essence vaines et temporelles. Ce n'est qu'une impression diffuse en ce qui me concerne mais je crois que cette idée adoucit pour lui considérablement la perspective de la mort qui est notre lot à tous et pourtant il avoue lui-même que Dieu est pour lui à la fois « omniprésent et absent ». Cette idée de Dieu qui est finalement centrale dans cet ouvrage me paraît quand même un peu floue et pour tout dire teintée d'agnosticisme. Il commence par déclarer avoir été élevé dans la religion catholique, admet l'existence de quelque chose de sacré qui est au-dessus de nous, et que le mystère « qui est notre lot » doit porter le nom de Dieu créateur de toute chose. L'idée de Dieu est inséparable de l'homme mais reste maître de la mémoire et du temps. Pourtant la mort, comme une obsession, revient dans la troisième partie et avec elle la réflexion qu'on peut mener sur la vie. Elle tient dans cette formule « Il y a au-dessus de nous quelque chose de sacré », c'est une réflexion sur le monde qui nous héberge, transitoire comme nous, c'est à dire qu'il a eu un début et qu'il aura une fin. Au commencement une étincelle a surgi et donné naissance à un univers qui a engendré galaxies et magmas gazeux avec au bout les molécules, l'ADN, la cellule, la vie, nous, qui ne sommes que des « poussières d'étoiles affinées par le temps», puis viendront le processus de reproduction, l'évolution, l'adaptation, l'invention, la réflexion, les bouleversements, les hasards, les renaissances ...J'aime bien qu'on me parle de hasard quand il est question de la vie parce que j'ai toujours pensé qu'il en faisait intimement partie. L’auteur précise qu'il se confond avec la nécessité pour la maintenir. La liberté humaine engendre l'incertitude puisque le comportement des individus est imprévisible mais de cela naît l'histoire, l'agencement du monde, la vie, autant de mystères auxquels notre auteur choisit de donner le nom de dieu. Mais un dieu « qui serait à l'intelligence des hommes ce que l'éternité est au temps » c'est à dire silence et absence mais l'idée qu'il s'en fait se rapproche beaucoup du sacrifice de Jésus. Il rappelle que l'espèce humaine mourra inévitablement alors que le monde lui survivra mais pour se rassurer, pour exorciser son angoisse devant la mort l'homme a inventé l'âme et « la vie éternelle ». C'est là que les religions entrent en jeu avec une morale ici et des récompenses plus tard et donc la présence de Dieu est inévitable. Mais le doute est permis et même les plus croyants redoutent la mort, ainsi l'homme lui-même serait une sorte de Dieu puisqu'il est doué de la faculté de créer des choses qui le transcendent et qui lui survivront. C’est une sorte de pari, différente de celui de Pascal cependant. L'âme survit au corps mais il n'y a point de place dans l'esprit de d'Ormesson ni pour la résurrection de la chair ni pour la vie éternelle tel que le christianisme nous l'enseigne. La mort marque le début d'une sorte d'éternité où tout serait vérité, justice et intemporalité, où Dieu aurait passé son pouvoir aux hommes parce qu’existe entre eux une source d'éternité qu'est le pouvoir de créer. Mais l'auteur croit véritablement en Dieu qui est amour parce que l'amour « est la clé et le ciment de l'univers », et qu'il se s'est manifesté dans le sacrifice du Christ descendu parmi nous.

     

    Le monde autour de nous est beau et encore plus belles sont les créations artistiques humaines et qu'il lui reste l'espoir, après la mort de vivre en Dieu, de prolonger dans l'au-delà une vie d'amour avec Marie parce que cela seul compte à ses yeux. C'est donc presque naturellement que ce livre se referme sur une prière teintée de doute adressée à Dieu « maître du temps et de l'éternité ». Quand il mourra, il se prosternera devant lui, le remerciant d'avoir connu la gloire, la réussite et surtout l'amour avec Marie mais il termine quand même en introduisant une dimension de pardon, sans doute pour ses fautes, ce qui me semble n'être pas très éloigné de la doctrine chrétienne malgré tout ce que j'ai pu lire sous sa plume dans cet ouvrage.

     

    J'ai donc lu d'une traite ce livre que je ne parviens cependant pas à qualifier totalement de roman tant il est intimiste et philosophique à la fois, sans que l'ennui ou qu'une quelconque lassitude ne soient venu troubler ma lecture qui fut un réel plaisir. Il est dans la continuité des précédents, la foi en l'homme et en ses réalisations artistiques, l’importance de l'amour, le goût de la vie, l'absence d'illusions aussi. Il a des allures de testament et j'y ai puisé un enseignement, des thèmes de réflexion parce que la lecture sert aussi à cela, je n'ai assurément pas tout compris, peut-être pas partagé l'intégralité du message ou pas bien suivi le raisonnement et la profondeur de sa pensée, mais j'ai glané quelques citations (« La plus belle histoire du monde c'est l'histoire de ce monde qui n'existe que parce que nous le rêvons ») et, le livre refermé, il m'en reste bien quelque chose qui ressemble à de l'humilité en ce qui me concerne.

     

    Comme toujours, chez ce grand serviteur de notre culture, la langue est riche, l'écriture délicatement ciselée et agréable à lire, la pensée est exprimée avec bonheur et simplicité, un enchantement pour le lecteur attentif.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN CIRQUE PASSE – Patrick MODIANO

    N°711 - Décembre 2013.

    UN CIRQUE PASSE – Patrick MODIANO – Gallimard (1992)

    Saint Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. J'aime bien l'écriture et l’univers de Modiano mais c'est un peu le sentiment que j'ai à chaque fois que je lis un de ses romans. C'est un peu toujours le même thème qu'il aborde, le même sillon qu'il creuse, celui de son enfance un peu mystérieuse dont certains souvenirs reviennent à sa mémoire comme des flashs, l'absence de ses parents, une façon, à travers des personnages de roman, d'exorciser cette période pour lui mouvementée et de nous rappeler qu'un livre est aussi un univers douloureux.

    Ce roman n'échappe pas à cette remarque avec en plus une atmosphère de mystère qui se tisse au fur et à mesure des pages et des chapitres, mystère autour de cette femme, Gisèle, qui veut faire passer le narrateur, Lucien (ou Jean), pour son frère alors qu'il ne l'est pas, ces valises un peu trop lourdes, ces hommes qui se disent être des amis ou des associés de son père parti en Suisse retrouver une femme plus jeune que lui et qui sans doute ne reviendra jamais, ces téléphones qui sonnent dans le vide ou des correspondants qui ne livrent que des informations brèves, cet interrogatoire de police... Dans ce roman, il y a des personnages qui passent, un peu comme des fantômes, qui font une apparition puis disparaissent sans qu'on sache très bien qui ils sont, ce qu'ils font ni où ils vont. Cette question elle aussi énigmatique qui revient à l'intention du narrateur « Pourriez-vous me rendre un service ? » qui laisse celui-ci perplexe, des café un peu glauques, des rendez-vous bizarres et des équipées dans un Paris étrangement désert. Quand il voit Gisèle disparaître, le narrateur a le sentiment qu'elle ne réapparaîtra peut-être pas et que ce projet commun de voyage en Italie ne verra jamais le jour. Toute cette atmosphère lui rappelle sa vie d'avant, quand ses parents étaient encore là, un jeune homme pas encore majeur mais qui fait tout pour qu'on le croit tel et qui tisse lui-même, autour de sa personne, par mimétisme ou par habitude, un halo de secrets où parfois il ne se reconnaît pas. « J'étais ce voyageur qui monte dans un train en marche et se retrouve en compagnie de quatre inconnus. Et il se demande s'il ne s’est pas trompé de train ». Tout cela contribue à faire régner dans ce texte une « tristesse diffuse » qui fait un peu oublier ce voyage à Rome qui permettrait à Lucien en compagnie de Gisèle de non seulement de quitter la France, d'échapper à ses obligations militaires mais surtout de tourner la page d'une vie qu'il veut désormais passer avec elle, même si elle a quitté son mari trois ans auparavant et que finalement il ne sait rien d'elle.

    Et le cirque dans tout cela ? Le mari de Gisèle travaillait au Cirque d'Hiver où elle même était écuyère. Mais qui est-elle vraiment ? Pourquoi a-t-elle changé de nom et tu son séjour en prison ? Elle finira par s'effacer de sa vie comme un cirque qui ne fait dans une ville qu'un bref passage.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DE SI BRAVES GARCONS – Patrick MODIANO

    N°710 - Décembre 2013.

    DE SI BRAVES GARCONS – Patrick MODIANO – Gallimard (1982)

    L’hypothétique lecteur de cette chronique ne manquera pas de s'apercevoir que j'apprécie l’écriture de Patrick Modiano. Si c'est un réel plaisir de le lire, il n'en reste pas moins qu'il est rare que je me sente à ce point concerné par un roman. Je n'ai pas connu ce collège de Valvert où il a rencontré « de si braves garçons, plus ou moins abandonnés par leurs familles, des gens riches ou ruinés, instables, cosmopolites, suspects... » mais j'ai été, pendant de nombreuses années de mon enfance, l'élève d'un collège maintenant détruit. J'y ai passé malgré moi des années qui auraient pu être les meilleures de ma vie mais qui sont pour cela devenues un enfer. Comme ce Michel Karvé j'ai été abandonné dans une pension aux murs trop hauts, aux messes trop longues par des parents indifférents à mon sort. Il aurait pu m'arriver n'importe quoi, cela n'aurait guère troublé leur quiétude, leurs habitudes, leur vie agréable. Ils avaient les moyens de subvenir à mes modestes besoins mais ils avaient surtout hâte de me voir quitter la maison pour que je libère ma chambre-placard simplement pour faire de la place et surtout pour que je disparaisse de leur vie. Quand j'ai fini par faire ce qu'ils voulaient, j'ai senti que mon initiative, si longtemps désirée, était la bienvenue.

    Ces considérations personnelles mises à part le narrateur qui porte dans l'un des récits le prénom de Patrick, ressemble fort à l'auteur et nous convie, dans ce recueil de 14 nouvelles, car c'est bien d'un recueil de nouvelles dont il s'agit, à l'évocation, à travers certains des anciens pensionnaires aussi flamboyants que mystérieux de ce collège de Valvert où règne une disciple quasi militaire. Il met en scène, sous l'égide de Jeanschmidt, dit Pedro, son emblématique directeur ainsi que quelques-uns de de ses anciens professeurs, de nombreux élèves qui l'ont fréquenté et qu'il retrouve longtemps après. Nombres de ces figures qui sont évoquées, comme celle de Sonia, la mère énigmatique et évanescente de « La Petite Bijou » dont il reparlera dans un autre roman, ne font que passer, d'autres y impriment une marque originale tel ce Bob Mc Fowles qui dans une sorte de folie voyait la mer à Versailles, Daniel Desoto qui, malgré la richesse de ses parents resta un enfant irresponsable ou Philippe Yotland qui lui aussi fut renvoyé de Valvert mais continua de jeter sa gourme pour être gagné, avec le temps, par une sorte de mélancolie.

    Il met toujours en scène une jeunesse dorée qui sied bien à ce collège pour notables fortunés qui accueille des jeunes gens à qui on souhaite donner une sorte de vernis mais qui finalement se laissent gagner par la facilité, le pouvoir de l’argent, l'insouciance, un peu comme si le message éducatif ne passait pas. Le narrateur lui reste en retrait, presque dans l'ombre, comme toujours simple témoin qui se contente de rendre compte pour son lecteur de ce qu'il voit ou qu'il imagine. Les rencontres qu'il fait, parfois vingt ans après, des ces « si braves garçons » donnent lieu à des incontournables évocations de leur jeunesse mais le temps a passé pour tout le monde et les discours sont pleins d'explications qui ne viennent jamais, de mystères et de non-dits. Il parle parfois de lui, mais somme toute assez peu, se contentant notamment une fois de « confesser » être amoureux d'une jeune fille qui malheureusement lui échappe ou de confier un épisode court de sa vie.

    Dans tous ces textes il y a un délicat parfum de nostalgie, de celle qui naît du temps qui passe et pour moi c'est toujours un agréable moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'ENIGME DU RETOUR – Dany Laferrière

    N°709 - Décembre 2013.

    L'ENIGME DU RETOUR – Dany Laferrière – Grasset.[Prix Médicis 2009]

     

    Avec l'élection du Canadien (Québécois) d'origine haïtienne Dany Laferrière en décembre 2013, l'Académie Française s'ouvre à la francophonie. Ce n'est d'ailleurs pas vraiment une nouveauté puisqu'elle avait déjà accueilli en son sein Marguerite Yourcenar qui fut la première femme académicienne et plus récemment Mickaël Edwards (La Feuille Volante n° 629). Il est en effet légitime que cette institution qui œuvre pour la défense de la langue française et pour sa culture ouvre ses portes à ceux qui, hors de nos frontières, la diffuse et la serve si bien.

     

    Avec « l'énigme du retour »Dany Laferrière raconte son retour à Port au Prince, sa ville natale qu'il avait dû fuir à l'âge de 23 ans pour échapper à la dictature qui sévissait dans son pays comme son père l'avait fait avant lui. Il était parti sans avertir les siens, « sans se retourner » et parlera de cela dans « Le cri des oiseaux fous ». De cet homme qui vient de s'éteindre à New-York dans le plus grand dénuement solitaire, il ne connaît que des photos [« Je pense à un mort de qui je n'ai pas tous les trais du visage en tête »]et il doit l'annoncer à sa mère restée au pays, comme un coup de fil l'en a informé, une nuit. Il prend donc la route pour assister à ses funérailles américaines.

    L'annonce de cette mort pourtant inévitable le bouleverse au point qu'il part et refait donc à l'envers le chemin fait, trente trois ans plus tôt mais sans le corps de ce père qui ne retrouvera jamais sa terre natale. Ce seront donc des funérailles sans cercueil, c'est seulement l'esprit de son père qu'il rapporte avec lui et qu'il retrouve en rencontrant ses anciens amis, ceux qui vivent encore dans son souvenir. Il prend pourtant beaucoup de précautions pour annoncer à cette femme qui s'est réfugiée dans la prière et la religion la mort de son mari. En réaction, elle chante et danse sa tristesse. Pourtant il retrouve Haïti, son climat et la beauté de ses femmes dont il parle si bien (il évoque avec des mots simples leur nuque fragile et leur corps gracile, parle avec émotion des rêves qu'il faisait étant enfant quand il pénétrait en songe dans la chambre des filles dont il était amoureux pour les regarder dormir), le syncrétisme entre le christianisme et le vaudou (ainsi cet homme qui entreprend une conversation avec lui et qui se rend compte au bout de quelque temps qu'ils ne se connaissent pas et disparaît dans la pénombre, sa mère n'y voit rien d'autre qu'un mort), le kidnapping, la violence, le sexe, la corruption, les meurtres, des disparités sociales mais un pays qui n'est plus le sien, un pays où le régime certes a changé mais qui est peut-être le même que sous la dictature et qu'il ne le reconnaît pas malgré ses efforts [« Les images d'hier cherchent sans cesse à se superposer sur celles d’aujourd’hui, je navigue dans deux temps »]. Il constate seulement un fait mais entre les lignes on sent quand même quelques regrets. Au Canada il n'en retrouvait la douceur que dans l'eau chaude de sa baignoire où il « se recroqueville comme dans un ventre rempli d'eau » et compare malgré lui son soleil, sa misère et les horreurs de la dictature au froid et à la sécurité du Canada qui ne sera jamais pour lui qu'une terre d'exil [«Je suis conscient d'être dans un monde à l'opposé du mien. Le feu du sud croisant la glace du nord fait une mer tempérée de larmes »]. Il ne peut s'empêcher de sourire quand son neveu qui porte le même prénom que lui et qui n'a jamais quitté Haïti lui parle du Canada comme d'un véritable Eldorado.

    Il prend conscience qu'il n'est plus d'ici (d'ailleurs, après avoir bu un jus de fruit local il est atteint d'une diarrhée comme en ont les touristes, ce qui est plus qu'un symbole) et qu'il ne sera jamais un vrai écrivain haïtien parce qu'il n'a pas connu la faim qui est ici le lot quotidien des pauvres. Quand il tente d'interpeller de jeunes enfants en créole, ils ne le comprennent pas [« C'est là que j'ai compris qu'il ne suffit pas de parler créole pour se métamorphoser en Haïtien »]. Lui qui est devenu journaliste, écrivain, essayiste, n'a plus vraiment de racines, un pied sur son île ensoleillée et l'autre sur le continent glacé, il n'est plus vraiment haïtien mais pas non plus canadien, n'oublie pas de vilipender le colonialisme et il se terre dans une chambre d'un hôtel réservé aux journalistes, comme un étranger pour ne pas donner à sa mère l'illusion qu'ils pourraient vivre de nouveau ensemble, après toutes ces années de séparation. Au vrai, son retour ne se fait pas vraiment incognito et celui qui revient chez lui après une si longue absence est toujours entouré d'une sorte d'aura. Il ne manque pas de gens qui disent le connaître ne serait-ce qu'à cause de son père et d'autres que, malgré lui, il ne reconnaît pas.

    Dans cette pérégrination à travers le pays, un peu comme s'il reprenait possession de sa terre quittée plus de trois décennies plus tôt, il entre en communion avec cette grand-mère qui l'a élevé, avec la mémoire de son père à travers ceux qui l'ont connu. A partir des traces de son père, en fait un véritable fantôme, le narrateur fait un parcours initiatique qui se terminera finalement en lui-même et prend conscience qu'il l'a peu connu. Ils ont eu chacun leur dictateur, tout les deux ont eu l'exil en partage, sans retour pour le père et énigmatique pour lui-même. Il n'a pu ramener son corps mais l'esprit paternel l'accompagne[« Il m'a donné naissance , je m'occupe de sa mort. Entre naissance et mort on s'est à peine croisé – Je n'ai aucun souvenir de mon père dont je sois sûr »] Ayant passé une nuit symbolique dans un cimetière où son père ne reposera jamais, il est reconnu comme Legba, un dieu vaudou haïtien à la frontière du visible et de l'invisible et cet hommage posthume rendu à son père avec des mots sera son véritable tombeau.

    Ce retour, même s'il est pathétique et peut-être dramatique n'est pas dénué d'humour et à son neveu qui veut devenir écrivain il conseille d'avoir de bonnes fesses parce que, pour écrire, il faut rester longtemps assis ! Son humour un peu caustique s'adresse aussi à lui-même, à son parcours [«Je suis passé en si peu de temps de végétarien forcé à carnivore obligé »] ou même carrément enjoué quand il parle de la dictature de son pays qu'il a fui pour mieux tomber sous celle du Canada qu'est le froid.

    Dany Laferrière n'oublie pas qu'il est lui aussi un écrivain qui revendique ses influences, la culture française certes mais aussi l’œuvre d’Aimé Césaire, le poète de la négritude, mais aussi celui du « Cahier du retour au pays natal » ainsi passe-t-il du statut d'exilé à celui d'écrivain. C'est en cela sans doute que ce retour tant désiré est une énigme, retour à la fois rêvé et désenchanté ou l'imaginaire colorie l'exil dont la réalité et aussi un peu sa notoriété l'excluent de fait de ce pays [« Je sens une distance de plus en plus grande entre la réalité et moi »].

     

    Le style est simple, grave, sur le ton de la confidence et de la pudeur et les vers libres alternent avec une prose faite de phrases courtes, agréables à lire pas vraiment un roman traditionnel mais une écriture forte, riche, pleine d'émotion, touchante, une petite musique un peu nostalgique, plus un récit autobiographique qu'une véritable fiction romanesque, une somme de réflexions personnelles sur l'exil, sur cette moitié d' île un peu oubliée et sur un peuple qui a perdu tout espoir. Je l'ai ressenti comme un long poème fait de visions factuelles, de scènes quotidiennes qui illustrent si bien cette citation de Victor Ségalen « Voir le monde et l'ayant vu, dire sa vision »

     

    Avec les poèmes de Laferrière je retrouve l'illustration du dérisoire contre l’inacceptable, l'écriture contre la douleur et la mort

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PREMIERE PIERRE – Pierre Jourde

    N°708 - Décembre 2013.

    LA PREMIERE PIERRE – Pierre Jourde – Gallimard.[2013]

    C'est bien la première fois que je lis un livre qui est le compte rendu et le commentaire d'un autre livre que je n'ai pas lu. De qui s'agit-il donc ?

    L'auteur, Pierre Jourde, romancier, critique littéraire et universitaire est originaire de Lusseaud, un petit village d'Auvergne où il revient chaque année passer ses vacances dans la maison de famille. Il a, en 2003, publié un livre, « Pays perdu » qui, selon ses dires, se voulait être un hommage à ce terroir et à ses habitants, des individus ainsi devenus des personnages de roman dont les noms avait été, bien entendu, transformés. Dans ce premier livre il parlait de la rudesse de la vie montagnarde, de la solidarité qui cimente les gens, tout cela à l'occasion de la mort de la fille d'un voisin. Il se demande d'ailleurs comment « un livre publié chez un petit éditeur par un auteur peu connu »avait bien pu parvenir chez des gens qui pourtant lisent peu. Le paradoxe fut sans doute que parmi ses nombreux détracteurs, peu avaient effectivement lu ce récit et que d'autres parmi eux l'avaient trouvé peut-être naïf mais pas méchant. L'ennui c'est qu'une partie de ces derniers qui y avaient pourtant vu au départ « un beau livre » y ont lu une attaque personnelle inacceptable, une incursion dans leurs vies et cette fiction les a « rendu fous de rage ». L'auteur fit donc l'objet de critiques qui nourrirent une polémique et son retour estival a rapidement dégénéré en une lapidation, un véritable lynchage, quelques allusions précises à un adultère ancien de sa grand-mère, la filiation douteuse de l'auteur et des remarques acerbes sur sa vie privée personnelle. Un peu comme si de longues années de jalousie et de haine éclataient enfin en cette journée estivale, sous les yeux de sa famille, un peu comme si Hugo était rossé par les les Thénardier, comme si Zola était bastonné par les Rougon-Macquart ! Tout cela se termine en bataille rangée, un contre tous, mais l'auteur qui pratique la boxe ose se défendre ce qui, dans l'esprit des autochtones aggrave son cas. Sa mère lui avait pourtant conseillé de ne pas répondre si on l'agressait.

    Bien entendu, il y a dépôts de plainte de part et d'autre, procès-verbaux de police parfois laborieux, instructions contradictoires, mauvaise foi ordinaire, négations des faits pourtant patents et finalement audience devant le tribunal d'Aurillac avec constitution d'avocats, effets de manches et finalement verdict condamnant tout le monde à des amendes et à de la prison avec sursis. Mais puisque l'auteur est un écrivain, la presse locale et nationale s'en mêle, prend partie, tout comme les réseaux sociaux de sorte que ce qui aurait pu être un épiphénomène devient rapidement une affaire où s'opposent deux conceptions. D'une part un type de la ville, universitaire et écrivain qui, sous couvert de ragots dont il s'est fait l'écho, a violé une communauté paysanne à laquelle il ne comprend rien, montrant l'arrogance des citadins et surtout des intellectuels face aux vrais valeurs de la France rurale incarnées par des paysans désarmés, autant dire une notion pétainiste de la terre « qui ne peut mentir ». D'autre part ceux qui ont aimé ce livre et qui insistent sur l'illustration de la beauté des campagnes et de la vie paysanne, prônent la liberté d'écrire et la sacralisation de la littérature face à des analphabètes. La polémique était donc totale et chacun y allait de son commentaire.

    Le problème se posait donc à l'auteur qui, dans la rédaction de « La première pierre » s’interpelle lui-même sous le vocable de « Petit bonhomme ». Il prend conscience, à la lumière de ces faits que la littérature a au moins une fonction, celle de « tenter d'opposer, à toutes les fictions rudimentaire, la complexité du réel » mais ce n'est pas suffisant, il sent qu'il doit s'expliquer plus avant, dégonfler cette baudruche qu'il a contribué naïvement peut-être à créer et que d'autres se sont chargés de gonfler. C'est qu'il a écrit ce livre avec son cœur, surpris par la polémique qui a suivi, nourrie par exploitation partisane de passages sortis volontairement de leur contexte ou mal interprétés dans le seul but de choquer, un peu comme si ce livre ressemblait malgré lui à un os offert à ronger, une sorte d'occasion donnée aux autres de se venger de celui qui certes était d'ici mais qui avait réussi, habitait la ville, écrivait des livres, ne grattait plus la terre et donc ne leur ressemblait plus ! On aurait sans doute voulu qu'il fût, s'autocensurant, moins lui-même, plus consensuel et coopératif avec ceux qui étaient ses personnages, qu'il restât dans les limites « correctes » de la littérature. De ce qui n'était à l'origine qu’une nouvelle relatant les obsèques d'une enfant il a voulu faire un livre où il parlait des gens, de leur histoire, de ce terroir qu'il n'avait pas assez idéalisé, donnant des détails qui ne tissaient pas forcement « une bonne image » de l'Auvergne. Ce faisant, il avait touché aux morts et cela devenait « dégoûtant ». Il fallait donc le lui faire payer. Alors on lui avait renvoyé au visage l'opprobre d'une bâtardise qu'il n’ignorait cependant pas. Et tout est ressorti à partir de là, la faiblesse de ce père tardivement reconnu par le mari de cette mère infidèle et bafoué par elle, l'héritage qui avait fait de lui un riche propriétaire dont des générations de pauvres fermiers trouvaient ainsi, par delà le temps, l'occasion de se venger. Pour eux, les riches dont Jourde fait partie ne pouvaient qu'être mauvais et ce livre était une occasion à ne pas manquer de le dire, malgré les verres entrechoqués, les fêtes données au village, les messes entendues et les coups de main donnés par l'auteur lui-même, pour les travaux des champs. Il était accepté bien qu'il soit définitivement « un étranger ». Ainsi Pierre Jourde se sentait investi d’une mission, celle de rendre à son père sa fierté et c'est avec ce livre qu'il entendait le faire de sorte que « la mort du père menait à l'écriture du livre, ce tombeau ».

    Quant aux révélations qu'il fait sur les habitants, le « petit bonhomme » les assume puisque, même si elles sont tragiques, elles n'ont rien de mystérieux, sont connues de tous mais doivent rester secrètes. Pierre Jourde ne se destinait pas à écrire sur ce pays, seul les obsèques de cette jeune fille ont été le déclencheur et dans son livre il évoque le village, l'histoire clandestine de sa famille et « l’incapacité à dire » de l'auteur « avait produit le livre » parce que dans un village tout se sait, même si des choses restent secrètes au sein même d'une famille. Maintenant, après tout cela, quand il revient à Lussaud on l'ignore , il est une non-présence, sauf peut-être quelques-uns que cela ne concerne pas. Il éprouve pour lui ce qu'est le non-pardon mais qui s'étend aussi à tous ceux qui l'ont soutenu, même à ceux qui depuis ont acquis une maison au village et même à leurs enfants ! Pour faire bonne mesure il y a eu une pétition, des menaces, des intimidations, des petites bassesses qui signifiaient à l'auteur que même dix ans après il n'était plus chez lui.

     

    J'ai lu ce livre passionné et passionnant par le problème qu'il soulève mais aussi par la manière lumineuse dont il est écrit. Je l'ai lu comme une autre manière de se libérer, d’exorciser cette haine, malgré le risque de rallumer les querelles à cause des noms cités [« En même temps il faut bien que les choses soient dites »]. Je l'ai lu comme un plaidoyer en faveur de l'écriture qui est une catharsis. Elle est un droit et même un devoir pour l'écrivain parce que qu'il porte en lui doit être exprimer, la sanie qui coule de sa blessure doit être épongée même s'il doit pour cela convoquer des fantômes. L’écrivain n'a pas forcément quelque chose à vendre, il porte en lui un message qu'il doit exprimer avec des mots, quoiqu'il lui en coûte, même s'il bouscule un peu sa famille. Et le « petit bonhomme » doute «  Mais qu'est ce que tu dis là, tu dis ce qu'on ne dit jamais... tu sais que le silence est plus digne...tu installes la honte dans ta maison. La littérature est une honte » mais il s'exprime en voulant surtout ne faire de mal à personne. Il règle des comptes, il aggrave son cas en quelque sorte avec ce deuxième livre, mais il a gardé cette maison au village et je trouve cela plutôt bien, une manière de dire à tous qu'il a fait ce qu'il avait à faire !

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DIMANCHES D'AOUT – Patrick Modiano

    N°705 - Décembre 2013.

    DIMANCHES D'AOUT – Patrick Modiano – Gallimard (1986)

    J'aime bien lire les romans à énigme surtout quand ils sont écrits par Modiano.

    Cette fiction leur empreinte le délicat suspense de la disparition d'une femme, Sylvia, dont Jean, le narrateur, nous conte l'histoire. Elle se confond un peu avec la sienne propre puisqu'il est aussi son compagnon. Elle évoque le milieu un peu interlope de gens qui changent d'identité pour mieux brouiller les pistes et se développe autour d'un bijou qui a traversé l'histoire, a appartenu à des personnages parfois prestigieux mais qui porte en lui la malédiction et la mort. C'est, en effet, le thème éternel des choses qui portent malheur à ceux qui les possèdent et quand cette chose est un diamant, le mystère est plus profond, plus dense, plus excitant aussi. Ici, C'est un diamant dénommé « La croix du sud » qui est arrivé en possession de Sylvia. Elle le porte sur elle mais, Jean et elle souhaitent le vendre autant pour s'en débarrasser et exorciser ainsi la fatalité qui s'accroche à lui que pour réaliser une bonne affaire financière.

    A l'aide de nombreux analepses comme Modiano les affectionne, Jean, relate le récit qui conduit le lecteur de Nice aux bords de la Marne. On y rencontre Villecourt qui passe avec le temps du statut de fils de famille un peu indolent à celui de colporteur un peu louche surtout désireux de récupérer son bien et peut-être Sylvia. Quand le narrateur le rencontre pour la première fois, sur les bords de Marne leurs propos sont emprunts de courtoisie mais, bien plus tard quand ils se retrouvent à Nice, leurs paroles son pleines de sous-entendus, de non-dits mais aussi de menaces. C'est qu'entre eux qui se connaissent depuis longtemps il y a un secret, celui de la mort du comédien Aimos, officiellement tué par une balle perdue pendant la Libération de Paris mais qui en réalité a été assassiné. Il y a aussi Sylvia qui partageait la vie de Villecourt avant de rencontrer Jean et de s'enfuir avec lui, abandonnant famille et confort. Avec lui elle ne connaîtra que les hôtels miteux [Dans ce roman comme dans bien d'autres, il y a dans ces établissements des odeurs un peu nauséabondes qui me paraissent être caractéristiques d'une ambiance autant que d'un état d'esprit], la fuite et la crainte d'être reconnue et rattrapée. Nice apparaît comme une étape, vers Rome peut-être et une installation définitive dans un anonymat italien après avoir négocié son bijou auprès des richissimes résidents niçois.

    Seulement rien ne se passe comme prévu et les amants en cavale croisent un couple anglo-américain, les Neal, dont le mari semble reconnaître Sylvia pour l'avoir déjà rencontrée.[Comme souvent chez Modiano, il y a ce genre de réminiscence qui entretient le suspense]. Ce couple d'étrangers et bien étrange ce qui amène Jean et sa compagne à se méfier, ne parvenant pas à savoir exactement qui ils sont. Les différentes informations qu'ils glanent à leur propos sont pour le moins contradictoires et même inquiétantes surtout quand M. Neal souhaite faire l'acquisition du bijou de Sylvia.

    Villecourt, quant à lui est comme une tache dans ce décor niçois d'hiver froid et lumineux et les Neal apparaissent comme des personnages à la fois fantomatiques et inquiétants, lui parce que son histoire personnelle est plus que bizarre en embrouillée (Il a changé de nom et fait de la prison), elle parce qu'elle a eu des relations intimes pendant l'occupation avec un collaborateur notoire, tout cela révélé par un consul américain. Quant à la maison un peu délabrée qu'ils habitent il est difficile de savoir à qui elle appartient en réalité.

    Il y a aussi cette fuite éperdue et irraisonnée. Cette angoisse ne venait pas du diamant mais de la vie elle-même un peu comme si elle devenait, avec le temps, une impossibilité. Il y a cette certitude que le bijou porte malheur, entraîne la mort de qui le possède mais aussi de la part du couple Jean-Sylvia cette envie de vivre, de se mêler à la foule pour échapper à la Camarde qui guette, ce besoin de se fondre dans l'anonymat [«Jamais nous n'avons été aussi heureux qu'à ces moments-là, perdus dans la foule au parfum d'ambre solaire... Nous étions comme tout le monde, rien en nous distinguait des autres, ces dimanches d'août »].

    C'est donc une histoire un peu embrouillée avec des séquences qui se recoupent ou appartiennent au passé, des personnages d'autres romans de Modiano qui surgissent … Tout cela entretient le suspense. Au bout du compte, c'est encore une fois un roman qui se lit bien et dont j'aime toujours autant le style et l'ambiance.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DU PLUS LOIN DE l' OUBLI – Patrick Modiano

    N°704 - Décembre 2013.

    DU PLUS LOIN DE l' OUBLI – Patrick Modiano – Gallimard (1995)

    D'emblée, le titre nous fait pénétrer de plain-pied dans cet univers modianesque consacré à la mémoire et à son pendant naturel, l'oubli.

    Nous sommes dans les années 60 à Paris, près du métro St Michel. Le narrateur rencontre par hasard un couple un peu bizarre, Van Bever et Jacqueline, qui vit dans de petits hôtels et qui subsistent grâce à leur fréquentation des casinos des environs de Paris où ils pratiquent une martingale gagnante. Assez bizarrement, ils semblent surtout désireux de ne pas laisser de trace de leur passage, apparaissant et disparaissant sans explications. Ce jeune homme, le narrateur, âgé d'une vingtaine d'années fait quelques pas dans leur vie tout en étant fasciné par Jacqueline, la jeune femme qui se drogue à l'éther pour éviter de tousser. Elle lui accordera ses faveurs tout comme elle sera, le temps d'une passade, la partenaire d'autres hommes de passage. Il reste en retrait et adopte avec eux un type de relations détachées, un peu comme celles qui existent entre cet homme et cette femme. Il est en quelque sorte un observateur qui se contente d'une existence personnelle vide, uniquement consacrée à la vente de livres aux bouquinistes. Ce jeune homme passe sa vie à les attendre au café Dante où ils lui parlent de ce voyage à Majorque qui semble être leur but commun et de cet improbable hôte américain. C'est un peu comme si cette attente était pour lui un justificatif de sa propre vacuité. Cette fréquentation va durer quelques mois pendant lesquels ils vivront pratiquement ensemble mais sans jamais chercher à en savoir davantage les uns à propos des autres. Les relations entre Van Bever et Jacqueline semble complètement impersonnelles, tout juste axées sur leurs gains au casino. Le narrateur se laisse subjuguer par cette femme qui le pousse à dérober une valise contenant quelques billets de banque et l’invite à partir avec elle comme pour tourner la page sur une phase de sa vie qu'elle voudrait oublier. Ils se retrouveront à Londres où il mèneront une sorte de vie de bohème sans véritable but puis, sans raison apparente, cette liaison se termine. Là aussi, un thème cher à Modiano, celui de la fuite revient avec une connotation agréable cependant. [« Mes seuls bons souvenirs jusqu’à présent, c'était des souvenirs de fuite »].

    D'autres personnages apparaissent puis disparaissent, Pierre Cartaud le dentiste, Peter Rachman, l’homme d'affaires un peu mystérieux, des silhouettes fantomatiques qui passent dans la vie de Jacqueline mais dont le couple profite parce qu'ils servent leurs intérêts. De cette escapade londonienne, Jacqueline ressort encore plus mystérieuse puisque tous les hommes qui la croisent semblent tomber sous son charme. Le narrateur ne sait d'ailleurs pas très bien et probablement ne souhaite pas savoir tant il est détaché de cette aventure, si elle a été vraiment la maîtresse de Rachman. Cet épisode anglais accentue pour le narrateur le mal du pays qu'il combat par l'écriture d'un improbable roman qui ne verra peut-être jamais le jour et la vie de bohème avec laquelle il renoue ne parvient pas à combattre cette véritable nostalgie de Paris.

    De nombreuses année plus tard, le hasard, toujours lui, fera que le narrateur rencontrera à nouveau Jacqueline mais dans des circonstances bien différentes et en compagnie d'un autre homme. Il hésite à lui parler au point qu'il suppose une erreur sur la personne puisqu'elle a changé d’apparence, de prénom, s'est mariée, a refait sa vie comme on dit. Pour cette raison sans doute elle feint de ne pas le reconnaître. Elle est même assez convaincante dans ce rôle composition [« Cela n'avait servi à rien. La surface était restée lisse. Des eaux dormantes. Ou plutôt une couche épaisse de banquise qu'il était impossible de percer après quinze ans »]. Dans sa nouvelle condition elle ne veut laisser aucune place au passé et il semble ne rien lui rester de cette tranche de vie un peu tumultueuse qu'elle a partagée avec le narrateur qui, de son côté, mène depuis une existence apparemment recluse, sans pour autant l'avoir oubliée. Il ne l'oubliera jamais ! Une dernière fois et dans l'intimité ils se reconnaissent et se parlent, mais c'est pour mieux se séparer à nouveau, définitivement cette fois !

    Comme toujours, ce qui me frappe et (et m’intéresse) dans les romans de Modiano c'est cet apparent détachement des personnages par rapport à leur vie, un peu comme s'ils en étaient étrangers. Cette impression est corroborée par la perte de mémoire du narrateur «  Mais j'avais beau rassembler d'autres souvenirs plus récents, ils appartenaient à une vie antérieure que je n’étais pas tout à fait sûr d'avoir vécue ». Dans ce roman comme dans bien d'autres, les relations entre les êtres sont soulignées. Qu'elles soient tissées au nom de l'amour, de l'amitié ou simplement du hasard, elles sont fragiles et ne durent jamais très longtemps, tout comme dans la vraie vie. Même si ceux qui les bâtissent jurent qu'elles seront perpétuelles, que seule la mort pourra y mettre fin, elles ont la solidité d'un château de cartes édifié dans un courant d'air et le hasard, le temps, l'oubli volontaire, l'évolution des choses humaines mais aussi la trahison, le doute, le mensonge se chargeront d'y mettre un point final.

    J'ai retrouvé avec plaisir l'atmosphère des romans de Modiano. J'en apprécie le style dépouillé et fluide, la construction étonnante, même si parfois elle est déroutante, et surtout le mystère qui baigne ces récits. Je me demande toujours, sans que cela ait la moindre importance, si l'auteur se livre à une authentique exploration de son propre passé ou s'il lui préfère une création imaginaire complètement fictive.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TRAFIC – Un film de Jacques TATI

    N°706 - Décembre 2013.

    TRAFIC – Un film de Jacques TATI

    Ciné + Classic -Dimanche 8 décembre 2013 – 20h45.

    L'histoire est bien simple, la firme parisienne « Altra » veut présenter au salon automobile d'Amsterdam un concept nouveau de camping-car, en fait une 4L astucieusement aménagée pour faire du camping. Pour cela, le prototype va devoir voyager en compagnie d'une « Public Relation » Maria, d'un chauffeur et du dessinateur-concepteur, M.Hulot (Jacques Tati) et ce parcours va être pour le moins mouvementé. Au bout du compte il arrivera effectivement à bon port... mais après la fermeture du salon. Pourtant, miracle, alors que le public a déserté les lieux, des gens se pressent autour du camping-car pour l'acheter de sorte que l'opération qui apparemment était un fiasco sera commercialement rentable.

    Hulot est dans ce film fidèle à son personnage décalé. Au début on le voit arriver en retard au bureau rasant les murs pour ne pas se faire remarquer et tout au long du voyage il sera avant tout désireux de rendre service autour de lui et d'apporter son concours aux autres, se mettant à l'occasion dans des situations impossibles desquelles il se tire toujours presque malgré lui. Il est le concepteur de ce projet mais, comme si cela ne le concernait plus et qu'il avait déjà la tête ailleurs, il laisse le soin à Marcel le chauffeur de faire la promotion de ce produit, ce qu'il fait très bien d'ailleurs ! Chez les policiers c'est bien lui qui fait l'article devant des flics suspicieux au début puis carrément conquis à la fin au point qu'ils saluent amicalement le départ du convoi.

    Nous sommes en plein dans les « Trente glorieuses » où le chômage n'existe pratiquement pas, où chacun consomme sans se soucier de l’environnement avec le seul souci de profiter de la vie. Le petit groupe d'Altra incarnera ce réel art de vivre en prenant son temps, mangeant et dormant chez l'habitant alors qu'on les attend impatiemment au salon. Cette exposition devient rapidement secondaire et même accessoire.

    C'est vrai que cette expédition était mal préparée, une panne d'essence à laquelle succède une avarie d'embrayage pour le camion, pas mal de stress inculqué par Marie qui voit de plus en plus le retard s'accumuler, de l'inconscience dans le passage pour le moins folklorique de la frontière néerlandaise ce qui aggrave les délais, et de malchance lors de cet accident stupide au carrefour qui endommage la 4L ou dans les incontournables embouteillages ! Pendant ce temps, le directeur présent à Amsterdam se désespère en attendant son prototype qui ne vient pas et ce jusqu'à se faire carrément expulser de son stand au profit d'une marque plus connue et sans doute mieux organisée. Quand il arrivera enfin, le convoi trouvera un hall vide, un directeur hors de lui, surtout devant la facture qu'il doit régler. Tout naturellement il s'en prend à Hulot, tout désigné pour être le bouc-émissaire qui comprend à ce moment-là, revenant sur terre, que son emploi est menacé. Effectivement, il est licencié sur le champ et sans aucun ménagement. Il s'en va donc vers d’autres aventures mais en compagnie de Maria qu'il avait vainement tenté de draguer pendant tout le voyage.

    Le plus drôle chez Tati, ce n'est pas l'histoire malgré ses rebondissements multiples, mais la somme des gags qu'il faut saisir au vol pour réellement les apprécier. Dans ces films, et dans celui-ci en particulier qui n'est sûrement pas le plus connu dans sa filmographie, ce ne sont pas les dialogues pratiquement inexistants ou réduits à leur lus simple expression mais les situations qui créent le comique. Le spectateur ne doit en effet pas être passif mais au contraire toujours en éveil pour ne rien manquer de cette invitation à sourire qui lui est faite par Tati. En effet, c'est moins le rire que le sourire qui ici lui est proposé notamment parce que les situations dans lesquelles se met M. Hulot et avec le plus grand sérieux du monde sont finalement très burlesques.

    Je ne peux pas ne pas observer que Tati, de son vrai nom Jacques Tatischeff [1907-1982], s'il a connu un certain succès avec son premier long métrage « Jour de fête » n'a pas vraiment rencontré le succès de son vivant et c'est là un véritable euphémisme. Si sa filmographie a été bien mince (Six longs métrages seulement) c'est qu'il a eu beaucoup de difficultés à financer ses œuvres (demi-échec de « Playtime » et mise ne liquidation de la St Specta Films) et il a dû faire produire son dernier film « Parade » avec l'aide de la télévision suédoise en 1973. Cette situation n'a pas échappé à Philippe Labro qui rapportant dans Paris-Match la mort de Tati écrivit «  Adieu M. Hulot. On le pleure mort, il aurait fallut l'aider vivant ».

    Il n'a donc été vraiment reconnu qu'après sa mort, avec d’ailleurs une certaine gêne mais il eût sans doute apprécié de son vivant les couronnes de lauriers qu'on lui tresse aujourd'hui.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • FLEURS DE RUINE – Patrick Modiano

    N°703 - Décembre 2013.

    FLEURS DE RUINE – Patrick Modiano – Le Seuil (1991)

    Le 24 avril 1933, un jeune couple, Urbain et Gisèle T. se sont suicidés dans leur appartement parisien après une équipée nocturne dans la quartier de Montparnasse. C'était des gens sans histoire et leur geste reste un mystère pour les enquêteurs puisque sa seule explication réside dans quelques mots griffonnés à la hâte « Ma femme s'est tuée. Nous étions ivres, je me tue. Ne cherchez pas... ». C'est le début d'un roman dans le style de Simenon, une « orgie tragique » que la narrateur va s'efforcer d’éclaircir... trente ans après ! Il ne va d'ailleurs pas tardé à croire que cet épisode a croisé sa propre histoire. Oui, mais ici nous sommes dans une fiction de Modiano et rien n'y est comme ailleurs puisque non seulement nous n'en saurons pas davantage et le mystère restera entier malgré les hésitations et les appels à témoins, mais d'interrogations en rebondissements, le narrateur va aller à la rencontre de son passé, de sa jeunesse et d'errances parisiennes en rencontres insolites, de noms avalés par le temps en silhouettes fantomatiques, il va s'interroger sur le passé un peu glauque de son propre père, Albert, juif italien, raflé par la Gestapo en 1943 et libéré par un membre de « la bande de la rue Lauriston » de triste mémoire. Ici et comme toujours l'auteur-narrateur poursuit sa traditionnelle quête d'identité, sa recherche personnelle comme si tout ses romans se résumaient à un seul et même livre. Enfant délaissé par ses parents, il est livré à lui-même, s'enfuit du collègue où il est enfermé, est recueilli par une Danoise un peu mystérieuse, croise des personnages insolites à travers qui il recherche comme toujours le visage de ce père insaisissable.

    Il conte cette histoire en évoquant sa liaison avec Jacqueline, une jeune femme avec qui il vivait jadis assez chichement une vie hasardeuse et itinérante d’hôtels en cafés de quartier entre Paris et Vienne. Ce que je retiens aussi c'est cette phrase tissée avec une grande économie de mots, un style à minima.

    Ici aussi sa magie opère dès le début et c'est une remarque que je me fais à chaque fois, dès la première phrase d'un de ses romans, je me sens happé par un texte qui pourtant n'a rien de grandiloquent, bien au contraire, mais dont les mots m’entraînent jusqu'à la fin, sans que l'ennui viennent s’insinuer dans ma lecture, avec cette envie d'en savoir davantage même si, finalement, je suis un peu perdu dans tout cela.

    Reste, un peu comme à chaque fois, le titre et son aspect mystérieux. Là non plus il ne faut pas trop chercher à comprendre et se laisser porter par cette sorte de mirage qui, en ce qui me concerne, se manifeste encore. Le titre est comme le texte, il procède d'une alchimie et si nous en cherchons la signification, nous n'aurons que cette phrase aussi énigmatique que cette aventure un peu folle qui aurait pu être écrite dans « l'écume des jours » de Boris Vian « J'ai senti une pression au creux de ma poitrine, une fleur dont les pétales s’agrandissaient et me faisaient suffoquer ».

    Indépendamment de tous les commentaires qui peuvent être faits sur un roman de Modiano, je souhaite avant tout privilégier un thème qu'est celui de l'écriture. « J’échafaudais toutes les hypothèses concernant Philippe de Pacheco dont je ne connaissais même pas le visage... sans en avoir pleinement conscience, je commençais mon premier livre ». Cette histoire qui émigre de personnage en personnage donne au narrateur l'envie d'écrire un roman qui se construit de lui-même, presque malgré lui. Cette remarque pourrait paraître anodine mais elle éveille chez moi un commentaire. En effet, malgré l'histoire qu'il nous raconte et malgré ses digressions nombreuses et coutumières, Modiano avoue sans vraiment vouloir le faire le rôle que joue pour lui l'écriture. Chacun de ses romans est une quête de son père qu'il déguise sous des identités différentes. Compte tenu de la personnalité complexe et du halo de mystère qui entoure ce dernier, cela provoque chez lui une sorte de névrose obsédante qu'il combat avec des mots. J'ai personnellement pu m'apercevoir du pouvoir de ces mots par rapport à une situation tragique. C'est d'autant plus étonnant qu'il n'y a rien de plus fragile, de plus banal aussi que de tracer des phraes sur une feuille blanche. Cet exercice qui est aussi une épreuve a un pouvoir de libération insoupçonné. Nommer les choses bouleverse, mettre des mots sur ses maux, surtout s'ils sont écrits extériorise la souffrance, l’exorcise. Toute l’œuvre de Modiano est emprunte de cela. Il m'apparaît que l'univers du roman est pour lui différent de ce qu'il peut être pour les autres romanciers. Ceux-là nous racontent une histoire alors que pour lui chaque ouvrage est une quête intime ce qui rejoint la remarque de Léon-Paul Fargue selon laquelle on ne guérit jamais de son enfance.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • VESTIAIRE DE L'ENFANCE – Patrick Modiano

    N°702 - Décembre 2013.

    VESTIAIRE DE L'ENFANCE – Patrick Modiano – Gallimard (1989)

    Comme toujours chez Modiano, il y a cette petite musique des mots un peu nostalgique, un peu obsédante, une histoire qui n'en est pas vraiment une, tout juste une tranche de vie d'un personnage perdu dans le cadastre du monde.

    Ici, le narrateur est Français et vaguement romancier mais a changé de nom pour échapper peut-être à un passé dérangeant. Il travaille comme feuilletoniste quelque part entre Tanger et Tétouan, en tout cas en Afrique du Nord où l’on parle espagnol et un peu toutes les langues. Il est l'auteur d’un improbable feuilleton « Les aventures de Louis XVII » où l'auteur imagine que le fils de Louis XVI n'a pas été exécuté mais s'est établi planteur à la Jamaïque. Il se propose de livrer son histoire à d’hypothétiques auditeurs de ce texte qu'on imagine interminable, plein de rebondissements et sans aucun intérêt. Cette lecture est confiée à Caros Sirvent, un speaker à la voix feutrée qu'il aime écouter à l'extérieur, au café Rosal par exemple où on boit cette eau minérale au goût un peu bizarre. Cela lui rapporte un peu d'argent et surtout il a l'impression de ne pas être tout à fait oisif, d'autant que la chaleur qui règne dans les studios et aussi à l'extérieur n'invite guère à une activité débordante. C'est que le thème qu'il a choisi le touche parce qu'il est question de la « survie des personnes disparues, l'espoir de retrouver un jour ceux qu'on a perdu dans le passé ».

    Au Rosal, il croise le regard d'une jeune femme, Marie, qu'il croit reconnaître pour l'avoir déjà vue quelque part sans savoir où, la retrouve au studio puisqu'elle cherche du travail. A coté de son appartement vit un vieil homme, un érudit qui fait chaque jour ses mouvements de gymnastique mais dont la vue l'indispose. Il l'appelle volontiers « l'insecte ». Entre le narrateur et cette jeune femme qui pourrait être sa fille se déroule un dialogue un peu surréaliste ou la timidité le dispute à l'envie de séduire tout comme est déroutante cette étrange filature décidée par testament par une vieille maîtresse Américaine richissime qui, après sa mort a chargé quelqu'un de le surveiller sans raisons apparentes.

    Chaque épisode de cette vie en pointillés lui rappelle un moment de sa jeunesse, de sa vie à Paris et dans sa tête comme dans son souvenir tout se mélange, le passé comme le présent, la chambre d'un hôtel minable et le vieux blouson de daim qu'il portait quand il était enfant et qui semblait essentiel à sa mère, bien plus important en tout cas que le vaudeville dans lequel elle jouait devant une salle vide. Tout lui revient de ce décor parisien que, malgré l'exil temporaire sous le soleil d'Afrique, il n'a pas oublié et surtout ces « quartiers aux loges de théâtre tendues de velours râpé » ni ces estaminets tristes aux banquettes de moleskine rouge. Son désarroi doit être bien grand pour que, depuis cette Afrique du Nord perdue il décide de lancer sur les ondes un avis de recherche à propos « d'une corbeille de fruits oubliée sur la banquette d'un car » vingt ans plus tôt à Paris !

    Dans son souvenir, Marie se confond avec Rose-Marie qu'il a connue enfant et qui aurait pu être sa mère, deux jeunes femmes à la vie libérée, l'une appartenant au présent et l'autre au passé, deux visages bien présents, obsédants même mais qui s'inscrivent dans une sorte de silence. Cela procède de la quête perpétuelle de cet écrivain qui avouait au cours d'un entretient « Ma recherche perpétuelle de quelque chose de perdu, la quête d'un passé brouillé qu'on ne peut élucider, l'enfance brusquement cassée, tout participe d'une même névrose qui est devenu mon état d'esprit »

    J'ai retrouvé avec plaisir l'univers un peu trouble de Modiano fait d'intemporalité, de lutte pour ne pas perdre ses souvenirs intimes et parisiens, pour exister peut-être dans ce monde, pour mener une recherche proustienne, une quête un peu névrotique du passé, une impression de solitude, d'abandon, de vide, un besoin d'identité qu'on retrouve dans chacun de ses romans. Cet homme qui cherche dans cet improbable lieu retiré du monde à oublier sa jeunesse parisienne n'y parvient cependant pas. Elle revient au hasard d'une impression, d'une sensation malgré cette volonté de disparaître, de se retirer du monde. Ce roman est construit un peu, mais un peu seulement, comme un roman policier dont on ne connaîtrait pas l’énigme et dont le narrateur aurait beaucoup de points communs avec l'auteur. Le suspense est entretenu par diverses digressions qui, parfois, peuvent sembler inutiles ou, à tout le moins superflues. Au bout du compte, le lecteur attentif peut parfaitement être un peu perdu, mais à mon sens, peu importe, l'intérêt des romans de Modiano procède de cette impression de relative perte de repères, une sorte d'abolition des choses ordinaires [« Tout se confondait par un phénomène de surimpression - oui tout se confondait et devenait d'une si pure et si implacable transparence... la transparence du temps, aurait dit Carlos Sirvent »].

    Le texte tisse une sorte de halo mystérieux fait de quête de la mémoire autant qu'une situation un peu surréelle, ces visages de femmes fuyants, cette filature sans autre raison qu'une disposition testamentaire assez incompréhensible. Ici, le dépaysement né d'une mise en scène exotique n'est qu'une illusion, les souvenirs du narrateur-auteur reprennent vite le dessus. Tout ce décor est tissé d'une manière artificielle et laisse place à des souvenirs personnels précis et des détails autobiographiques, mais aussi à une vie qu'il réinvente à partir d'eux.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • NOCES DE NEIGE – Gaëlle Josse

    N°701 - Décembre 2013.

    NOCES DE NEIGE Gaëlle Josse - Éditions Autrement.

     

    Ce sont deux vies de femmes qui par delà le temps se croisent.

     

    Nous sommes en mars 1881, Anna Alexandrovna, fille d'un grand-duc russe quitte Nice où elle a passé l'hiver pour rejoindre Saint-Pétersbourg. Elle s'ennuie dans ces réceptions où il faut danser et faire bonne figure pour trouver un bon parti et dans cette famille où il faut jouer du piano et faire de l'aquarelle. Sa seule passion c'est les chevaux et, pour ce qui concerne les garçons, c'est Dimitri, un jeune aristocrate, qu'elle espère épouser un jour. Son voyage va durer cinq longues journées par le train. Pourtant ce périple lui plaît bien à cause du voyage, des pays traversés...Ce qui lui plaît moins c'est de retrouver sa famille qui, sous des dehors nobles cache des vérités bien peu avouables, l'infidélité de sa mère, les frasques de son père, le secret de son frère qui pourrait bien lui coûter sa carrière et peut-être davantage.

     

    En mars 2012 c'est Irina, jeune Russe qui fait le voyage en sens inverse pour aller rejoindre en deux jours seulement et toujours par le tain, Enzo, un inconnu pour qui elle a tout abandonné. Il l'a invitée pour un mois et lui a même offert son billet, l'argent de son passeport. Son nom autant que la Riviera française qu'elle ne connaît pas la font rêver. Et puis il y a peut-être des projets de mariage puisqu'elle a rencontré Enzo sur un site spécialisé qu'internet simplifie et embellit. Les jeunes filles slaves sont à la mode, elle rêve, cela ne coûte rien, même si toutes ces annonces ressemblent peu ou prou à de l'arnaque ! Elle ne veut pas y penser puisque qu'Enzo représente pour elle un avenir et peut-être le bonheur même si elle ne sait pas grand chose de lui et qu'il n'est pour elle finalement qu'un être quelque peu virtuel. Elle sait qu'elle s'avance vers l'inconnu et cela lui fait peur autant qu'elle doute d'elle-même et la déception est peut-être au bout du chemin malgré l'empressement d'Enzo. Ce serait pourtant une occasion unique d'échapper à la misère, une chance à ne pas laisser passer avec cet homme qui l'attend au bout du quai, à Nice. Et puis elle a mauvaise conscience parce qu'elle lui a menti sur son parcours, oh, un pieux mensonge, rien de bien important. Elle est serveuse dans un self à la sortie du métro mais elle a préféré lui dire qu'elle à travaillé au Café Pouchkine, oui, celui de la chanson de Bécaud ! Elle a un peu honte de se faire épouser par Enzo qui n'est peut-être qu'un pauvre imbécile incapable de séduire une femme. Pour elle aussi le voyage est agréable, quoique que plus populaire et ce malgré les attentions de Sergueï, le chef de bord, sans doute un peu amoureux d'elle. Ce genre de relations entraîne la confidence et parfois plus, mais les rencontres qu'on fait dans les trains sont souvent sans lendemain.

     

    Tout oppose ces deux jeunes filles, l'une est aussi pauvre et prolétaire que l'autre est riche et aristocrate et si Anna n'a presque plus rien à attendre de la vie, Irina, elle puise son bonheur dans le rêve. Elles se protègent, l'une avec cet avenir tissé dans un imaginaire un peu trop séduisant, l'autre avec son rang, son nom et la certitude que tout est tracé d'avance. Ni l'une ni l'autre ne sont vraiment belles comme on imagine les femmes slaves mais c'est là un détail. L'une et l'autre sont emprisonnées dans une sorte d'hypocrisie qui les gêne. Le temps, l' époque aussi les séparent, chacun imprimant en elles sa marque comme un intaille mais l'univers clos du train suscite le souvenir, aiguise la mémoire ce qui parfois fait naître des regrets. Il favorise aussi la découverte qui peut parfois se transformer en déconvenue que la jalousie exacerbe. Bien sûr, Irina n'a jamais entendu parler d'Anna et elles resterons à jamais étrangères l'une à l'autre. Je ne suis pas sûr que ce voyage effectué avec plus de cent trente années de différence et en sens inverse, les rapproche tellement. Certes, nous faisons tous des rêves improbables, nous avons tous dans le secret de notre âme bâti des châteaux de cartes qu'un coup de vent hasardeux a balayé, nous avons tous un jour ou l'autre fait prévaloir notre part de vanité en l'habillant de fantasmes un peu fous. La réalité a été la plus forte et nous avons refermé les bras sur le vide, avec en prime le temps qui passe, qui ride la peau et donne des bleus à l'âme, des espoirs déçus, des regrets, des remords.

     

    Gaëlle Josse sais raconter une histoire, surtout que le microcosme du train avec tout les fantasmes qu'il suscite s'y prête admirablement. Je n'ai cependant pas été enthousiasmé par le style. Ce n'est pas mal écrit, certes mais sans plus et j'ai lu ce récit davantage par curiosité de lecteur, pour connaître l'épilogue, que par réel intérêt pour l'intrigue. J’avoue que ces portraits croisés, complétés à la fin par celui de Philippe Barberi qui lui m'a réellement ému, m'ont laissé une impression bizarre, pas vraiment mauvaise mais un peu artificielle.

     

     

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'OCCUPATION DES SOLS - Jean Echenoz

    N°700 - Décembre 2013.

    L'OCCUPATION DES SOLS - Jean Echenoz – Éditions de Minuit.[1988]

    D'emblée ce titre aux accents administratifs surprend. Cela sent le permis de construire et pourquoi pas les tractations plus ou moins avouables pour obtenir une dérogation voire un passe-droit et ainsi s'enrichir. Ce qui surprend aussi c'est le peu d'épaisseur de ce volume (22 pages) qui peut être baptisé de « Nouvelle ». Pour autant, dans mon opinion, ce récit ne peut être ravalé au rang d'une simple histoire racontée au lecteur pour meubler rapidement une soirée.

    Le texte met en scène le Père Fabre et son fils Paul. La mère, Sylvie, est morte dans l'incendie de leur appartement et d'elle il ne reste rien, ni photos, ni objets lui ayant appartenu. Cela aussi peut surprendre mais pourquoi pas ? Le père et le fils sont partis habiter ailleurs, un appartement dont on s’aperçoit très vite que c'est une demeure de transition. Le père tente, mais en vain, de faire revivre avec des mots cette figure tutélaire pour Paul [« Le soir après le dîner, Fabre parlait à Paul de sa mère...Comme on ne possédait plus de représentation de Sylvie Fabre, il s'épuisait à vouloir la décrire toujours plus exactement. »].

    Pourtant, sur le quai de Valmy, il y a un portait en pied de Sylvie de quinze mètres de haut. Elle figure en effet sur une fresque publicitaire, sur le mur d'un vieil immeuble, en robe bleue décolletée, vantant un parfum. Elle a posé quelques années avant la naissance de Paul alors qu'elle était mannequin. Ensemble ils y vont régulièrement comme pour un pèlerinage mais cela bouleverse le père [« Regarde un peu ta mère, s’énervait Fabre, que ce spectacle mettait en larmes, en rut »] Le fils revient parfois seul en secret pour voir l'unique représentation de Sylvie. Puis le temps fait son œuvre et l'image commence petit à petit à se dégrader [« Sylvie Fabre luttait cependant contre son effacement personnel, bravant l'érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions »] et ce qui a sûrement été une curiosité est progressivement oublié. Pire peut-être on envisage une construction mitoyenne qui va masquer complètement la fresque. Petit à petit les murs montent, mangeant l’image maternelle.

    N'y tenant plus Fabre décide de louer un appartement dans l'immeuble en construction qui jouxte la fresque de Sylvie, exactement sous ses yeux [« Selon ses calculs il dormait contre le sourire, suspendu à ses lèvres comme dans un hamac »]. Dès lors, le père entreprend de convaincre son fils de gratter, c'est à dire de détruite les matériaux de construction neufs pour atteindre et surtout garder pour lui seul le regard de sa femme. Ce faisant et dans la poussière de plâtre, « il commence à faire terriblement chaud ».

    Au-delà de l'histoire, cet épisode raconté avec le style caractéristique d'Echenoz où je persiste à voir de la poésie, entraîne un questionnement. Tout d'abord et compte tenu des circonstances bien particulières, ce mur devient un lieu de souvenir, un peu comme une tombe de substitution [bizarrement, il ne leur vient pas à l'idée de le photographier puisqu'aussi bien ils ne possèdent plus d'images de Sylvie et que le caractère public de cette fresque publicitaire lui confère un aspect nécessairement transitoire qu'ils ne peuvent maîtriser]. Son aspect religieux bien que non exprimé est souligné par la couleur bleue « mariale » et Sylvie est ainsi idéalisée et ce malgré le côté publicitaire et la présence du décolleté profond. Cette image a bien dû interpeller les gens de la rue mais maintenant, après tout ce temps, elle a fait partie du paysage urbain et ils n'y prêtent même plus attention ; elle va disparaître sans même qu'ils s'en aperçoivent. Au pied de l'immeuble, il y avait une animation dans le petit square, on y promenait son chien ou on y amenait ses enfants puis, petit à petit, les choses changent, évoluent, se dissolvent dans le décor. Au pied de cette construction on va creuser les fondations d'un autre bâtiment et graduellement, un peu comme dans la mémoire, les images disparaissent. Pour autant, le père et le fils s'en considèrent comme les gardiens et les visites sont une sorte de culte qu'ils lui rendent. C'est un peu leur acte de mémoire à eux, leur culte à l'absente tant il est vrai qu'un être disparu n'est pas mort tant que quelqu’un pense encore à lui. Il y a aussi cette allégorie de la fresque qui perdure pendant quelques temps. La mémoire est donc intacte, entretenue par des visites régulières, puis, petit à petit, au rythme des démolitions et des ravalements successifs effectués autour de l'image de Sylvie, elle se délite. Puis c'est le creusement des fondations du futur immeuble et l'édification de ses murs. J'y vois la marche du temps et la dégradation progressive au souvenir. C'est aussi une illustration du travail de deuil qui est parfois impossible à faire mais je choisis aussi d'y voir une démarche proustienne de recherche du temps perdu. D'autre part le père comme le fils doivent se reconstruire après la disparition de Sylvie, cette fresque les y aidait et sa disparition signe le début de l'oubli possible qu'ils décident de combattre à leur manière.

    Le choix que le père fait de retrouver le sourire de Sylvie en détruisant le mur de son appartement neuf génère de la fatigue et de la chaleur [« On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud »] . Ce n'est pas sans rappeler celle de l'incendie qui coûta la vie à Sylvie et qui supprima tous les objets qui lui étaient familiers.

    Ce que je retiens aussi de ce récit c'est que l'auteur reste un écrivain de Paris, un témoin de territoire qui aime y mettre en scène des fictions.

    Personnellement, je poursuis avec plaisir la découverte de l’œuvre d'Echenoz.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • 14 - Jean Echenoz

    N°699 Novembre 2013.

    14 - Jean Echenoz – Éditions de Minuit.

    Nous sommes en août 1914 dans un paysage de Vendée et c'est la mobilisation générale. Selon l'image d’Épinal depuis longtemps établie l'engouement pour la guerre est général, même si, n'étant pas de cette génération j'ai toujours eu un peu de mal à y croire. Il faut dire que, pour qu'ils partent « la fleur au fusil », on avait mis les hommes en condition : « Cela n'allait pas durer longtemps, l'Allemagne sera vaincue, nous sommes les plus forts, Vous serez de retour pour Noël... » Dans ces conditions on ne pouvait qu'être optimistes ! Parmi les hommes qui partent, il y a Anthime, Charles, deux frères qui ne se ressemblent pas mais qui appartiennent à une famille de notables qui dirige l'usine locale de chaussures Borne-Seze. Quand Anthime a volontiers des copains dans le peuple, Charles détonne avec ses airs supérieurs. Avec Padioleau, Bossis et Arcenel tous sont incorporés le même jour, dans le même régiment qui part pour les Ardennes. Il y a aussi ceux qui restent. Blanche Borne, une jeune fille tout à fait comme il faut est de ceux-là. Elle est la fille unique du directeur de l'usine. Elle les attendra l'un et l'autre. Rapidement il apparaît qu'elle est enceinte des œuvres de Charles et pour lui éviter de se faire tuer au front où les choses se gâtent, il est muté, par protection dans l'aviation naissante mais trouve la mort rapidement. Anthime quant à lui reçoit le baptême du feu sans y avoir été vraiment préparé, encouragé par une anachronique batterie- fanfare dépêchée au milieu des combats. Ses lettres à Blanche dépeignent une situation catastrophique, des blessés, des morts, le froid, les tranchées, les poux, les rats, la neige, la mitraille, les bombardements, les charges meurtrières...

    A l'arrière on s'organise et les femmes prennent la place des hommes. Blanche met au monde Juliette. Elle prend le nom de sa mère, Charles, non marié avec elle est déjà mort. Anthime lui s'adapte aux circonstances qui ne sont guère brillantes. Il faut dire qu'il s'est toujours fait à tout. Pourtant, dans les tranchées le chaos s’installe et avec lui la peur des obus, de l’explosion des sapes, la mort aveugle qui rode, la putréfaction des cadavres, la boue, le terrain gagné et reperdu... Restent les autres compagnons d'infortune, ceux des Vendéens qui ont été incorporés en même temps que lui. Ils s'étaient un peu perdu de vue au hasard des opérations mais leur amitié militaire leur avait permis de supporter la guerre. Certains avait été tués ou manquaient à l'appel et Arcenel, après un moment d'absence s'éloigne vers l'arrière. Repris il sera considéré comme déserteur et fusillé pour l'exemple. Il s'adapte à tout cet Anthime, même au pire puisque, après deux ans de combat, il perd son bras droit emporté par un éclat d'obus. Cette blessure providentielle fait de lui certes un invalide mais surtout un démobilisé. Pour lui la guerre est finie, il peut rentrer chez lui et retrouver Blanche en deuil. Par hasard, il retrouve Padioleau qui a perdu la vue à cause des gaz. Ils parleront ensemble de cette guerre meurtrière qui n'en finit pas mais finiront par s'ennuyer à ces évocations.

    Anthime qui souffrait de son bras absent et qui ne pouvait plus guère effectuer son travail de comptable se voit intégré à la place de Charles, au collège de direction de l'entreprise. Les commandes de guerre profitent largement à cette usine de chaussures qui travaille pour l'armée mais qui en profite pour livrer des brodequins d'une piètre qualité ce qui attire l'attention des militaires et provoque un procès qu'il faudra aller défendre au tribunal de commerce de Paris. Pour faire bonne mesure on prend des sanctions et c'est bien entendu le lampiste qui prend, contre un belle indemnités cependant. Blanche sera déléguée au procès pour représenter et défendre l'entreprise. Anthime bien entendu l'accompagne. Elle deviendra sa femme et la mère de son fils prénommé Charles.

    Il s'agit du 15° roman de Jean Echenoz qui n’est pas un inconnu pour cette revue (La Feuille Volante n°408, 412, 413...) rompt ici avec sa série de romans biographiques, « Ravel » consacré à Maurice Ravel (2006) (La Feuille Volante n°425), « Courir » qui parlait du coureur Émile Zatopeck, ( 2008) (La Feuille Volante n°407), « Des éclairs » qui évoquait le physicien Nicolas Tesla (2010) (La Feuille Volante n°492). Il ne parle pas du déroulement des opérations militaires, ce n’est pas une de ces grandes fresques historiques auxquelles on nous a habitués mais a trouvé son prétexte à partir de carnets de guerre découverts dans sa famille. Ce texte assez court rend compte de détails de la vie de poilus, des hommes de base dans les tranchées au quotidien d'une manière à la fois émouvante et simple. Il le fait avec son habituel style qu'il teinte d'un certain humour bien que le sujet ne s'y prête guère. Quant à l'épilogue, il ne surprendra sans doute personne.

    Je n'ai pas été déçu par ce dernier roman qui se lit très facilement. Ce fut, comme d'habitude, un bon moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • EDWARD HOPPER – Entractes – Alain Cueff

    N°698 Novembre 2013.

    EDWARD HOPPER – Entractes – Alain Cueff – Flammarion.

    Je poursuis avec cet ouvrage mon approche passionnée de l’œuvre d'Edward Hopper (1882-1967) tant sa peinture exerce sur moi, comme sur beaucoup sans doute, une étrange attraction.

    Alain Cueff reprend bien volontiers les idées développées depuis longtemps à propos du peintre américain [solitude, mélancolie, aliénation,...] mais invite son lecteur à regarder ses tableaux sous un autre angle, les commentant en fonction de son vécu personnel et des influences qu'il a pu subir, prenant comme fil d'Ariane chronologique certains d'entre eux. Il parvient à la conclusion que si ces idées sont certes justes, il faut en chercher la raison autant dans sa psychologie personnelle, dans ses illusions de jeunesse où il espérait que l'impressionnisme qui l'avait tant influencé lors de son séjour en France serait accueilli favorablement dans son pays, que dans les événements extérieurs que connaît son pays. En effet, Cueff prétend que le regard vide des personnages peut parfaitement aussi s'expliquer par le revers du « rêve américain » qui ne serait qu'un leurre. La crise économique née de 1929, les émeutes, le chômage ont mis à mal ce concept. De plus le francophile qu'il est s'alarme de l’attentisme de l'Amérique face à la montée du nazisme en Europe. Ses personnages prennent, sous son pinceau, conscience de la précarité de leur vie, il serait donc le peintre de  « l’existentialisme américain » bien avant qu'en France cette philosophie soit développée.

    D'emblée, l'importance de la lumière est soulignée dans l’œuvre de Hopper. Il en fera, à la fin le thème unique de ses tableaux. Il s'attachera également à peindre des personnages dont la mélancolie est visible. Ils sont à son image, lui-même étant quelqu'un de timide, réservé, peu souriant, puritain et aimant la lecture. Sa confession baptiste explique sûrement le côté dépouillé de ses toiles. On a dit de lui qu'il peignait ce qu'il voyait, ce qu'il connaissait le mieux, qu'il tirait son inspiration du quotidien. C'est sans doute vrai, mais sa vision était probablement sélective puisqu'il habitait New-York, a représenté des maisons à l'architecture victorienne mais n'a jamais peint de gratte-ciels. Cette ville qu'il aimait et où il a pratiquement toujours résidé fourmille de vie alors que ses tableaux sont vides de présence humaine et que ses personnages sont immobiles et silencieux. Même si, comme de Chirico et Magritte, il a une prédilection pour les paysages urbains déserts, l'auteur note le côté inquiétant des personnages représentés, leur immobilisme et le silence qui les entoure. C'est un peu comme s'il étaient des mannequins sans vie, des êtres désincarnés au regard vide, dans une expression d'attente, souvent plongés dans la lecture. C'est une constante de la peinture de Hopper que ce vide, que cette solitude. Ces deux thèmes viendront d'ailleurs en conclusion de son œuvre. Les paysages eux-mêmes n'inspirent pas au spectateur quelque chose de reposant comme ils pourraient le faire et là aussi il ressent cette même impression de vacuité.

    Hopper est un contemplatif et ne s'intéresse qu'aux paysages suburbains d'une grande banalité. Il semble saisir l'instant dans son immédiateté, représentant ce qu'il voit mais à travers le prisme de son regard plein de solitude. Il prétendait d'ailleurs un peu bizarrement « n'avoir d'autre ambition que de peindre la lumière du soleil sur les murs d'une maison ». Le soleil est effectivement souvent présent dans ses toiles, éclaire les personnages, mais il n'est jamais visible de face, ce sont toujours ses effets que le peintre donne à voir, un peu comme s'il hésitait, s'il n'osait pas. Pourtant ce soleil éclaire mais ne réchauffe pas, ses toiles restant froides

    Cueff propose à chacun de se laisser porter par les tableaux de Hopper, de se laisser inspirer par eux. Il retient l'un des plus emblématiques, « Les oiseaux de nuit » et note que des hommes de lettres ont obéi à une invite créatrice[J'ai personnellement retenu « L'arrière saison » de Philippe Besson – La Feuille Volante n° 604]. Je pense en effet, sans vraiment me l’expliquer, que Hopper interpelle chacun d'entre nous au point de nous inciter intimement à poursuivre pour nous seuls le prétexte de son tableau, de lui donner une suite personnelle.[Il semblerait que le tableau lui-même ait été peint après la lecture d'une nouvelle d'Hemingway, bien que Hopper ait prétendu le contraire].

    Hopper n'a été vraiment connu qu'à partir de 1925, date à laquelle il commence à vivre de sa peinture. Auparavant il a été illustrateur, dessinateur d'affiches publicitaires et pour le cinéma et il ne fait aucun doute que cette période qu'on peut qualifier d'initiatique a été pour lui une sorte d'apprentissage qui va, par la suite, influencer son style réaliste. Tout n'a cependant pas été simple pour lui. Même s'il ne vend son premier tableau qu'en 1913 et qu'il commence à participer à des expositions collectives qui ne lui valent que de l'indifférence de la part de la critique, il doute, cherche sa voie et s'oriente même un temps vers la gravure et vers l'aquarelle. Il est en quelque sorte « coincé » entre l'invention de la photographie qu'il n'aime guère et l'évolution de la peinture vers le cubisme, l'abstrait, le surréalisme qui invitent davantage le spectateur au rêve et à l'imaginaire. Malgré sa relative réussite en gravure il revient cependant vers la peinture en privilégiant le nu féminin ce qui peut signifier chez lui à un désir sexuel latent, obsessionnel et refoulé. Jusqu’à la fin de sa vie il représentera des femmes nues ou vêtues au point qu'on a pu le qualifier de voyeur pudique. En observant les personnages féminins de ses tableaux, on ne peut qu'être frappé par leurs formes généreuses et sculpturales qui marquent un caractère sexuel évident. Les femmes (même si son épouse en est l'unique modèle, ainsi métamorphosée sur chaque toile) qu'il peint semblent attendre quelque chose, mieux, l'espérer. Le fait qu'il peignent des femmes dans cette sorte d'expectative peut parfaitement être la transcription personnelle et inversée de son attente à lui. Il n'est pas illogique de penser que cela peut être le « grand amour ». Hopper a toujours été un solitaire, on lui connaît peu de liaisons amoureuses et son union avec « Jo » a été plus un mariage, d’ailleurs tardif (il est dans la quarantaine), de raison qu'un amour passionné. Tout les oppose et cela ne peut qu'enfanter des disputes conjugales, une incommunicabilité définitive entre eux, un silence oppressant. « Jo » se révèle en effet être une épouse jalouse qui peint elle-même de moins en moins et compense sans doute par la tenue d'un journal intime tout comme son mari pratique la peinture. Ces deux activités peuvent être interprétées comme un refuge, pire peut-être, comme les deux faces d'une même souffrance ! Cueff note d'ailleurs que ce n'est pas le moindre des paradoxes que Hopper ait voulu peindre apparemment des tableaux impersonnels alors qu'en réalité ils sont le reflet de sa propre vie, entretiennent aussi une énigme qui reste entière.

    Ce livre passionnant éclaire d'un jour nouveau la démarche créative de Hopper et contribue à lever une partie du voile sur un style réaliste (ou néo-réaliste) étrangement attractif et moderne à la fois, qui est le reflet de son siècle autant que de sa vie et de sa personnalité.

    Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • HOPPER (Métamorphoses du réel)– Rolf Günter Renner

    N°696 Novembre 2013.

    HOPPER (Métamorphoses du réel)– Rolf Günter Renner- Éditions Taschen.

    Dans mon opinion, Edward Hopper (1882-1967) a toujours incarné la peinture américaine de son temps, peignant des scènes de la vie quotidienne des classes moyennes avec un grand réalisme, une certaine mélancolie voire une aliénation. Il ressort de ses toiles une solitude des personnages autant que des paysages représentés, une ambiance un peu froide, secrète, silencieuse, presque désincarnée, à la fois étrangère et bizarrement familière. Cette esthétique est ambiguë mais dans l’histoire de l'art Hopper incarne cet « individualisme américain » qu'on retrouvera chez Johnson Pollock dans un registre évidemment différent. Il n'a été connu que tardivement, à peu près vers 1925, mais à partir de cette date il a été reconnu comme un artiste américain majeur et non plus comme un peintre ordinaire. Si Hopper a pratiquement toute sa vie habité modestement à New-York, à exception de vacances au Cap Cod, il a très tôt effectué des voyages en Europe et notamment en France d'où il a rapporté une inspiration très forte de l'Impressionnisme et aussi de Rembrandt. On peut distinguer au moins deux périodes dans son œuvre, d'abord l'impressionnisme héritée de l'Europe puis le réalisme qui le caractérise et qui fait sa véritable originalité ainsi qu'un double aspect, celui de polarité entre culture et nature d'une part et d'autre part un travail très poussé sur l'ombre et la lumière. Tout au long de sa vie il a insisté sur cette étude de la lumière, du soleil, donnant, à la fin, une impression de vide à ses toiles.

    Il est certes un peintre réaliste, mais Renner nous invite à dépasser cet aspect purement visuel pour nous intéresser à une approche plus intimiste qu'il ne faut cependant pas négliger, une lecture codée de chaque toile qui donne à travers la posture des personnages, les paysages représentés mais aussi le jeu des ombres et de la lumière une véritable explication de la psychologie du peintre, un peu comme si, au paysage extérieur, correspondait son état d'esprit intérieur. Il transporte dans sa peinture ses perceptions intimes, ses obsessions.

    Certes, il emprunte à l'Europe un peu de son romantisme qu'on peut déceler chez Magritte et chez Munch. De sa période parisienne il rapporte des paysages urbains bien dans le style du XIX° siècle français, mais progressivement et sans rupture marquée l'expressionnisme s'installe, les décors deviennent géométriques, droits, sans fioriture, maisons au style épuré, encadrements de fenêtres qui ouvrent sur l'extérieur d'où on découvre un paysage naturel ou parfois aussi le vide. Déjà, dans certains tableaux, il suggérait le vent par le simple mouvement d'un rideau. Le culte du détail s'affirme et Hopper jouant sur les ombres et sur la lumière souligne la perspective. La nature est parfois choisie mais elle est représentée dépouillée, réduite à quelques arbres, des collines, une maison isolée, une route, une voie de chemin de fer, un passage à niveau ... Les villes aussi sont mises en scène, ce sont le plus souvent des rues dénuées de présence humaine, des vitrines très éclairées, des stations-service, des panneaux publicitaires, des façades le plus souvent traitées dans une palette sombre avec cependant un grand souci du détail. Il incarne la marque indélébile de la civilisation dans laquelle il vit, du temps qui est le sien. Les intérieurs sont souvent impersonnels, halls ou chambres d'hôtels ou de maison, bureaux, cinémas, compartiments de train... Là aussi la couleur dominante est foncée et triste, contraste souvent avec un violent éclairage. Hopper est cependant très attaché aux symboles de cette civilisation américaine, il incarne le « symbolisme narratif » et l'ambiance qui se dégage de certains tableaux ne sont pas sans rappeler le traumatisme de la grande dépression des années 30.

    Les personnages sont beaucoup plus intéressants et Hopper s'y attarde plus volontiers. Il ressort des scènes représentées une solitude un peu dérangeante. Au début de sa carrière, celle qui est plus volontiers tournée vers l'impressionnisme, on peut voir une parenté avec Degas et privilégier dans la toile un moment heureux que notre imagination peut éventuellement prolonger. Rapidement, il diverge cependant représentant des personnages figés. Quand il choisit des femmes pour modèle, il les présente souvent habillées mais parfois nues. Dans les deux cas, elles sont souvent sensuelles, leur corps a quelque chose de provoquant, elles évoquent un désir refoulé du peintre, incarnent une obsession qui jouxte le voyeurisme, qui évoque un désir refoulé. On peut y voir un désir charnel latent et il faut se souvenir que Hopper est de confession baptiste et donc puritain comme les Américains de son temps. Souvent ces femmes lisent ou attendent mais il y a une sorte d'ennui, de désespoir dans cette posture, une impression d’abandon, comme si elles espéraient quelque chose qui pourrait ressembler à l'amour ou la mort mais avec un grand détachement cependant. Le seul mouvement perceptible est suscité par le vent qui soulève un rideaux, une vague qui ondule... Quand elles sont représentées en présence d'autres personnages, il se dégage d'elles une sensation de solitude, pire de déréliction, d'abandon, de torpeur, d'apathie comme si elles étaient étrangères à la scène dans laquelle elles figurent. Il est possible que, sous les multiples visages de ces femmes c'est son épouse qu'il peint, mais cette représentation évoque davantage la séparation que la communauté tant les relations que Hopper avait avec son épouse « Jo » étaient conflictuelles. Souvent les personnages regardent vers l'extérieur mais leurs yeux sont vides. Les hommes eux-même portent sur leur visage ce détachement ; Ils sont pensifs et renfermés sur eux-mêmes. L'impression d'ensemble est qu'ils sont muets et quand un dialogue est suscité par le peintre il en ressort une impression malsaine de tension à l’intérieur du couple semblable sans doute à ses difficultés personnelles. Quand ils les représentent en société, Hopper les figure souvent dans des zones de transit, halls ou chambres d'hôtel, bars. Ils suggère sans vraiment le montrer, une invitation au plaisir, mais une invitation seulement.

    Ses toiles sont à l'exacte image de sa vie, sans grands bouleversements, sans grands bonheurs non plus, sans moments d'exception, sans rupture importante, seulement brouillée par une mésentente conjugale constante renforcée par le fait que son épouse « Jo » est certes son premier critique mais est aussi peintre elle-même mais qui choisit d'abandonner progressivement cette activité. On peut aisément imaginer que pour Hopper sa peinture constitue un refuge, enfante une création constante, mais ce havre est parlant !

    C'est un livre très pédagogique et bien illustré, plein d'explications techniques, pertinentes et passionnantes, en phase avec la vie de Hopper, personnage discret et sans doute malheureux dans son couple mais aussi attentif aux événements extérieurs.

    Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ROMAN DE GARE –  Un film de Claude LELOUCH

     

    N°380– Novembre 2009

    ROMAN DE GARE –  Un film de Claude LELOUCH [2007]. Diffusé le 25/11/2009 20H40 sur Cinéma club.

     

    Je ne suis pas vraiment cinéphile, pas non plus amateur des films de Claude Lelouch, mais là, j'ai été bluffé par le scénario qui juxtapose les histoires sans aucun lien apparent entre elles mais qui finissent par tisser une trame policière où le spectateur lui-même se perd, croit se retrouver pour, encore une fois s'égarer, entre fantasmes, fausses-piste, retournements, mises en abymes, certitudes et remises en question...

     

    Cela commence par la comparution aux « quais des Orfèvres » de Judith Ralitzer [Fanny Ardant], séductrice mais aussi auteur à succès, interrogée par un policier sur la mort suspecte de son mari. Le décor est donc planté.

    Puis, flash back avec l'annonce à la radio d'une évasion de la prison de la santé d'un dangereux criminel [sa lente descente le long d'un mur de pierre, accroché à des draps noués a quelque chose de merveilleusement désuet]. Puis la caméra s'attarde dans le huis clos d'une voiture sur un couple qui, bien qu'en route pour une demande en mariage, se déchire et finit par se séparer sur une aire d'autoroute. La femme, Huguette[Audrey Dana], plus ou moins coiffeuse et un peu midinette, qui y est abandonnée rencontre par hasard une sorte de magicien, Pierre Laclos/Louis [Dominique Pinon] dont le spectateur craint qu'il ne s'agisse de l'évadé de la prison. On imagine facilement entre eux une idylle et l'issue macabre de celle-ci . Mais rien de tout cela n'arrive. Pourtant, l'individu un peu louche laisse planer un doute sur son véritable métier [Professeur de Lettres dans un lycée de banlieue, secrétaire de Judith Ralitzer, son nègre peut-être?], sa véritable identité, d'autant que l'annonce de l'évasion reste toujours présente. La rencontre, au bord de la route, avec la maréchaussée, relance le suspense, vite dissipé cependant par Huguette.

    Celle-ci, plus ou moins en rupture avec ses parents et qui souhaitait leur présenter l'homme qui allait enfin partager sa vie, demande à l'inconnu qui accepte, de jouer ce rôle pour cette famille un peu atypique et quelque peu soupçonneuse. La certitude du spectateur qu'il est bien en présence d'un tueur est renforcée quand ce dernier passe de longues heures solitaires au bord d'un torrent en quête de truites avec la fille d'Huguette qui vit chez ses grands-parents. Mais là non plus rien de ce qu'il avait pu imaginer ne se passe.

     

    Une autre histoire se déroule sous ses yeux, un professeur de Lettres d'un lycée de banlieue a soudain quitté femme et enfants pour disparaître et fatalement le spectateur pense au compagnon temporaire d'Huguette. Florence [Michèle Bernier], l'épouse ainsi délaissée finit par tomber amoureuse du commissaire qui, précisément, au début du film, est en train d'interroger la romancière.

     

    L'énigmatique Pierre Laclos se retrouve sur la yacht de la romancière à Cannes, le spectateur découvre qu'il est, depuis sept ans son secrétaire et surtout le véritable auteur de tous les livres à succès de Judith Ralitzer, qu'il est en train d'écrire à nouveau pour elle un roman qu'il veut pourtant garder pour lui, qu'elle est en train de le mystifier, qu'il s'en rend compte et souhaite mettre fin à cette collaboration avant d'être, lui aussi, victime de la meurtrière romancière. Quand il disparaît, en vue des côtes, et qu'il ne réapparait pas pendant un an, Judith est, en public lors d'une émission de télévision, accusée par Huguette de n'être pas l'auteur de ses livres et par le policier d'être la meurtrière de son secrétaire, comme elle l'est peut-être de son mari.

     

    Tout rentre dans l'ordre et la fin, si l'on peut dire, est à la mesure de ce drame qui tient le spectateur en haleine tout au long du film.

     

     

    Claude Lelouch a signé ce film d'un pseudonyme [Hervé Picard], laissant croire à l'existence d'un nouveau réalisateur. Cela n'est pas sans rappeler l'aventure littéraire d'Émile Ajard, alias Romain Gary, qui mystifia tout le monde au point d'obtenir, par cet artifice, une deuxième fois le prestigieux Prix Goncourt]. J'aime bien qu'on brouille ainsi les cartes pour remettre les choses à leur vraie place, qu'on les bouscule et qu'on s'affirme, surtout quand le talent est au rendez-vous.

     

    J'avais modérément aimé sa filmographie, je suis, par cette œuvre qui n'a rien d'un banal roman de gare, réconcilié avec lui.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2009.http://hervegautier.e-monsite.com

  • UNE JOURNEE PARTICULIERE – Un film d'Etorre Scola

    N°697 Novembre 2013.

    UNE JOURNEE PARTICULIERE – Un film d'Etorre Scola.[1977]

    OCS géants – Lundi 18 novembre 2013 - 20H40.

    Rarement le cinéma dont l'apanage est le déplacement, des grands espaces, le mouvement, aura respecté à ce point les règles du théâtre classique, unités de lieu, de temps et d'action.

    Nous sommes le 8 Mai 1938 et c'est la rencontre entre Mussolini et Hitler à Rome. La guerre n'est pas encore là mais on la sent monter, presque toute l'Italie est fasciste et embrigadée derrière son leader. En ce jour tous les Romains se pressent à cette cérémonie qui va mettre en exergue la puissance du pays et acter cette union qui anéantira plus tard ces deux puissances avec en prime les exclusions, les lois raciales et les délires guerriers. Voila pour l'extérieur.

    Le spectateur est comme invité dans l’appartement d'Antonietta (Sophia Loren), une jeune romaine dont le mari est un petit fonctionnaire fasciste. Elle est mère de six enfants, vieillie prématurément par les maternités successives et le travail domestique et semble heureuse malgré tout. Elle n'ira pas à la manifestation patriotique comme son mari et ses enfants, tous revêtus de leur uniforme, tout comme d'ailleurs tous les habitants de l'immeuble. Elle restera habillée d'un sarrau et vaquera à ses occupations ménagères pendant ce temps. Elle aurait bien voulu pourtant accompagner sa famille puisqu'elle a pour le Duce une vénération particulière, elle qui, en un seul regard furtif de Mussolini, au milieu de la foule, a un jour ressenti toute la séduction de ce dernier. Tous désertent en effet l'immeuble à l'appel des haut-parleurs qui diffuseront pendant tout le film des chants patriotiques, de la musique militaire et des annonces célébrant l'amitié germano-italienne. Pas tous les habitants de l'immeuble cependant puisque la concierge reste pour remplir son rôle de gardienne. L'immeuble s'y prête d'ailleurs puisqu'il est tellement exigu qu'elle peut surveiller chaque locataire depuis sa fenêtre. On imagine qu'elle s'acquitte de son rôle avec zèle et même un certain plaisir puisqu'elle sait tout de tous. (Quand Gabrielle est entré chez Antonietta, elle le sait) On a donc l'impression que cette journée sera ordinaire, sans relief pour personne en dehors du déploiement militaire dont on n'entend que des échos.

    Puis la caméra nous révèle l'existence d'une autre personne, un homme seul, Gabriele (Marcello Mastroianni) écrivant à son bureau, dont on ne sait pas forcément au départ qu'il habite le même immeuble. Ce n'est que la fuite momentanée du mainate d'Antonietta que ce détail nous est révélé, cette dernière allant frapper à sa porte pour atteindre l'oiseau posé sur le rebord d'une fenêtre. L'oiseau remis dans sa cage, la relation entre cet homme et cette femme dont à priori rien ne prédisposait à se rencontrer peut commencer. Les deux personnages tomberont petit à petit leur masque, elle lui révélant qu'elle supporte un mari volage qui va la quitter bientôt pour une autre femme plus instruite qu'elle et assumant des maternités répétées et voulues par cet homme dans le seul but de plaire au régime, lui commençant par se faire passer pour un animateur de la radio pour finalement lui avouer un travail minable de plumitif et son licenciement pour homosexualité. Ils finiront, à l’initiative d' Antonietta, par avoir une relation intime que Gabiele n'aura pas le courage de lui refuser. Si elle rend Antonietta heureuse temporairement, elle laisse Gabriele songeur et finalement malheureux mais faire l'amour avec lui a été une fête quand ce n'est plus qu'un devoir avec son mari.

    Ce film m'a ému, non pas tant parce que les deux acteurs principaux sont mis en scène à contre-emploi, Sophia Loren incarnant une femme vieillie, introvertie et timide et Mastrioanni un homosexuel désespéré, pas non plus parce que le film met en évidence deux solitudes qui ne se seront rencontrées que l'espace d'une journée et ne se croiseront jamais plus, pas davantage parce que l'homosexualité est réprimée par le fascisme d'une manière odieuse et inadmissible puisqu'elle ne représente pas une menace pour le régime mais pour bien autre chose. Ce n'est même pas la mélancolie qui ressort de ces images en noir et blanc, le décor triste d'un appartement sans luxe ou d'une terrasse où sèche du linge usagé. Ce n'est pas non plus le malheur que traîne chacun des deux acteurs jusque sur leur visage et leur intense tristesse quand Gabriele est emmené en exil et qu'Antonietta qui sait ce que le régime lui réserve le voit partir. On peut à ce moment-là penser que les choses vont reprendre leur cours normal, qu' Antonietta va continuer à obéir aux ordres de son mari, « le jour comme la nuit », que l'appartement de Gabriele sera occupé par un autre fonctionnaire du régime... Ce qui me frappe c'est qu'à ce moment-là précisément, ces deux êtres si dissemblables, elle qui est si inféodée au fascisme qu'elle accepte son rôle de femme soumise à son mari, uniquement destinée à mettre des enfants au monde, lui qui, un peu malgré lui, fait allégeance au Duce qui glorifie l'homme viril et exclut les marginaux, ont l'intuition de la mort, l'acceptent comme une délivrance, Antonietta parce qu'elle est persuadée qu'elle ne rencontrera plus jamais l'amour, Gabriele parce qu'il part pour un voyage qui sera sans doute sans retour.

    Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE VOYAGE A ROME- Alberto MORAVIA

    N°57

    Avril 1991

     

     

     

    LE VOYAGE A ROME- Alberto MORAVIA – Editions Flamarion.

     

     

     

    C’est tout l’univers psychologique de Moravia qu’on retrouve dans ce livre où les acteurs agissent les uns par rapport aux autres, au gré de leurs fantasmes.

     

    Étrange personnage que ce jeune homme de 20 ans qui se dit poète sans jamais avoir rien écrit mais qui cherche celui qui aurait bien pu le faire à sa place, croit l’avoir trouvé et fait siens ses propres vers par des citations répétées.

     

    Il revient après 15 ans de séparation retrouver son père mais croise le fantôme d’une mère nymphomane, morte quelques années plus tôt.

     

    Comme toujours, les acteurs sont croqués par petites touches successives, toutes en nuances, parfois en demi-teinte, mais le roman tout entier est baigné par la vision, à la fois fugace et insistante d’un jeune enfant surprenant sa mère avec son amant au point qu’il désire toute sa vie être cet homme par une pulsion mi-incestueuse mi-exorciste.

     

    Par une sorte de transfert, il projette sur toutes les femmes l’objet de sa quête et la mort de cette mère devient un obstacle obsédant.

     

    L’histoire se déroule à Rome dans une sorte de jeu où l’amour et la séduction le disputent à l’hésitation.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • LE MORT AUX QUATRE TOMBEAUX – Peter MAY

    N°695 Novembre 2013.

    LE MORT AUX QUATRE TOMBEAUX – Peter MAY- Éditions du Rouergue.

    Traduit de l'anglais par Ariane Bataille.

    Il faut se méfier des défis qu'on relève sous l'empire de alcool surtout si les partenaires sont le chef de la police de Cahors et le Préfet du Lot. Enzo Macleod, ancien légiste de la police écossaise, domicilié en France et professeur de biologie à l'université s'est en effet engagé à élucider les sept crimes non élucidés dont il est question dans le livre du journaliste Roger Raffin. Celui de Jacques Gaillard est l'un d'eux. Il a disparu depuis 10 ans ans sans laisser la moindre trace sauf un crâne qui s'est avéré être le sien, un stéthoscope, un fémur, un pendentif avec une abeille en or, une coquille St Jacques et une médaille de l'Ordre de la Libération, le tout enfermé dans une malle, elle-même murée dans les catacombes parisiens. Cette affaire énigmatique n'a pas trouvé de solution malgré les efforts de la police. C'est à partir de cet inventaire à la Prévert qu'Enzo va mener son enquête d'autant plus que ce Gaillard est lui aussi une énigme autant que la mise en scène de sa mort : on a en effet retrouvé son sang mêlé à celui d'une tête de porc disposée sur les marches d'un église parisienne où il venait prier. Brillant élève de l'Ena, il fut conseiller du Premier Ministre mais surtout spécialiste du cinéma et star de la télévision.

    Les indices relevés mènent Enzo de Toulouse à Paris, à Metz, à Auxerre et même dans les caves de Champagne et à chaque fois une autre malle contenant des morceaux du corps démembré de Gaillard, toujours accompagnés d'objets bizarres qui sont autant de réponses aux interrogations d'Enzo … mais aussi autant de nouvelles questions. Ce sont des pièces d'un puzzle macabre. Ainsi, en peu de temps, c'est à dire lors de sa première découverte, un simple professeur de biologie a réussi à découvrir ce que la police n'avait pas pu révéler en une décennie. Cela bien sûr relance l'enquête et on prie Macleod, en haut-lieu, de cesser ses investigations, invitation à la quelle il n'entend, bien entendu, pas obéir. En bon Écossais, il rappelle que, depuis des siècles les Anglais ont voulu leur faire entendre raison, en pure perte ! Et ce même si on attente à sa vie, si on menace de lui supprimer son poste d’enseignant ou si on précède à une garde à vue au 36 quai des Orfèvres ! Il ira de découvertes en découvertes.

    Il ne se doutait pas en acceptant ce pari un peu ridicule où tout cela allait le mener et les difficultés qu'il allait rencontrer. Les cadavres se multiplient autour de lui sans pour autant éclaircir le mystère de la mort de Gaillard. A force d'investigations dans ce qui est aussi une sorte de jeu de piste un peu macabre, il lui paraît évident que la victime a été tuée par un groupe d’étudiants de l'Ena où il était professeur. En outre, il doit explorer, il est vrai grâce à internet et en compagnie de Nicole, une jeune et charmante étudiante, l'histoire de son pays d'adoption à laquelle il est complètement étranger. En revanche il serait plutôt fan de la gastronomie française... et des jolies femmes ! A ce propos, il devait bien se prendre pour un séducteur mais il aurait bien dû le savoir, il faut aussi se méfier des femmes surtout quand elles sont jolies et qu'elles ont quelque chose à cacher... En tout cas lui, dans cette affaire un peu « ténébreuse » n’aura quand même pas tout perdu !

    J'ai trouvé intéressant qu'à l'occasion d'une fiction policière qui d’ordinaire ne s'y prête pas, l'auteur donne des renseignements historiques sur une personne ou sur un lieu. J'avais bien aimé « L’île au chasseur d'oiseaux »[la Feuille Volante n° 511]. J'ai apprécié ce roman même si la profusion un peu fastidieuse de détails et d'indices, censée entretenir le suspense, égare un peu le lecteur.

    Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE MEPRIS – Alberto Moravia

    N°694 Novembre 2013.

    LE MEPRIS – Alberto Moravia- Flammarion (1955).

    Traduit de l'italien par Claude Poncet.

     

    Le sujet de ce roman est celui du mariage d'un homme d'une trentaine d'année, Richard, un peu désargenté mais surtout fan de théâtre qui accepte pour vivre d'être scénariste de cinéma et d’Émilie ancienne dactylo et maintenant femme au foyer. Les deux premières années de cette union sont heureuses. Au départ, c'est un peu la vie de bohème mais la situation de Richard s'améliore vite avec de nouveaux projets de scénarios et le couple achète un appartement, une voiture... Peu à peu, il prend conscience qu’Émilie ne l'aime plus et cela le bouleverse puisqu'il n'a rien fait pour cela. Même si ce travail déplaît à Richard, l'éloigne de son épouse, il lui permet d'éponger les dettes du ménage. Petit à petit, le malaise qu'il vit au sein de son couple affecte son travail. Dès lors la question est simple : doit-il quitter Émilie ou abandonner son emploi pour la garder, est-ce l'absence d'enfant qui provoque cette atmosphère toxique ? Richard entame un dialogue mais ne parvient qu'à une affirmation de cette dernière : Émilie l'aime et veut qu'il garde son emploi, c'est à tout le moins ce qu'elle lui dit. Richard devrait être rassuré mais, imperceptiblement, il sent qu'elle lui ment, il l'interroge encore et de guerre lasse, à force de questions qui sont un peu une forme de harcèlement, son épouse lui avoue qu'elle ne l'aime plus, qu'elle le méprise et qu'elle veut le quitter sans pour autant mettre ce projet à exécution. Le lecteur ne peut pas ne pas supposer un adultère d’Émilie, mais il n'en est rien. Elle se révèle par ailleurs incapable de formuler la raison de ce désamour nouveau, toute l'écriture du roman étant basée sur le raisonnement de Richard, sur sa quête, sur ses interrogations. Dès lors, ils mènent deux vies parallèles et l'ambiance au sein du couple est délétère mais, des motivations d’Émilie, de ses aspirations et des raisons qui la pousse à agir ainsi envers Richard, nous ne saurons rien puisque tout se passe, comme une longue introspection, dans la tête du mari délaissé. D'autre part, Émilie nous est présentée comme une femme d'intérieur assez effacée, d'une éducation un peu sommaire face à un mari artiste et créateur. Moravia souligne par là le fossé qui existe entre les époux qui se sont mariés par amour sans considération de leurs aspirations réciproques. Une fois l'amour disparu, il ne reste plus rien que le vide et le mépris de la part d’Émilie.

     

    Plus tard, Battista, le producteur, propose à Richard d'écrire un scénario sur le thème d'Ulysse. Il souhaite que son travail s'approche le plus possible de la poésie d'Homère parce que ce concept plaira au public alors que Rheingold, le metteur en scène, un Allemand proche de Freud, considère, au contraire Ulysse « comme un homme qui appréhende de revenir auprès de sa femme » et voit dans cette œuvre moins une expédition guerrière vers Troie et un voyage de retour de dix ans que le drame intérieur d'un homme qui souhaite fuir son épouse. Il soutient d'ailleurs que le roi d'Ithaque est parti en guerre moins pour délivrer Hélène que pour fuir son foyer, parce qu'il ne s'entendait plus avec son épouse Pénélope. Les deux visions s'affrontent donc et Richard, coincé entre eux, va devoir choisir mais le producteur qui n'aime guère la psychologie entend bien faire prévaloir son avis au seul motif que c'est lui qui finance le film. Cette ambiance de travail n'est guère favorable à la création d'autant que ce que vit Richard dans son couple s'apparente peu ou prou au scénario prôné par l'Allemand. Cette situation est soulignée par le procédé de mise en abyme. Ces quatre personnages se retrouvent à Capri dans la propriété de Battista et l'affaire se complique puisque qu’Émilie n'est pas insensible au charme de ce dernier et quitte son mari. Dès lors, Richard, trop prudent, trop servile peut-être puisqu'il dépend financièrement de Battista, se révèle incapable de vraiment réagir face à lui. Il ressemble ainsi un peu à cet Ulysse du scénario de Rheingold alors qu’Émilie campe sans le savoir, le personnage de Pénélope. Le metteur en scène ne se prive d'ailleurs pas de lui faire remarquer sa lâcheté par rapport à Battista, mais à mots couverts, en usant de la métaphore grecque, en interprétant le comportement d'Ulysse. Il lui suggère de faire comme lui, d'éliminer le prétendant de sa femme c'est à dire le producteur. Richard s'y refuse[«  En substance, j'étais l'homme civilisé qui dans une situation de caractère primitif, en face d'une faute contre l'honneur, se refuse au geste du coup de couteau, l'homme civilisé qui raisonne même en face des choses sacrées ou réputées telles »] et au lieu de cela Richard songe à se suicider sans pour autant mettre son projet à exécution. Émilie quant à elle finit par formuler enfin une explication à son attitude au sein du couple : Richard n'est pas un homme puisqu'elle suppose que, pour consolider sa situation financière, Richard a poussé sa femme dans les bras de Battista. Elle le méprise donc à cause de cela, même s'il n'en est rien. Son mépris serait donc né d'une méprise.

     

    J'ai relu avec plaisir ce roman découvert, comme bien d'autres ouvrages du même auteur il y a bien des années. Il est l'occasion pour Moravia de se livrer à ce qu'il aime, c'est à dire à une fine analyse psychologique de ses personnages autant qu'à un essai brillant sur le manque d'amour au sein d'un couple. Il nous rappelle que tomber amoureux illumine la routine de ceux qui croisent Eros, mais il ajoute tout aussitôt que ce sentiment appartient aux choses humaines c'est à dire qu'il s'use, que ceux qui le font rimer avec « toujours » sont des menteurs ou des inconscients et qu'on peut facilement oublier ce sentiment par intérêt. J'ai apprécié l'écriture, la poésie des descriptions (notamment celles des paysages de Capri), la finesse des observations. Cela dit quel peut être le message de Moravia ? Voulait-il opposer l'intellectuel qu'est Richard à Battista présenté comme un être « primitif » juste préoccupé par des questions matérielles. Il désire Émilie, a les moyens de sa conquête et ne voit pas pourquoi elle se refuserait. De son côté, cette dernière qui n'aime plus son mari et le lui fait savoir se comporte moins comme une victime que comme une sorte de proie consentante, l'arbitre ou le butin de cette lutte entre deux hommes que tout oppose. Elle a peut-être aussi l'occasion de changer de statut social et entend ne pas s'en priver.

     

    Ce roman est connu surtout depuis que Jean-Luc Godard en fit une adaptation cinématographique en 1963 avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot. Moravia reste pour moi un écrivain majeur, sans doute un peu oublié. En effet le lit-on encore de nos jours ?

     

    Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE GRAND EXIL

    N°693– Novembre 2013.

    LE GRAND EXIL – Franck Pavloff- Le Livre de Poche.

     

     

    Dans ce roman qui se situe à Baňos de Agua Santa en Équateur les personnages qui s 'y croisent sont porteurs de symbole. Lucia tout d'abord, militante alter-mondialiste qui a fui sa famille mexicaine s’apparente à la liberté qu'elle offre aux émigrants sans rien leur demander en leur faisant passer la frontière vers les USA par les voie des airs en ULM et grâce à des relais à l'étranger. Elle tente ainsi de s'opposer aux passeurs avides d'argent, aux prêteurs sur hypothèques qui rackettent les candidats à l'exil. Elle se cache sur les flanc du volcan, bravant le danger et attend désespérément un moteur qui ne vient pas. Il y a aussi Tchaka, un gringo comme ont dit la-bas. On ne sait guère qui il est et ne cherche guère à se lier. Il est un mystère à lui tout seul et observe son environnement c'est à dire le volcan et son éventuelle irruption. Il s'est fait embaucher comme jardinier et cultive les orchidées avec amour. Lui ce serait plutôt la terre qu'il incarne. C'est aussi un poète qui sait parler avec des mots choisis et pendant des heures de l'éternelle histoire des fleurs, des abeilles, de la fécondation et de l'éventuelle découverte d'un hybride encore inconnu. Son employeur est un riche propriétaire de l'hacienda, Don Rodriguo, admirateur de sa famille, de sa lignée, sourd aux avertissements de Tchaka et qui préfère s'en remettre à la mère de Dieu et à sa protection. Enfin il y a Selmo, l'équatorien qui emmène les touristes voir les baleines en pleine mer tout en rêvant à Moby Dick et à la « Rayada » tout juste entraperçue. Il se retrouvera un peu malgré lui embarqué dans le projet un peu fou de Lucia. En toile de fond le volcan Tungurahua gronde et menace. On préfère faire confiance à la Vierge et à ses miracles, à la boisson aussi !

    De son côté Tchaka réussit à convaincre Don Rodrigo de lui confier Manuelito, son petit-fils afin qu'il échappe à la mort. Il représente la vie qui continue.

     

    C'est un roman engagé que signe ici Franck Pavloff puisqu'il choisit de parler des plus défavorisés, dénonçant les conditions de vie misérables des Équatoriens et des pièges dans lesquels il tombent pour échapper à la misère. Récit écrit sur fond d'émigration dans la crainte de la dénonciation , de l'échec, de la mort. C'est aussi l'histoire d'un pays dont les habitants ne vivent que pour cet exil dangereux et de ceux qui restent en tentant d'y survivre. J'ai apprécié les descriptions poétiques qui émaillent ce récit.

    Le lien avec le titre est bien l'exil, celui de ceux qui vont devoir quitter leur pays pour un monde sensé être meilleur, celui de ceux qui vont devoir fuir le volcan pour sauver leur vie, celui aussi, tout intérieur, qui existe en chacun de nous.

     

    © Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • VITA DI MORAVIA- Alberto Moravia – Alain Elkam

    N°87

    Décembre 1991

     

     

     

    VITA DI MORAVIA- Alberto Moravia – Alain Elkam – Editions Christian Bourgois.

     

     

    Son nom est associé au roman psychologique dont le cadre était l’Italie. Il était donc essentiellement un romancier, mais il accepte ici de lever un coin du voile sous lequel il se cachait jusqu’alors puisque aussi bien il avait toujours défendu le droit à la vie privée pour l’écrivain.

     

    Ce long entretien avec Alain Elkam, s’il est, par certains côtés un peu décousu à cause de la technique « demandes-réponses », n’en révèle pas moins l’homme. Né au début du siècle dans une famille bourgeoise aisée, il fait très tôt connaissance avec la souffrance. Moravia est en effet atteint d’une tuberculose osseuse qui fera de lui un habitué du sanatorium. Il est, de ce fait, un enfant solitaire et devient, à cause de cela sans doute, un écrivain. Il a d’ailleurs toujours voulu être ainsi, vivant en son adolescence pour la seule littérature, avec pour référence Dostoïevski et les surréalistes.

     

    Il était un sentimental mais, paradoxalement grand amateur de femmes à qui il semble avoir donné, dans la première partie de sa vie plus d’importance qu’aux événements qu’il traversait. Il était cependant foncièrement antifasciste. On trouve d’ailleurs un peu de cette atmosphère dans ses romans…Les femmes ont beaucoup compté dans sa vie, qu’elles aient été pour lui épouse, maîtresses ou simplement passades. D’Elsa Morante, il disait qu’elle était « plus passionnelle que sensuelle ». En fait, il l’aimait sans en être amoureux.

     

    Ce livre est l’occasion pour Moravia de donner des explications sur sa manière de concevoir le roman, la technique, la langue, le style, l’écriture. Il répète que l’écrivain est un homme sensible, et que de cette sensibilité excessive naît l’art. Elle aurait pu tout aussi le détruire, mais elle a fait de lui un créateur exceptionnel qui était conscient de cet équilibre autant que de l’illumination d’où est née son inspiration…

     

    Il évoque les hommes de Lettres qu’il a croisés, les vertus du voyage … Ce livre est aussi l’occasion de découvrir l’homme public, le journaliste, l’homme politique, député européen, qui jette sur le monde qui l’entoure un regard original, conscient des réalités quotidiennes et des dangers qui menacent la planète.

    Il évoque la vieillesse, la notoriété, le succès, la mort, cette mort qui ne lui faisait pas vraiment peur, mais qui vint le prendre à la sortie de ce livre !

     

    © Hervé GAUTIER.

  • L'EMPLOYÉ – Guillermo Saccomanno

    N°691– Novembre 2013.

    L'EMPLOYÉ Guillermo Saccomanno- Éditions l'Asphalte.

    Traduit de l'espagnol (argentin) par Michèle Guillemond.

     

    Nous sommes dans une ville inconnue et lui, c'est un employé sans nom (il sera nommé ainsi pendant le roman), autant dire un quidam. Avec lui il y a un « collègue » et une « secrétaire », tous gouvernés par un « chef ». Nous sommes donc en plein anonymat et dans un bureau d'une entreprise elle-même innomée. Au dehors, la ville non plus n'a pas de nom. Il y tombe des pluies acides, l'atmosphère est polluée, le réchauffement de la planète y est ressenti durement, la révolte gronde, les attentats sont quotidiens et l'armée y fait régner un ordre tyrannique et meurtrier. On ne peut pas ne pas penser aux scènes quotidiennes durant la dictature militaire d'Argentine.

     

    Le travail au sein de cette entreprise est non seulement déprimant, inintéressant, déshumanisé mais aussi soumis à l'arbitraire, aux impératifs de rendement et aux conditions de travail draconiennes. Le contrôle y est permanent, mené par une hiérarchie tatillonne et inhumaine. Chacun peut perdre sa place sans préavis et sans raison. Cela donne des scènes insoutenables où les suicides ne sont pas rares. « L'employé » tente tant bien que mal de se maintenir à son poste en évitant de faire des vagues. Il est un collaborateur docile et même servile. Cet emploi est son gagne-pain et sans lui il ne pourrait plus assurer une vie décente à sa famille. Il travaille avec un « collègue » dont il ne sait rien mais le hasard va l'inciter à le connaître un peu mieux jusqu'à entrer dans une certaine forme d'intimité avec lui... Puis il va disparaître un matin sans qu'on sache ni comment ni pourquoi !

     

    « L'employé » reste souvent tard le soir, bien après l'horaire légal, bravant la nuit et ses dangers. C'est moins par flagornerie que par une certaine nécessité. Il est marié à une matrone qui le domine, l'humilie sans qu'il puisse vraiment réagir et qui règne tyranniquement sur une marmaille hurlante et quémandeuse. Il lui arrive même de rentrer dans la nuit sans éveiller les soupçons de son épouse. Dans sa vie il n'y a plus de place que pour le rêve et ce rêve, il l'a sous les yeux. Il travaille avec « la secrétaire », une jolie femme apparemment célibataire, ce qui ne manque pas de le faire follement fantasmer d'autant plus qu'il s'aperçoit très tôt qu'elle a avec le « chef », par ailleurs marié et père de famille, une liaison peu discrète. Amoureux de cette femme, il devient évidemment jaloux de ce « chef » mais ne peut ni ne veut interrompre leurs jeux érotiques qui ont lieu pendant les heures de travail au sein même de l'entreprise. Il ronge son frein et enrage contre cet homme qui profite de sa situation et pousse son avantage. Par chance pour lui, cette jeune femme aux mœurs légères et libérées accepte ses avances autant qu'elle répond aux assiduités du « chef ». Après tout, pour elle, il y va du maintien de son emploi, des avantages financiers ou somptuaires et peut-être l'octroi d'une promotion. Pourtant, « l'employé » se retrouve dans son lit à son grand étonnement.. Cela fait de lui un autre homme, soudain capable de tout, même des pires choses, même les plus inavouables, pour un peu de considération de ses supérieurs ou pour porter à l'occasion préjudice à autrui. Bouleversé par sa nouvelle vie, il lui avoue son amour et apprend qu'elle est enceinte, mais d'un autre, probablement du « chef » mais il est tout prêt à passer outre et à s'enfuir avec elle. Elle ne répond guère à ses avances que par des passades avec d'autres partenaires. Pourtant cet « autre » lui-même, son double qu'il voit dans le reflet des vitrines des magasins l’écœure et l’inquiète. Il a l'intuition de sa propre déchéance, de sa solitude, de son désespoir.

     

    C'est un texte déprimant mais poétique parfois, une sorte de roman baroque qui distille une ambiance surréaliste. Pour autant j'ai apprécié l'ambiance des bureaux où règne non pas la bonne humeur comme on pourrait le souhaiter mais en permanence l'espionnage, la trahison, le clabaudage, la flagornerie, la délation. Le monde du travail n'est pas idyllique et il est bon de le rappeler, même dans une fiction. Il est l'image de la société individualiste et égoïste !En revanche j'ai peu goûté les scène de flagellations collectives très sud-américaines, les passages où la culpabilisation le dispute à l'horreur et tout cela sous l'égide de la religion. C'est un roman sombre sur la société, le travail et même l'amour .

     

    Une fois le livre refermé, il reste une impression de malaise tant le texte est réaliste. Je l'ai lu dans la version française mais la traduction qui en est faite est particulièrement évocatrice. Je me suis cru dans un de ces romans d'anticipation écrits notamment au cours du XX° siècle. Ils donnaient à voir un futur étrange et inquiétant. Au mieux nous nous disions que c'était une fantaisie d'auteur, au pire que cela pouvait avoir l'effet d'un avertissement, mais, même s'ils retenaient l'attention, nous n'y croyions pas, cela ne pouvait pas nous arriver. C'était de la fiction, rien de plus ! A quoi assistons-nous aujourd'hui ? Nous vivons dans une société à ce point écartelée que la vie des hommes ne vaut plus rien et qu'on peut se débarrasser d'un être humain sans ménagement au nom de la rentabilité ou simplement de l'arbitraire. Les informations quotidiennes sont pleines de cette violence gratuite et de cette délinquance sans limite. Ce n'est pas pour être passéiste et regretter « le bon vieux temps » qui n'a sûrement jamais existé que dans l'imagination et les regrets mais il est un fait que toutes les valeurs qu'on nous a enseignées et qui étaient les piliers de notre société s'effondrent les unes après les autres. C'est le règne de l’égoïsme, de l’indifférence, la famille n'a plus l'importance qu'elle avait, l'amour entre les hommes et les femmes laisse place au mensonge, à la trahison, aux marchandages, les églises se vident, la vie elle-même n'est plus respectée et la société tente de survivre en écrasant l'autre devenu un obstacle. Quand « L'employé » voit son reflet dans la vitrine des magasins, l'image qu'il perçoit l'inquiète et n'est pas si virtuelle que cela. Ce roman, même s'il nous est présenté sous des dehors volontairement violents et inacceptables est la copie conforme de la société dans laquelle nous vivons actuellement où la solitude et l’ingratitude sont la règle. L'espèce humaine n'est décidément pas fréquentable et ce n'est pas les actions humanitaires effectives mais de plus en plus rares qui la rachète.

    © Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BLOOD TIES – Un film de Guillaume Canet.

    N°692– Novembre 2013.

    BLOOD TIES – Un film de Guillaume Canet.

     

    Nous sommes à New-York en 1974 . Chris, la cinquantaine sort d'une longue peine de prison pour un meurtre. Son frère, Franck, plus jeune, vient le chercher mais ne se sent pas très à l'aise, évidement lui est policier et son frère est un assassin. Il y a autre chose : les deux frères ne se connaissent pratiquement pas, ont eu des vies parallèles et même rivales et ce depuis l'enfance ; Le père, Léon qui avait une préférence pour Chris malgré la prison qu’il a connue très tôt, a fait ce qu'il a pu pour élever ses trois enfants mais le départ de leur mère a déséquilibré cette famille qui aurait pu être heureuse.

     

    Quand Chris sort de prison, il reprend contact avec sa famille, avec Franck évidemment mais aussi avec son père malade et avec sa sœur qui voudrait bien reconstituer cette famille déchirée. Il reproche à son frère de ne pas être venu le voir pendant toutes ces années d'incarcération et lui ne peut que lui opposer son métier de policier, ce qui est évidemment une mauvaise raison. Les deux frères auraient dû être complices au cours de leur adolescence mais un minable cambriolage qui s'est terminé par l'arrestation de Chris les a définitivement séparés, Franck l'ayant trahi au dernier moment. C'est pour Chris le départ d'un long parcours dans la délinquance. Il ne cessera de fréquenter les tribunaux.

     

    Pourtant, à sa sortie de prison, Franck héberge son frère, l'aide à renouer les relations avec ses enfants et son ex-femme, Monica, lui trouve un travail pour justifier sa réinsertion, mais c'est un emploi précaire, mal payé, peu valorisant. Et puis on se méfie de cet ancien taulard qui perd patience et joue même de malchance dans sa volonté de se réadapter. Chris fait preuve apparemment de bonne volonté, rencontre Nathalie avec qui une nouvelle vie rangée devient possible. Pourtant, ses anciens amis le contactent et, bien entendu, il replonge. Ce sera le départ d'une série de braquages qui feront de lui un homme riche mais toujours un marginal. Pire peut-être, il monte une affaire de prostitution dans laquelle Monica se retrouve promue mère-maquerelle et trafiquante de drogue. Elle sera dénoncée et la police remontera jusqu'à Chris.

     

    De son côté Franck qui est pourtant un bon flic, doit affronter ses collègues et sa hiérarchie : On le soupçonne de jouer un double jeu surtout quand il croit reconnaître Chris qu'il blesse dans un casse qui tourne mal. Il rompt définitivement les liens avec son frère et préfère quitter la police. Ni la mort de leur père, ni les fêtes de famille sous l'égide de leur sœur ne parviennent à ressouder ce « lien du sang » définitivement rompu entre les deux frères. C'est vrai qu'ils sont bien différents. Chris a pour les femmes l'aura du mauvais garçon et n'a aucun mal à conquérir Nathalie. Franck, lui, n'a rien d'un Don Juan, a toujours été un garçon timide, réservé mais aussi un peu gauche avec les femmes. Il aggrave même son cas en renouant avec Vanessa, une ancienne amie mais qui est azussi la compagne d'Anthony Scarfo, un malfrat violent que Franck a jadis arrêté et fait jeter en prison. Quand ce dernier sort, il harcèle le policier et sa compagne et menace de tuer Franck.

     

    Le « lien du sang » sera renoué à la fin, mais avec celui de Scarfo que Chris, malgré le fait que la police le recherche n'hésite pas, dans la gare de « Grand Central », à tuer Scarfo pour protéger son frère et ainsi lui sauver la vie. En agissant ainsi, il sacrifie son propre avenir. Bien entendu il retournera en prison pour longtemps alors qu'on peut imaginer que Franck, réhabilité par le geste de son frère, pourra réintégrer la police et être heureux avec Vanessa.

     

    Même s'il s'agit d'un remake du film de Jacques Maillot « Les liens du sang » de 2008, le thème du film jouant sur l'opposition au sein d'une même famille entre un flic et un voyou me semble pertinente. D'autre part la distribution est somptueuse et le jeu des acteurs convainquant.

     

    © Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE GRAND CŒUR – Jean-Christophe RUFIN

    N°690– Novembre 2013.

    LE GRAND CŒUR – Jean-Christophe RUFIN - GALLIMARD.

    Réfugié dans l’île de Chio en Grèce, Jacques Cœur[1395-1456] tente d'échapper à ses poursuivants envoyés, pense-t-il, par le roi de France Charles VII qu'il a pourtant servi. Il sent sa mort prochaine et rédige ses « Mémoires » pour la postérité. Il revient sur les différentes périodes de sa vie qui ont fait successivement de lui le fils sans grand avenir d'un modeste pelletier de Bourges, un maître de monnaie, un commerçant avisé, un prisonnier, un banquier, un armateur puis l'Argentier du roi et l'homme le plus riche de France. Une ascension sociale sans précédent pour lui mais il est maintenant un homme traqué qui craint pour sa vie.

    C'est vrai qu'il l'a servi ce « Petit roi de Bourges » comme on l'appelait par dérision tant son autorité était mince, qu'il lui a permis par son argent d'achever cette interminable « guerre de 100 ans »(avec l'aide de Jeanne d'Arc), ramenant ainsi la paix sur le territoire mais surtout réformant et agrandissant le royaume, le faisant sortir de la féodalité en l'ouvrant à l'Orient et à son commerce, faisant passer ses sujets du Moyen-Age à la Renaissance, contribuant à l’émergence de la classe bourgeoise, fortunée et pourvoyeuse d'impôts, écartant les nobles et réduisant les pouvoirs de l’Église. Jacques Cœur n'y fut évidemment pas pour rien, conseilla habilement le roi, assainit les finances du royaume, développa le commerce international. Sachant reconnaître sa valeur, Charles VII fit sa fortune en favorisant son activité commerciale, en le nommant collecteur de la gabelle, en l’anoblissant et en l'instituant son principal conseiller. Lui qui était plutôt humble et discret se fit pourtant bâtir à Bourges, sa ville natale, un palais à la fois image de sa nouvelle puissance et de cette transition inspirée de l'Italie, médiéval sur une façade et renaissance sur l'autre mais qu'il n'habita pas. Ce bâtiment lui ressemblait bien lui qui était un véritable Janus, un homme aux deux visages, multipliant les contradictions mais parvenant toujours à faire prévaloir ses intérêts, aimant la proximité du pouvoir autant que la vie avec les gens du peuple. Tout comme le roi d'ailleurs puisque ces deux êtres se ressemblaient un peu tant dans leur personnalité que dans leur parcours ! Cela se vérifia quand le roi rencontra Agnès Sorel qui fut sa maîtresse et à qui il fit de somptueux cadeaux. Elle sera la meilleure cliente de Jacques Cœur et peut-être davantage puisque ce dernier, même s'il était amoureux de son épouse n'était pour autant pas insensible aux charmes des autres femmes. Jean-Christophe Rufin nous dit cependant qu'ils ne furent pas amants mais seulement confidents, presque frère et sœur. [« Je te connais aussi bien que je me connais moi-même. Nous sommes deux morceaux d'une étoile qui s'est brisée en tombant un jour sur la terre. » lui dit-elle]. Ils s'épaulèrent l'un l'autre face aux trahisons qui sont une constante de l'espèce humaine et aux intrigues de cour où ils risquaient leur position, leur situation et peut-être leur vie. Si Agnès fut supplantée par une autre femme, c'est sa fortune qui valu à Jacques Cœur sa défaveur puisqu’il était devenu, à cause des guerres menées contre les Anglais pour reconquérir le domaine royal, le créancier du roi lui-même, ce qui n'était guère souhaitable. On pense aux déboires du surintendant Fouquet plus tard.

    La mort d'Agnès signe le début de la disgrâce de Jacques, à la fois abandonné par le roi et jalousé par les courtisans pour sa trop grande fortune qu'ils rêvent de se partager. Accusé de crimes imaginaires et de malversations on l'arrête. Il dut subir un long procès et lui qui avait été puissant mais qui maintenant n'était plus rien put mesurer le poids de la solitude autant que celui de l'acharnement inspiré par la haine et la jalousie de ceux qui l'attaquaient dans le seul espoir d'en tirer profit. A l’opprobre et au déshonneur on ajouta la torture qui, selon les procédures de l'époque fournissait des aveux d'un meilleur aloi que ceux obtenus sous l’empire de la peur. Il avoua tout ce qu'on voulait ce qui eut pour effet de sauver sa vie mais de confisquer ses biens, ce qui était le véritable but de l'opération. Puis vint l'humiliation de « l'amende honorable » et un long procès truqué au terme duquel il fut jeté en prison mais parvint à s'en échapper pour se mettre au service du pape Calixte III ; Lui aussi put vérifier cette adage des anciens romains qui voulait que « la roche tarpéienne est proche du Capitole ». Il se réfugia sur l’île de Chio où il mourut .

    J'ai déjà dit dans cette chronique combien j'apprécie les œuvres où l'histoire rejoint la fiction sans qu'on sache vraiment où s’arrête l'une et où commence l'autre. Faire revivre des personnages qui ont marqué notre histoire ou notre culture, leur faire « un mausolée de mots », « un tombeau romanesque » comme il le dit si bien, pour leur rendre un hommage mérité ou les tirer de l'oubli qui recouvre tout, est à mon sens, la marque des grands écrivains, des humanistes. Avec de nombreuses analepses, un texte riche, poétique, bien documenté et agréable à lire, Jean-Christophe Rufin, avec un sens consommé du suspens, raconte la vie passionnante de cet homme qui, parti de rien devint rapidement l'homme le plus riche de France. Mais il ne se contente pas de rapporter des faits historiques, il prête à Jacques Cœur des sentiments et des réflexions qui lui sont personnels. Dans une postface, il avoue même qu'il s'est tellement coulé dans la peau de son héro [« Je ne sais ce qu'il penserait d'un tel portrait et sans doute me ressemble-t-il plus qu'à lui »] qu'il en est, en quelque sorte, devenu le jumeau. Je ne connais de sa biographie que ce que les médias en ont dit : Il est certes comme lui né à Bourges, comme lui il a été un voyageur passionné et anticonformiste, un homme de pouvoir aussi. Malgré la différence d'époque et de contexte, leurs deux parcours sont peut-être semblables, partis de rien, ils ont connus la réussite professionnelle et la consécration personnelle. Dans les différents postes qu'il a occupés, Rufin a sûrement, lui aussi, éprouvé le pouvoir de l'argent, la cupidité de ses semblables, la compromission et la corruption, connu la solitude et toutes les bassesses dont l'espèce humaine est seule capable. Peut-il pour autant dire avec Jacques Cœur «  Je peux mourir, car j'ai vécu. Et j'ai connu la liberté » ?

    J'avais déjà apprécié l'oeuvre de Jean-Christophe Rufin (La Feuille Volante n°313 à propos de « Rouge Brésil »). Cette ouvrage a de nouveau été pour moi un bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA STRADA – Un film de Federico Fellini.

    N°689– Octobre 2013.

    LA STRADA – Un film de Federico Fellini.

    (Mardi 28 octobre 2013 – 20H50 – Arte)

    Je n'ai vraiment aucun mérite à vanter ce film devenu célèbre dès sa sortie en 1954 et qui l'est encore aujourd'hui, même dans sa version noir et blanc, mais quand tout s'effondre dans notre pauvre pays, quand, au sommet de l’État on sent plus qu'un flottement et que l'économie, l'emploi, la paix sociale et donc la démocratie sont durablement ébranlés, il est plus que réconfortant d'oublier un moment ces tristes réalités avec un roman ou un film de qualité.

    Ce film donc met en scène dans une Italie d'après-guerre un minable petit cirque forain qui circule au hasard des villes et des campagnes en présentant devant de rares spectateurs un unique numéro de force. Il est composé au départ d'un homme costaud, ivrogne et rustre, Zampano (Anthony Quinn), qui, pour quelques sous achète à sa mère trop pauvre, une jeune fille un peu attardée, Gelsomina (Giuiletta Masina, épouse de Fellini) qu'il intègre à son « spectacle ». Elle est naïve et innocente et son regard seul porte toute la détresse du monde. Elle incarne la sensibilité, l'humanité [scène de l'enfant malade mais aussi la faculté qu'elle a de s'émerveille d'un simple caillou] mais tout cela fait d'elle une proie facile. Elle aime cette vie d'artiste et cherche à lui plaire avec obstination mais lui la traite comme une bonne sans lui accorder la moindre attention. Elle n'est ni belle ni vraiment drôle dans le numéro de clown, mais s'attache à cette vie qui la fait voyager et peut-être sortir peu ou prou de la misère. Elle tentera de partir, envisagera de répondre aux sollicitations de la jeune religieuse ou du cirque ambulant mais finalement choisira l'errance et le voyage avec ce compagnon d'infortune. Lassé d'elle, il finira par l'abandonner au bord d'une route et quelques années plus tard ce ne seront que les quelques notes langoureuses qu'elle réussissait à sortir d'une pauvre trompette qui lui rappelleront qu'elle a existé mais qu'elle est morte.

    Un autre personnage est également attachant, celui du funambule, « le fou », joué par Richard Basehart qui importune constamment Zampano. Dans cet univers tragique il incarne la bonne humeur, le sourire, l'avenir, un rayon de soleil dans ce tableau déprimant et peut-être l'amour qu'il éprouve pour la jeune fille qu'il est le seul à vraiment comprendre. Sa mort sous les les coups de Zampano, annoncée par le bris de sa montre, anticipe celle de Gelsomina qui elle est seulement évoquée à travers les mots d'une femme qui étend son linge ; elles soulignent la solitude de Zampano. Si on le souhaite, on peut voir dans la dernière image du film où Zampano qui se sait coupable du meurtre du « fou » regarde désespérément le ciel après l'annonce de la mort de Gelsomina, une sorte de contrition ce qui donnerait à ce film une dimension chrétienne tout comme le funambule, personnage aérien, est figuré avec des ailes d'ange. Zampano lui pourrait incarner tout ce que l'humanité porte en elle de mauvais face à l’innocence, à la candeur des deux autres personnages ! Pourquoi pas ?

    Jusque là, Anthony Quinn n'avait eu que des rôles secondaires. En lui offrant d'interpréter le personnage principal, certes antipathique et violent de ce chef-d’œuvre, Fellini a fait de lui un acteur majeur qu'on retrouvera souvent au cinéma notamment dans « Zorba le Grec » mais aussi dans « Viva Zapata ! » ou dans « La vie passionnée de Vincent Van Gogh ». Le personnage qu'il campe est révoltant mais tranche sur les deux autres qui ne peuvent pas ne pas bouleverser le spectateur par leur authenticité et par leur mort. En tout cas aucun d'eux ne laisse indifférent.

    Fellini a puisé dans sa vie les thèmes de ses films. Il y a dans certains d'entre eux (Amarcord, Fellini Roma, Huit et demi...) des connotations nettement autobiographiques. « La Strada » incarne sans doute son enfance en Émilie-Romagne où de petits cirques parcouraient cette province. C'était une des rares distractions de cette époque. Avec la symbolique de la route (La strada) qu'on retrouve notamment chez Kérouac (La Feuille Volante n° 579) c'est la liberté que Fellini choisit de privilégier. Liberté dans sa vie peut-être mais surtout dans sa créativité cinématographique qui était foisonnante puisque l'une de va pas sans l'autre et que son génie débordant se conjuguait mal avec avec les entraves.

    A ce scénario néoréaliste sur le vide de l'existence s'attache évidemment une musique inédite. Elle est signée Nino Rota et reste présente dans nos mémoires. Cette mélodie simple, populaire et réellement intemporelle ne peut qu'émouvoir celui qui l'entend. Ce compositeur est demeuré fidèle à Fellini, composant notamment pour la « Dolce Vita », « Huit et demi » ou « Amarcord », s'adaptant à chaque fois à l'univers très particulier de Fellini[1920-1993] fait de foisonnement des thèmes, de fantasmes, de rêve mêlé à la réalité mais aussi de personnages souvent difformes ou contrefaits, aux visages parfois tourmentés, des femmes aux corps plantureux, le tout contribuant à une écriture cinématographique étonnamment originale.

    Pour cela, Fellini, authentique fabriquant de rêve, imaginatif plein de sensibilité tient définitivement une place à part dans l'histoire du 7° art.

    © Hervé GAUTIER - Octobre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • C'ETAIT TOUS LES JOURS TEMPETE – Jérôme GARCIN

    N°688– Octobre 2013.

    C'ETAIT TOUS LES JOURS TEMPETE – Jérôme GARCIN – Gallimard.

    Qui est ce Marie-Jean Hérault de Séchelles[1759-1794] qui va mourir à 35 ans, sous le couperet de la Révolution et qui le sait ? Quoiqu'il en soit, il écrit depuis sa prison parisienne une lettre enflammée à sa dernière maîtresse, Mme de Sainte-Armaranthe, pour lui redire son amour passionné. Il s'y confesse et ce qu'il dit le décrit comme un jouisseur passant du lit des soubrettes à celui des dames de la Cour (Et peut-être de la Reine?) en n'oubliant pas la cellule des moniales et les nombreuses chambres où officient les prostituées. Selon ses dires, Mme de Sainte-Armaranthe aurait eu le pouvoir de corriger chez lui« Une orgueilleuse frivolité où passait, dans le mépris des autres, le dégoût de [lui]». Désormais sans avenir, il s'accroche à son passé « comme [à son] dernier trésor ».

    La Révolution qu'il a pourtant servie avec zèle, par ambition et par opportunisme, va l'exécuter, mais il poursuivait un but qui maintenant lui échappe. II faut croire que l'imminence du supplice favorise le repentir puisqu'il lui avoue une de ses tromperies, nombreuses sans doute, s'accuse d'être orgueilleux, hypocrite et machiavélique avoue la certitude qu'il mourrait jeune et insatisfait, lui qui voulait surtout réussir, et vite ! Ainsi il fit de bonne heure ce qu'il fallait pour être célèbre et se révéla, sous l'ancien régime, perfide voire manœuvrier, flagorneur et prétentieux à l'occasion, et dut beaucoup de sa bonne fortune aux femmes. Avocat Général au Parlement à à peine 30 ans (ce qui ne l’empêcha pas de participer à la prise de la Bastille ni de s'insurger contre les conséquences de la nuit du 4 août sur son patrimoine personnel), il fut un homme d'influence, de pouvoir sinon de lettres mais il fut surtout un homme d'alcôves ce qui n'était pas la moindre de ses contradictions. Il devient en effet député républicain de Paris et même président de l'Assemblée, rédacteur de la Déclaration des Droits de l'homme, vota la mort de roi et même celle de Marie-Antoinette qui fut sa protectrice. Il avait en effet cette étonnante faculté de vouloir faire du mal à ceux qui lui voulaient du bien ! Lui dont la noblesse remontait à 1390 fut, sous le Révolution qu'il servit avec cynisme et dans l'horreur, le bourreau de l'aristocratie à laquelle pourtant il appartenait, trahissant ainsi sa caste et ses origines au nom de son ambition. Il fut peut-être plein d'illusions révolutionnaires [« Et pourtant, malgré mes postures et mes impostures, mes petits calculs et mes grandes prétentions, mes infimes courages et mes vraies lâchetés, mes enfantillages, mes contradictions, mes foucades, j'y ai cru à cette Révolution, cette folie, cette effrayante et magnifique machine conçue par des mains anonymes pour fabriquer du progrès »] mais reste le complice des assassinats perpétrés par la Terreur. Pourtant ce talentueux jeune homme, trop brillant sans doute pour les temps si troublés de la Terreur, trop arriviste et probablement trop oublieux de ses origines finit par être suspect et sûrement davantage jalousé. Il n'allait pas tarder à tomber dans le piège tendu avec, au bout du chemin l'inquiétante ombre de la guillotine. Lui qui avait baigné dans la culture classique, qui avait été l'élève des oratoriens oublia peut-être un des préceptes qui lui fut enseigné selon lequel « La roche Tarpéienne est proche du Capitole ».

    Dans une ultime correspondance toujours adressée à Mme de Sainte-Amaranthe, Marie-Jean Hérault s'estime victime d'une injustice, fait l'amère constatation de l’ingratitude humaine autant que de sa lâcheté. La proximité de la mort réveille en lui des souvenirs amoureux et poétiques à l'endroit de sa maîtresse [« Ce sont des pelures de l'amour » écrit-il, parlant des crocus qu'elle avait cueillis et qui avaient séché entre les pages de son livre]. Sentant venir la mort et le couperet, il devient fataliste un peu comme si, mourir jeune était soudain devenu une chose acceptable. Il ne recevra évidemment aucune réponse à sa longue lettre mais elle parviendra à sa destinataire sans qu'il le sache. Cette dernière, sans pouvoir lui répondre puisqu'il est déjà mort, en écrivant à sa fille, fait écho à cet amour que son amant vient de lui déclarer autant qu'elle répond à la missive qu’Émilie fit jadis parvenir à Hérault. Ces deux correspondances croisées illustrent sans doute cet amour partagé puisque dans cette confession où il se décrit pour elle sans complaisance est ressentie par cette femme « comme un ultime gage d'amour » qu'elle gardera « dans le tiroir central de (son) bonheur-du-jour en marqueterie, celui où (elle) range tous (ses) regrets et qui sent l'orange ».

    Jérôme Garcin nous offre aussi des évocations équestres à la fois techniques et esthétiques, explore avec ce livre où la fiction rejoint l'histoire une vie qui aurait pu être brillante mais qui fut brutalement interrompue. Marie-Jean Hérault de Séchelles ne fut pas le seul, en cette période troublée, à renier ses origines et à contribuer de bonne foi ou pour sauver sa vie au changement de la société, pour autant, je ne sais pas pourquoi, j'ai du mal à éprouver de la sympathie pour lui. J'imagine que s'il avait vécu, il aurait sans doute repris sa vie de Don Juan, aurait oublié Mme de Sainte-Amaranthe, aurait joué un rôle politique où le cynisme l'eût disputé à l'arrivisme. Mais son destin s'est arrêté brutalement, le sort (ou Dieu, selon qu'on y croit ou pas) lui a été contraire, son parcours a pris une autre voie, s'est heurtée à l’échafaud de la Terreur. Reste l'histoire de cette passion amoureuse qui peut nous émouvoir ou nous révolter. Elle illustre la condition humaine qui fait de nous les usufruitiers de notre propre vie.

    Depuis quelques temps j'explore et découvre avec plaisir l’œuvre de Jérôme Garcin. C'est toujours agréable de lire un de ses romans qui allient le bien écrire, la poésie à des touches d'humour subtil. C'est pour moi un bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER - Octobre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BLEUS HORIZONS – Jérôme GARCIN

    N°687– Octobre 2013.

    BLEUS HORIZONS – Jérôme GARCIN - Gallimard

    Jean de la Ville de Miremont, 28 ans, employé à la Préfecture de la Seine, était-il l'exacte illustration de cette image d’Épinal qui a montré les militaires, conscrits pour la plupart, partir au combat la fleur au fusil, persuadés qu'ils seraient de retour à Noël ? Se considérait-il, de part ses origines aristocratiques ou de sa confession chrétienne comme comptable de l'intégrité du territoire national ou le défenseur des valeurs patriotiques ? Devait-il à son côté poète des idéaux inatteignables ? Lui qui avait été réformé à cause d'une santé fragile insista pour s'engager, « pour la seule durée des hostilités ». Avait-il eu la prémonition de sa mort ? Il fut tué au tout début du conflit, en novembre 1914 au « Chemin des Dames » !

    Le prétexte de ce roman est le témoignage reconstitué et réécrit par Jérôme Garcin de l'amitié exceptionnelle de Louis Gémon, (1885-1942), obscur poète selon ses propres dires et de Jean de la Ville de Miremont (1886-1914) poète et romancier prometteur fauché en pleine jeunesse dans sa tranchée presque sous les yeux de son ami. Cette amitié basée principalement sur l'amour de la littérature débuta à Libourne lors de leur incorporation puis s'affirma dans les tranchées, autant dire qu'elle fut de courte mais intense. Après la mort de Jean de La Ville, Gémon s'attacha , pendant toute sa vie, avec abnégation et admiration, à faire connaître l’œuvre de son ami. Il le fit certes au nom du devoir de mémoire pour l'arracher à l'indifférence et à l'oubli mais aussi pour le faire revivre, pour que son écriture qu'il jugeait indispensable à la littérature fût connue de tous, lui dont l'existence avait été si injustement et si violemment interrompue. Il insista longtemps pour que cette œuvre fût publiée chez Grasset, sut motiver François Mauriac qui fut l'ami de Jean et qui signa une préface et Gabriel Fauré qui mit quelques-uns de ses poèmes en musique, notamment « Vaisseaux, nous vous aurons aimés » mais surtout il sacrifia sa vie professionnelle, son bonheur conjugal et sa propre existence à cette mission parce que son ami avait fait de lui, au fond de sa tranchée, son véritable exécuteur testamentaire littéraire (Jean avait laissé à Louis un recueil de poèmes, « L'horizon chimérique » pour qu'il le publie si d'aventure il mourrait avant lui). En effet, Gémon qui était aussi un auteur, s'effaça constamment devant Jean, vécut en présence de ce fantôme au point qu'il accepta que sa compagne le quitte, lassée de cette quête qu’elle jugea impossible (« J’ai cru que je survivais à Jean, mais la vérité, c’est que je me suis tué pour lui. Je lui ai tout sacrifié, au point d’en oublier de respirer. Je n’ai pas réussi à écrire parce que je passais mon temps à le relire. J’ai préféré son passé à mon avenir. Il a été mon jumeau de guerre, mon double idéal, et je ne suis jamais parvenu à en faire le deuil. ») . Il le fit aussi sans doute pour exorciser cette culpabilité d'avoir survécu à l'enfer de la guerre lui qui, grièvement blessé, en revint, estropié mais vivant.

    Garcin imagine que la mère de Jean sollicite Louis Gémon pour lui parler des derniers moments de son fils. Il donne donc la parole à Louis qui, à travers les vers de Jean, livre les impressions que la guerre puis le quotidien lui inspirent, recréant, en parallèle, une histoire personnelle de cet homme dont on ne sait pratiquement rien. Louis se remémore l'été 1914 où l'ombre du conflit planait sur le pays, ces jeunes Français qui voulaient faire la guerre comme un passage initiatique ; elle serait courte et évidemment victorieuse et Jean n'échappa pas à cette fascination pour le combat. La réalité fut bien différente mais pendant que des jeunes gens souffraient et mourraient dans des conditions atroces, à l'arrière on festoyait et d'autres, plus riches ou plus débrouillards échappaient à leur devoir.

    Je retiens, à titre personnel les premiers mots de ce roman. Parlant de la mère de Jean, le narrateur, Louis Gémon, note «  Elle attendait de moi que je l'encourage à porter plainte non pas contre l'armée mais contre le destin... Croyait-elle vraiment intimider Dieu, et faire condamner, pour la mort de son garçon, le juge suprême ?» De part son engagement religieux elle avait fidèlement servi et aimé ce Dieu qui lui avait enlevé son dernier fils encore vivant. Ces quelques mots me paraissent tout à fait sujets à remise en cause profonde des convictions religieuses et même de la foi des êtres humains en une divinité qu'on nous présente comme bonne et compatissante. Cette « vérité » qui a valeur de dogme, existe autant que les choses humaines sont normales, c'est à dire qu'elles ne sont en rien bousculées par les événements, mais aller à l’enterrement de ses enfants remet forcément en cause tout ce qu'on nous a affirmé. La révolte qu'on peut éprouver contre le destin, c'est à dire contre Dieu, est à la fois légitime et parfaitement inutile, c'est à dire finalement tellement frustrante que la foi en souffre forcément au point de disparaître et qu'on se raccroche à ce qu'on trouve pour ne pas sombrer.

    Ce n'est pas la première fois que cette revue s’intéresse à l’œuvre romanesque de Jérôme Garcin [La Feuille Volante n°447 et 450]. Sa démarche est cette fois particulièrement bienvenue en ce qu'elle contribue à tirer de l'oubli quelqu'un d'exceptionnel dont le destin a été malheureusement brisé mais aussi un poète qui a si bien servi notre langue et notre culture.

    J'ai lu ce roman sobrement écrit et plein de sensibilité avec une réelle émotion en pensant aussi, comme nous y invite l'auteur, à tous ceux qui ont accompagné Jean dans la mort et qui auraient pu avoir une vie après cette guerre. Il y a certes Louis Pergaud, Alain Fournier et Charles Peguy dont on se souvient mais il y a aussi les anonymes qu'on s'est empressé d'oublier et dont le souvenir ne perdure sur terre qu'à travers un nom gravé sur un monument ou une croix de bois ...

    © Hervé GAUTIER - Octobre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • OPIUM POPPY – Hubert Haddad

    N°686– Octobre 2013.

    OPIUM POPPY – Hubert Haddad - Folio

     

    A la lecture de la 4° de couverture, je me suis dit que j'allais encore avoir droit à la sempiternelle histoire d'un drame de l'émigration avec l'aventure mouvementée d'un petit garçon afghan récupéré par des groupes islamiques qui ont fait de lui un martyr potentiel en lui promettant le paradis d'Allah et ses « houris », fasciné par le Coran, manipulé par des religieux avec en prime la Charia et le Djihad, attiré par l'occident et son assurance d'échapper à la misère grâce aux trafics en tous genres.

     

    Il y a quand même un peu de cela dans ce roman qui retrace le parcours d'Alam, le jeune afghan. Pour lui comme Yuko le Kosovar, pour Poppy, et pour Diwani la Toutsi, la vie est un désastre, un échec synonyme de souffrances. Ils sont côtoyé les atrocités de la guerre, la violence, la barbarie, la mort au point que ne connaissant pas autre chose, ils se l'approprient comme une règle unique de survie. Alam l’Évanoui, ainsi surnommé parce qu'il n'a pas supporté la circoncision, est né dans les montagnes afghanes et, à part l'amour furtif et vite étouffé qu'il a éprouvé pour Malalaï , n'a connu autour de lui que le sang et les larmes dans les luttes que se livrent les chefs rebelles et l'armée régulière, les trafiquants de pavots et les talibans intégristes. Il a même dû tuer son frère que pourtant il admirait et à qui il emprunte le prénom. Enrôlé de force dans un camp de terroristes, il doit tuer pour lui-même ne pas être tué et surtout il doit obéir aveuglément et sans discuter à ses chefs. Grièvement blessé par ceux-là mêmes qu'il sert, il est recueilli et soigné dans un camp de réfugiés d'où il s'enfuit. Il arrive à Paris après un long parcours cahoteux mais pourtant, aux pays des Droits de l'Homme, il sera un clandestin et « privé d'identité autant que de ressources » n'aura d'autres choix que de retrouver en banlieue parisienne des dealers étrangers, des drogués, des petites frappes et sa condition d'enfant esclave, indigent et toujours combattant qui regarde de loin le confort et la richesse auxquels il n'aura jamais droit de ceux qui veulent l'ignorer.

     

    Poppy, c'est la fleur de pavot, l’opium qui fait tout oublier et qui tue. C'est aussi la petite junkie, protégée de Yuko qui n'en finit pas de mourir sous les coups de la drogue que retrouve Alam en banlieue. Elle assistera à ses derniers moments car la mort qui l'a épargné dans les montagnes d'Afghanistan est venu le cueillir en France. Il n'a jamais cessé d'être un enfant-soldat.

     

    Il y a dans ce texte poétique des mots qui s'entrechoquent et chantent entre eux, même quand l'auteur choisit d'évoquer un paysage sordide de banlieue où la désolation des usines désaffectée et squattées le dispute à la solitude des barres d'immeubles des citées désœuvrées et livrées aux caïds. C’est un beau texte, émouvant, qui se lit d'un trait, à la fois tragique et percutant. Il se veut une leçon, une prise de conscience, une occasion de réfléchir sur l’innocence de cette enfance volée par la guerre, sur l'absence d’accueil que L'Europe leur réserve. Cette indifférence qui n'est sans doute pas valorisante est un signe des temps. C'est probablement de l’égoïsme mais le quotidien même en occident est lui aussi plein d'enseignements, pas forcément compatible avec l’accueil et la charité qu'on attend de lui. Se protéger contre la drogue qui hypothèque sa jeunesse et mine les fondements de la société est aussi un devoir pour la collectivité.

     

     

     

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  • JE TE RETROUVERAI – John Irving

    N°685– Octobre 2013.

    JE TE RETROUVERAI – John Irving – Le seuil

    Traduit de l'américain par José Kamoum et Gibert Cohen-Solal.

     

    C'est une histoire à la fois simple et banale et même un peu triste que celle de cette famille monoparentale. Alice Stronach, écossaise, fille d'un tatoueur d'Aberdeen, tombe amoureuse de William Burns. Bien entendu elle tombe enceinte et bien entendu il l'abandonne. Son destin est donc d'élever seule son fils Jack. Ce qui l'est peut-être moins c'est qu'elle décide de poursuivre ce séducteur qui, bien entendu brouille les pistes. Quand elle arrive quelque part croyant le trouver, il est déjà parti et cela dure et le monde est vaste ! De Toronto, il s'embarque pour l'Europe. Ce William n'est pas seulement un séducteur impénitent, il est aussi un talentueux organiste mais qui profite de son passage dans une paroisse pour séduire les jeunes filles de la chorale. Il a aussi pris l'habitude de se faire tatouer des notes de musiques dans toutes les villes où il passe. Autant dire que son corps entier est une véritable partition ! Or, il se trouve qu'Alice à appris de son père, le métier de tatoueur. Elle même est tellement douée dans cet art qu'elle a acquis le surnom de « Fille de la persévérance ». Tatoueuse, elle espère donc retrouver son amant fugueur à la faveur des habitudes de ce dernier.

    Tout juste âgé de quatre ans, Jack l'accompagna dans ses recherches. Elle débuta ses investigations par un port de la Baltique puis chercha dans ceux de la mer du Nord mais malheureusement, de chambre d’hôtel en chambre d'hôtel, elle perdit la trace de William. Elle ne lésina pourtant pas sur les recherches, hantant les bars en quête de clients pour ses tatouages, les paroisses et parfois les quartiers chauds pour retrouver la trace du père de son fils . Sa spécialité semble être les fleurs... et les cœurs brisés. Toutes les femmes qui l'avaient connu disaient à Jack combien il ressemblait à son père. Ainsi, même si sa mère ne lui en parlait jamais, l'enfant l’avait toujours à l’esprit. Après une vaine recherche, Alice et son fils reviennent à Toronto où Jack, à cause de son jeune âge, va intégrer une institution réservée aux filles, Saint-Hilda. Ainsi le jeune garçon va-t-il se retrouver « dans cet océan de filles » et bien entendu parmi elles, certaines ont connu son père et elles se demandent si décidément le fils ne va marcher sur les traces de son père. Il n'est pas le seul garçon à Saint-Hilda mais la cohabitation avec des filles surtout plus grandes que lui ne va pas sans problèmes d'autant que l'aspect confessionnel de cet établissement n'arrange rien dans l'esprit de l'enfant. Une pensionnaire plus âgée, Emma Oastler, va donc faire son éducation sexuelle ce qui sera pour lui le prélude à bien d'autres conquêtes féminines surtout chez les femmes plus âgées que lui.

    Alice était bien jeune pour avoir un enfant qu'elle n'a peut-être pas désiré. Elle s'y prend d'ailleurs très mal pour l'élever puisqu’elle ne lui parle jamais de son père et ainsi l'éloigne de ce dernier qu'inconsciemment il cherche à connaître et à imiter et ce d'autant plus que toutes les femmes qui ont connu son géniteur s'ingénient à leur trouver des point communs. Ce faisant et sans qu'elle le veuille, les relations mère-fils se dégradent. Elles ne s'amélioreront pas avec le temps et la mort d'Alice viendra mettre fin à ce dialogue manqué. Jack va donc s'attacher à Emma qui va se révéler être une meilleure mère qu'Alice mais ne pourra cependant pas la remplacer. Leurs relations qui ont duré dix années seront des plus ambiguës, entre érotisme amoureux et protection maternelle puisque Emma n'a jamais été véritablement sa maîtresse. La mort d'Emma sera ressentie par Jack comme un vide immense. Pourtant, elle fait ce qu'elle peut pour le défendre devant l'adversité, l'épisode de Mrs Marchado est significatif et si cette dernière l'initie effectivement aux joies de l'amour elle n'en abuse pas moins de lui. Ainsi, privé de père, Jack va-t-il se détacher peu à peu de sa mère qui, par ailleurs, a une vie sexuelle très libre. Il est un peu perdu dans cette famille atypique aussi bien regrette-t-il de quitter Saint-Hilda quand sa mère le décide. Il sera envoyé dans une école pour garçons dans le Maine où il trouve enfin sa place.

    Devenu adulte, il a le plus grand mal à envisager une relation durable avec une femme, le mariage et la paternité sont deux mots qui ne font pas partie de son vocabulaire, en ce sens qu'il craint de ressembler à ce père qui l'a abandonné. Pourtant la gent féminine l'apprécie particulièrement. C'est peut-être pour cela qu'il multiplie les conquêtes féminines et donc ressemble de plus en plus à William. Alice a bien fait ce qu'elle pouvait pour l'élever dignement mais ses efforts n'ont pas été couronnés de succès. Pour autant, les recherches personnelles de Jack lui permettent de faire la part des choses sur son père autant que sur sa mère. Pour autant, cette vie mouvementée l'oblige à entamer une psychothérapie pour tenter de se reconstruire ; Féru de théâtre, il deviendra quand même un star d'Hollywood, avec Oscar à la clé, mais dans les rôles de travestis uniquement ce qui est sans doute la conséquence de son manque de repères aussi bien maternel que paternel.

    La quête de Jack finit par être récompensée, il retrouve son père et aussi sa demi-sœur qu'il ne connaissait pas.

     

    L'aspect autobiographique de ce roman, le onzième de John Irving n'est pas contestable. l'auteur est né hors mariage et sa mère a toujours refusé de lui parler de son père ce qui a provoqué chez lui un traumatisme que l'écriture lui a sans doute permis d'exorciser. Il ne retrouvera cet homme qu'après la mort de ce dernier alors que lui-même était âgé d'une soixantaine d'années.

     

    L’auteur est sans doute un spécialiste du tatouage puisque, tout au long de ce texte, il donne des détails techniques sur cet art et sur ceux qui y ont recours. Il n'oublie pas non plus la lutte dont il a été un ardent pratiquant non plus d'ailleurs que de l'érotisme. Irving a de l’imagination, fait volontiers dans le détail parfois inutile, a la plume facile, évoque beaucoup de personnages furtifs et pratique beaucoup (trop) les rebondissements dans ce texte. Cela donne un roman de près de neuf cents pages parfois assez indigeste et à mon sens trop long, que j'ai eu bien du mal à suivre et dans l'univers duquel j'ai eu beaucoup de difficultés à entrer. Je ne suis pas très sûr de vouloir en lire un autre.

     

     

     

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  • LA MORT A VENISE – Thomas MANN

    N°684– Octobre 2013.

    LA MORT A VENISE – Thomas MANN- Fayard.

     

    Il est des endroits sur terre où, parce qu'ils sont plus fascinants que les autres, un être humain souhaite y rencontrer la mort. Ici ce n'est pas tout à fait cela. Cette nouvelle, publiée en 1912 est, comme bien des ouvrages de Thomas Mann, inspirée par sa biographie. L'auteur fit effectivement un voyage à Venise au milieu de l'année 1911 et commença à écrire ce texte.

    Le célèbre écrivain munichois, reconnu et anobli, Gustav Aschenbach, la cinquantaine, est pris d'une soudaine envie de voyager. «  Il lui fallait une détente, un peu d'imprévu, de flânerie, l'air du large qui lui rafraîchirait le sang, pour que l'été fût supportable et donnât des fruits. Il voyagerait donc...Une nuit en wagon-lit, et un farniente de trois ou quatre semaines dans quelques stations  cosmopolites du riant Midi». Le voilà donc parti. Quand Aschenbach est sur la bateau qui l'amène à Venise, une sombre embarcation qui déjà appelle le thème de la mort, il est scandalisé par le spectacle d'un vieux-beau qui cache comme il peut son âge et sa décrépitude. Pour lui l'image de la vieillesse annonce la mort. L'homme fait ce qu'il peut pour cacher son état et cela énerve plutôt Aschenbach. Partout, l'idée de la mort est suggérée, jusque dans la couleur noire des gondoles vénitiennes. Quand il monte dans l'une d'elles qui l'amène à l'hôtel, il souhaite que ce voyage ne se termine jamais, ce qui est aussi l’image de l'éternité et du néant. La sérénissime elle-même n'a rien d’attrayant pour lui, le temps est maussade et l'odeur de la lagune est fétide. Lors d'un précédent séjour, il avait déjà eu cette sensation bizarre et avait quitté précipitamment la cité des doges. A peine arrivé à Venise, il songe donc à repartir à cause de la chaleur pesante et l'odeur répugnante des ruelles quand, dans son hôtel, il croise le regard d'un jeune adolescent polonais de quatorze ans, Tadzio, dont la beauté le bouleverse. Malgré cela, il n'abandonne pas son projet de départ mais un concours de circonstances l'y fait renoncer. Il prend conscience que, grâce à ce contre-temps il décide inconsciemment de rester à cause du jeune homme. Dès lors, il n'a plus d'yeux que pour son éphèbe dont il est follement amoureux et qui, lui semble-t-il, devient peu à peu son complice. Dès lors il est repris du désir d'écrire et c'est Eros qui lui souffle les mots. Il suit Tadzio de loin dans Venise sans vraiment l'aborder.

    La saison touristique se termine et une odeur de phénol se répand dans les rues que les autorités justifient par le sirocco et la lourde température coutumière à cette période de l'année. En réalité un étrange mal, le choléra asiatique, s’installe dans la cité et l'épidémie s'étend malgré le silence des services officiels et une décision de quarantaine qui tarde. L’angoisse étreint Aschenbach que ce dernier combat en voulant retrouver un semblant de jeunesse peut-être pour séduire le jeune homme. L’écrivain meurt en contemplant une dernière fois l'objet de son amour.

    Ce texte , d'inspiration romantique, est écrit dans une langue très riche et truffée d'allusions empruntées à la mythologie grecque où Éros et Thanatos tiennent une grande place. C'est une histoire de mort et de désir de mort, de passion comme désordre de la vie, inspirée par le dernier amour de Goethe qui, à soixante dix ans, tomba amoureux d'une jeune fille. L'auteur des « Souffrances du jeune Werther » fascinait Mann tout comme il fut bouleversé par la mort du compositeur Gustav Mahler intervenue quelques temps avant son voyage à Venise. L'influence dionysiaque de Nietzsche, une autre référence de Mann, est également présente dans cette nouvelle dont Luchino Visconti a tiré un film « Morte a Venezia » en 1971. On a beaucoup dit que cette nouvelle qui est inspirée par un fait réel, correspond à la révélation de l'homosexualité latente de l'auteur.

     

    La seconde nouvelle intitulée « Tristan » met en scène un écrivain esthète, Detlev Spinell qui n'a jamais connu le succès et s'est retiré dans une sorte de sanatorium à Einsfried situé dans un univers montagneux et glacé . Il est l'archétype de l’égoïste capable seulement de détruire ce qu'il y a de beau autour de lui. Il y rencontre Gabriele Klöterjahn dont il s'éprend. Cette femme, maladive mais très belle va sans doute mourir de tuberculose mais ne répond pas à son amour. Elle vit dans l'ombre de son mari, prospère commerçant et attaché à sa réussite. Spinell, écrivain raté dont le travail essentiel consiste à expédier des lettres qui ne reçoivent généralement pas de réponse, se révèle superficiel face à cette femme. Il est même carrément pitoyable face au mari à qui il écrit à propos de son épouse. Cette atmosphère est un peu surréaliste et le monde qui est ici évoqué semble être déjà loin de la vie. Cette nouvelle de 1903 met en scène Spinell qui incarne la spiritualité esthétique opposée à la bourgeoisie utile représenté par l'époux de Gabriele, thème qu'on retrouvera dans« La montagne magique »(1924), œuvre bien plus célèbre de Mann qui reçut le Prix Nobel de Littérature en 1929. C'est aussi le thème de Tristan et Iseult, qui fut traité par Richard Wagner, celui de l'amour malheureux qui conduit à la mort.

     

    La troisième nouvelle intitulée « Le chemin du cimetière » met en scène Lobgott Piepsam, un veuf qui a perdu également ses trois enfants, qui a été licencié de son travail et qui n'a pas été épargné par la vie au point que face à cette malchance et malgré sa volonté de résister moralement à l'adversité, il a perdu toute relation sociale. Il en a conçu une sorte de mépris de lui-même qui l'a conduit à devenir alcoolique. Cette nouvelle dont le titre est significatif, le présente sur le chemin du cimetière où il va fleurir les tombes de ses défunts. Puis tout à coup, parce qu'il est doublé par un cycliste, un jeune homme présenté comme « la vie triomphante face au marginal solitaire". Il se met à l'insulter sans raison, comme s'il le tenait pour responsable de tous ses malheurs. Alors, coup de folie, manifestation tangible de sa soûlerie ou envie soudaine et longtemps refoulée de désigner quelqu'un comme bouc émissaire ? Si cette dernière explication prévalait, elle me paraît bien humaine cependant.

     

    La mort mais aussi la jalousie, la vengeance contre une destiné contraire ou un amour impossible sont les thèmes centraux de ce recueil.

     

     

    © Hervé GAUTIER - Octobre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com