la feuille volante

Articles de hervegautier

  • Le laidies football club

    N°1679 – Octobre 2022

     

    Le laidies football club – Stefano Massini – Éditions Globe

    Prix Médicis essai – 2018

    Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

     

    Nous sommes en Angleterre en avril 1917 dans une usine de munitions et, à la pause-déjeuner une ouvrière se mit, délaissant son sandwich et Dieu sait pourquoi, à taper dans quelque chose de qui ressemblait à un ballon... et ses dix collègues de travail d’en faire autant. Le football féminin était né, mais officieusement seulement. Ce sport existait déjà, mais pour les hommes uniquement, mais là ils étaient tous à la guerre. Sauf que cette sphère dans laquelle ces onze femmes tapaient n’était rien d’autre qu’un prototype de bombe légère destinée à évaluer la trajectoire des projectiles meurtriers prévus pour exterminer l’ennemi. Par chance il n’explosa pas et résista même pendant une demi-heure et même les jours suivants aux coups de pied de ces dames. Elles étaient toutes filles, épouses et mères, dans la trentaine, et rapidement elles s’érigèrent en équipe, avec maillot, capitaine et nom, le » Ladies Football Club » était né, une véritable révolution qui ne fut pas du goût des supporters masculins. Cette année 1917 était vraiment celle des révolutions, l’entrée en guerre des USA, la création d’une nouvelle Russie et maintenant les Anglaises qui se mettaient à jouer au foot ! Il leur fallu pas mal de patience et d’insistances puisque les mâles, maris, pères, frères et patrons, considéraient ce sport comme essentiellement masculin… et il convenait qu’il le reste.

    Certes il y avait la guerre et les femmes prenaient par obligation la place des hommes dans les usines, mais il ne fallait surtout pas que cette petite entorse dans les prérogatives masculines dégénère. Après tout, à l’époque, la place traditionnelle des femmes était au foyer, à faire des enfants et à les élever. Alors le sport, pensez donc ! Pourtant, à force de persévérance, les portes des stades ont fini par s’ouvrir pour elles et les matchs n’ont pas toujours été nuls et faciles, bien au contraire mais le public les adopta malgré les oppositions masculines et les critiques journalistiques. Stefano Massini en profite même pour brosser les portraits hauts en couleurs de ces onze femmes qui changèrent les mentalités, firent naître des vocations chez les petites filles et furent même copiées d’une manière assez inattendue et pas vraiment sportive parfois. Pourtant, de retour des champs de bataille, les hommes ont su faire entendre leur voix et récupérer leurs attributions sportives et ce football féminin fut interdit légalement.  Il fallu attendre longtemps pour que cela change en Angleterre et ce n’est que ces dernières années que, en France, les femmes ont conquis leur place dans le football et en général dans le sport traditionnellement réservé aux hommes. C’est en tout cas une des marques de luttes pour la liberté de nos compagnes, ce qui est une très bonne chose, même si, dans ce sport, les femmes qui le pratiquent sont loin de gagner autant d’argent que les hommes.

    C’est une plaisante histoire que l’auteur nous raconte ici, Il le fait avec un humour subtil et de bon aloi et, chose particulière, en vers. Ce sont certes des vers libres qui sont ici traduits (je ne connais pas les règles de la prosodie italienne) et il a également emprunté ce mode d’expression dans d’autres œuvres notamment « Les frères Lehman ». C’est là sa « marque de fabrique » et c’est original. C’est une écriture légère et donc facile à lire. Alors pourquoi s’en priver !

     

    On peut se demander si l’auteur est spécialiste des faits historiques oubliés. J’aime beaucoup la langue italienne et j’ai l’habitude de me connecter sur le site de « La Reppublica » et spécialement sur celui de «L’ufficio raconti smariti » (bureau des récits perdus)... de Stefano Massini qui nous raconte en quelques mots des faits historiques oubliés et ainsi nous rafraîchit la mémoire, un peu comme dans ce livre. Ce n’est pas vraiment un roman, mais c’est un régal !

  • Le sixième enfant

    N°1678 – Octobre 2022

     

    Le sixième enfant – Un film de Léopold Legrand.

     

    Pour une femme dont l’instinct maternel est fort, ne pas pouvoir enfanter est un drame et quand la médecine s’est révélée impuissante et que le droit multiplie les conditions de l’adoption au point de la rendre impossible, faire appel à son imagination, même si elle contrevient à la loi, est tentant. C’est le thème de ce film qui met en scène un couple d’avocats dont l’épouse, Anna (Sara Giraudeau), a fait plusieurs fausses couches et dont Julien (Benjamin Lavernhe), commis d’office dans une procédure, rencontre Franck (Damien Bonnard), un délinquant marginal gitan qui, au terme de l’instance, lui offre un marché. Son épouse, Meriem (Judith Chemla) enceinte de son sixième enfant est déterminée, avec l’accord de son époux, à ne pas le garder parce qu’ils ne pourront pas l’élever, pour des raisons financières. Une transaction est donc mise sur pied, l’enfant à naître sera « vendu ». Cette offre est simple et Anna et Julien ne peuvent ignorer que la loi qualifie un tel acte de trafic d’êtres humains et évidemment le condamne mais, après pas mal d’hésitations, surtout de la part du mari, et qui mettent à mal l’équilibre du couple, ils prennent quand même la décision d’accepter.

    C’est une intrigue déjà présente dans la littérature, notamment chez Maupassant et c’est aussi, de nos jours une chanson de Viktor Lazlo, Mais ce film est une adaptation du roman d’Alain Jaspard (« Pleurez des rivières » aux Éditions Héloïse d’Ormesson) où les personnages et les situations ne sont pas tout à fait les mêmes, les événements plus ramassés, mais le sujet est parfaitement identique, celui d’un drame sur fond de choc des cultures, celui d’une rencontre de deux couples qui n’avaient aucune chance de se croiser, l’un, bourgeois parisien qui vit dans les beaux quartiers et l’autre qui survit en banlieue sur une aire réservée aux gens du voyage, une famille jeune mais triste, sans enfant et une autre plus âgée, joyeuse et pleine de gamins, mais tellement pauvre qu’elle ne pourra même pas faire face à la venue d’une autre bouche à nourrir. Il y a cependant dans cette opposition une note de liberté que la précarité ne gomme pas.

     

    On pouvait se douter de l’épilogue, même si une décision contraire de dernière minute de la part de Meriem pouvait encore intervenir et empêcher la réalisation du projet. En outre, lors des préparatifs de l’accouchement et au cours de celui-ci, Meriem, plus âgée, est présentée comme une primo parturiente, mensonge qui ne pouvait échapper au médecin et à la sage-femme qui en ont d’ailleurs fait le signalement. D’autre part, je comprends parfaitement la réaction du fils aîné du couple qui analyse simplement la situation de la famille et l’accepte. Être l’aîné dans un contexte familial difficile mûrit plus vite un enfant et lui fait prendre conscience des réalités en hypothéquant son enfance. Catholique fervente, Meriem ne peut accepter l’avortement, en revanche, j’ai un peu de mal à concevoir que les gens du voyage, très croyants et également très attachés à leurs enfants se résolvent à vendre l’un d’eux. La complicité de ces deux couples, et spécialement des femmes que tout oppose, est bouleversante. Il faut cependant espérer pour Anna, qui prend sur elle toute la responsabilité de cette terrible histoire, que, même s’il s’agit d’une fiction, le jury des Assises soit majoritairement composé de femmes qui, mieux que des hommes comprendront ce problème.

     

    C’est un très beau film, tout en nuances et en finesse, d’ailleurs couronné de nombreux prix (Prix du Public, d’interprétation féminine, de la meilleure musique et du meilleur scénario), servi par des acteurs talentueux et authentiques qui interprètent magistralement et dans le ton juste cette partition difficile. Une façon aussi de nous faire réfléchir sur la famille, la destiné des nantis par rapport aux plus pauvres qui sont aussi des êtres humains.

     

    Hervé GAUTIER

     

  • La treizième heure

    N°1677 – Septembre 2022

     

    La treizième heure – Emmanuelle Bayamack-Tam - POL

     

    La treizième heure c’est une église, une secte un peu spéciale qui tire son nom d’un poème de Gérard de Nerval dont on récite les œuvres ainsi que celles de Rimbaud et de Baudelaire au cours des offices. Sa philosophie, d’inspiration chrétienne et humaniste est aussi féministe et son but est l’acceptation de soi mais ne refuse pas une certaine forme de « paradis artificiels » et les chansons contemporaines. La Treizième heure c’est aussi celle de la révélation, du triomphe des laissés pour compte, pauvres et opprimés. Tout cela est un peu délirant et utopique.

    C’est Farah, 16 ans qui en parle le mieux et en détaille la catéchèse, les rituels et la doctrine. C’est normal puisqu’elle n’a connu que cela, a été élevée par Lenny, son père, et participe activement à la vie spirituelle et au prosélytisme de cette église qu’il a fondée et dont il est le chef spirituel. Il l’ a crée à la suite de la fuite de son grand amour, Hind qui l’a abandonné à la naissance de Farah..

    Farah est née intersexuée, un fille qui a des attributs sexuels d’un garçon et qui est élevée par son père à la suite d’une histoire un peu compliquée avec une GPA grâce à Sophie, de fuite de sa mère, d’une filiation un peu mystérieuse et une famille qui ne l’est pas moins, ce qu’elle combat comme elle peut. Sa vie jusqu’à présent a été difficile, faite de non-dits et de mensonges, incompréhensions de la part de ses parents, ce qui l’éloigne petit à petit de Lenny, elle comprend ce qui a présidé à sa naissance et, alors que Lenny se consacre à son éducation, Hind choisit, après sa fuite de faire prévaloir le plaisir des sens d‘une manière débridée, mais je ne suis ps sûr qu’elle rencontre l’amour qui toujours semble lui échapper.

    C’est une fiction en trois partie où chacun des protagonistes, le père, la mère et la fille, s’exprime et s’explique, la fille se faisant le témoin d’une transformation christique paternelle assez surprenante.

    C’est un roman très contemporain qui prend en compte le bouleversement des identités et des genres, parle de la solitude, de la dépression, du manque d’amour, de l’hypocrisie de notre société, de l’éclatement de la cellule familiale, d’ une certaine quête effrénée du plaisir, de la solidarité entre les membres de cette église marginale, de l’impossible rattrapage du temps perdu, bref des thèmes très actuels. Le style est fluide, agréable et facile à lire et j’ai également apprécié les nombreuses références littéraires, mais j’avoue que j’ai été quelque peu gêné par la longueur de ce texte et j’ai même eu un peu de mal à entrer dans cette histoire lue cependant jusqu’à la fin. Malgré tout j’ai eu plaisir à rencontrer cette auteure connue par ailleurs sous le nom de Rebecca Lighieri.

     

    Le livre refermé, ce long texte me laisse perplexe à cause de cette saga quelque peu déjantée, conclue par les regrets de Farah, son pardon pour l’abandon de sa mère et les fantasmes spirituels et suicidaires de son père, une manière pour elle de tourner volontairement la page de cette tranche de vie ou singularité et solitude se sont conjuguées dans le mensonge et le malheur et lui a volé son enfance, cette vie qui s’offre désormais à elle et qu’elle veut différente, loin de cette parenthèse

     

  • Tibi la blanche

    N°1676 – Septembre 2022

     

    Tibi la blanche – Hadrien Bels – L’iconoclaste.

     

    Nous sommes de Thiaroye, un quartier de Dakar et trois amis sont dans l’attente des résultats du bac qui va décider de leur avenir. Ils sont modernes mais fréquentent le marabout parce que là-bas c’est une tradition. Parmi eux Issa qui veut être styliste a passé l’épreuve avec un stylo marabouté pour plus de sûreté, lui qui a toujours compté sur Neurone. Son « bic » était censé résoudre les équations et rédiger la dissertation à sa place. Ça ressemble un peu au mythique stylo qui, chez nous, ne faisait pas de faute d’orthographe !

    Tibilé, dite Tibi la blanche, surnommée ainsi non à cause de la couleur de sa peau mais parce qu’elle va partir pour la France sans difficultés à cause de sa double nationalité mais aussi parce que c’est la plus intelligente et qu’elle y fera des études.

    Neurone, c’est le troisième larron, il porte bien son surnom, c’est une bête à concours et ses riches parents font pour lui des plans sur la comète pour une brillante carrière et un beau mariage en France avec une blanche, mais il est amoureux de Tibi, mais ce n’est pas si simple. Quand il aura fait ses brillantes études en France il se voit bien ministre au pays. Là-bas comme ici il y a loin de la coupe aux lèvres.

    C’est vrai que ce roman m’a fait voyager dans un pays africain inconnu de moi, avec ses paradoxes, ses rituels, ses traditions, sa magie, ses croyances et ses côtés attachants et rébarbatifs mais je ne suis que très peu entré dans ces trois histoires.

  • Le colonel ne dort pas

    N°1675 – Septembre 2022

     

    Le colonel ne dort pas -Émilienne Malfatto – Éditions du sous-sol.

     

    Avant de lire ce roman, j’en ai feuilleté les premières pages. L’une d’elles fait allusion à Paul Aussarres (1918-2013) un colonel parachutiste qui terminera sa carrière comme général de brigade et qui, pendant la guerre d’Algérie, pratiqua la torture et la justifia au nom de la collecte de renseignements qui permettaient de révéler des futures opérations militaires et surtout des attentas terroristes et ainsi d’épargner des vies civiles et militaires.

    Dans un pays en guerre jamais nommé, un colonel est chargé par ses supérieurs d’organiser des interrogatoires « musclés » pour obtenir des renseignements des prisonniers et ainsi participer à « la Reconquête ». Il va sans dire que ceux-ci subissent des tortures qui se terminent souvent par la mort. La mort, il l’a donnée pour la première fois dans un combat conventionnel où les choses sont simples, c’était lui ou l’ennemi ; on baptise « courage » ce qui n’est souvent que le résultat de ce raisonnement simple et on le sanctionne par de l’avancement et une médaille même si on le déguise en défense de la Nation et la liberté. Puis ce fut l’engrenage où la mort et la souffrance se sont imposées comme un moyen d’obtenir des informations. Là il n’était plus question de bravoure au combat, il est devenu, selon sa hiérarchie, un « spécialiste » de la torture, c’est à dire quelqu’un qui accepte, par conviction ou par sadisme, de se charger de ces basses besognes, de cette « sale guerre » que beaucoup réprouvent même si elle sert à démanteler les réseaux et d’épargner des vies amies. Il dirige maintenant avec zèle et sans états d’âme des « opérations spéciales », euphémisme qui caractérisent ces tortures où se mêlent sans qu’on sache très bien les distinguer l’obéissance aux ordres et le plaisir de faire souffrir et de tuer. Il est ainsi devenu quelqu’un qu’on respecte mais surtout qu’on craint parce qu’il est capable de pratiquer ces actes qui, en temps de paix sont condamnés par la loi mais qui en temps de guerre sont admis mais dont on ne parle pas. Cet officier supérieur a acquis en ce domaine « un savoir faire » recherché ce qui lui a permis de survivre aux changements de régimes politiques en se protégeant lui-même et son « travail » n’est plus de combattre sur le champ de bataille mais de faire parler les prisonniers dans ces locaux de la « section spéciale », d’être leur bourreau. Il met du cœur à l’ouvrage, devient un simple tueur parce que la hiérarchie a sa logique et veut des résultats. Ses nuits sont torturées par les fantômes de tous ceux qu’il a sacrifiés , ceux qu’il appelle des « hommes poissons » et cela l’empêche de dormir. Leurs corps démembrés reviennent à sa mémoire et tourmentent ce qui lui reste de conscience dans un macabre cortège, une impossibilité d’amnésie contre de l’insomnie, une sorte de torture mentale qui ne le quitte plus et se venge de lui. Il songe aux temps qui changent et qui peuvent lui supprimer ses fonctions et son pouvoir et cela le rendrait fou d’inaction, mais aussi au sommeil de la mort qui viendra pour lui comme une délivrance, avec le sentiment d’avoir fait son devoir et la honte de sa propre vie un peu comme une réalité qui mange la raison de tous. Il est cependant à craindre qu’il soit rapidement remplacé par quelqu’un d’aussi zélé que lui !

    Un jeune soldat, qualifié d’ordonnance, assiste à ces séances de torture sans cependant y participer ni protester, en les désapprouvant certes dans son for intérieur mais en ne demandant pas une autre affectation, ce qui est une forme de lâcheté, de complicité mais aussi de sécurité qui protège sa vie, lui évite les combats meurtriers et lui permettra de rentrer chez lui sain et sauf.

    Le décor de ce roman est volontiers flou, ce colonel n’a pas de nom, le décor est minimaliste et la ville où il réside est détruite mais l’auteure réussit a dessiner les contours d’une guerre barbare où tout anéantir est devenu la règle. On décrète même, au nom du renseignement indispensable, le droit de martyriser les prisonniers pour obtenir des aveux même si cette pratique n’est pas forcément nécessaire. Depuis qu’il existe, l’homme a toujours combattu contre ses semblables en cherchant à les détruire mais ces périodes troublées réveillent et favorisent ce qu’il y a de pire dans l’être humain qui ainsi, en toute impunité, peut se livrer à ses pulsions les plus noires. Dans une guerre dite «moderne » la recherche des renseignements est d’une importance capitale et on ferme parfois les yeux sur la façon de les obtenir. Il n’en reste pas moins que les « techniques » employées pour arriver à cette fin mettent en évidence la volonté de faire souffrir et de détruire son prochain, allant même jusqu’à l’acte gratuit et vicieux qui caractérise l’espèce humaine. Cela contraste évidemment avec les batailles du type napoléonien basées sur la stratégie et le mouvements des troupes sur le terrain qu’on enseigne dans les écoles militaires. Toutes les guerres ont leurs lots d’horreurs, de supplices, de meurtres et de viols perpétrés dans les rangs des soldats mais aussi sur les populations civiles qu ‘on nome « crimes de guerre » voire « crimes contre l’humanité ». On retrouve des charniers et les cadavres qui y ont été enterrés témoignent des atrocités subies et des exécutions sommaires. Ceux qui en sont les auteurs sont souvent connus et parfois jugés et la guerre qui gronde actuellement aux portes de l’Europe ne fait pas exception.

     

  • Vers la violence

    N°1674– Septembre 2022

     

    Vers la violence – Blandine Rinkel – Fayard.

     

    C’est un roman décliné par Lou, la narratrice, qui, petite, a idéalisé Gérard, son père au point de vouloir l’épouser malgré leur différence d’âge (38 ans). Ce dernier s’est remarié avec Annie et leur fille est en quelque sorte une enfant de vieux. Elle voua à cet homme pour qui elle fut la seule femme qui compta dans sa vie, une admiration sans borne que sa qualité de policier avec uniforme et arme, rendait plus grande encore. Certes, au début, il y a eu entre eux une complicité et Gérard, qui n’est sans doute jamais entré lui-même dans l’âge adulte, a choisi de demeurer dans le merveilleux de l’enfance de sa fille et dans le culte du secret, maintenant l’enfant dans une sorte de bulle face une mère quasiment inexistante tout en souhaitant endurcir Lou pour qu’elle affronte la vie. C’est pourtant lui, cet homme ambivalent, qui choisit de rompre ce secret en la faisant sortir de l’enfance et de révéler à sa fille son vrai visage, brisant lui-même cette statue qu’il avait pourtant si patiemment modelée. Les années passant, elle a découvert un homme bien différent, à la fois mystérieux, faible, volage, violent (mais pas avec elle), frustré, mythomane, occasionnellement alcoolique et au comportement parfois étrange, alternativement gamin et sérieux et qui a du mal à s’abstraire de sa « vie d’avant » faite de souvenirs jalousement entretenus, de regrets, de mensonges et de deuils insurmontables. C’est bien la mort qui l’obsède malgré une appétence apparente pour la vie, aussi bien celle de ses enfants que celle d’un cheval, ce qui génère chez lui une culpabilité d’être encore en vie après le décès de ses enfants et d’avoir été lâche face à la souffrance de ce pauvre animal. Pourtant cette connivence ne lui suffit pas et la complicité qui existait entre eux n’ira pas jusqu’à un don familial d’organe qui aurait pu sauver Gérard. En revanche, le stylo qu’il lui offre et les notes qu’il lui laisse pour qu’elle rédige sa biographie suscitent cette volonté de s’expliquer, de s’excuser peut-être face à elle. C’est pourtant ce stylo qui lui sert à lui écrire l’unique lettre quelle lui a jamais adressée et dans laquelle elle règle ses comptes avec lui, pour ses faiblesses, les bons et mauvais souvenirs, ses violences surtout. Elle y disserte longuement du cheval, opposant sa viande dont Gérard et friand et sa vie et sa beauté qui la fascinent. Elle y confesse surtout que, refusant de sauver son père par le don d’un de ses reins, elle ne fait qu’appliquer cette notion de cruauté et de violence qu’il lui a inculquée

    C’est aussi le portrait de la narratrice qui décline son parcours cahoteux entre les déconvenues inspirées par la découverte du père, les premiers émois amoureux de l’adolescence, la recherche de soi-même à travers le difficile art de la danse mais aussi de sa volonté d’être un objet de désir pour les hommes, la quête du plaisir sexuel notamment dans le « jeu du foulard », c’est à dire le jouissance obtenue en jouant avec la violence de l’étranglement et la mort possible, mais aussi en suscitant la séduction des mâles, la lutte qu’elle voulait mener et gagner contre eux pour qu’ils connaissent la frustration de leur libido inassouvie à cause de sa disparition subite et inexpliquée, ce qui est une autre forme de violence. Il y a chez elle une perversité qui la fait ressembler à ce père qu’elle désirait quitter en fuyant la cellule familiale. Sa relation avec Raphaël, l’exact contraire de Gérard, son entrée de plain-pied dans cette vie artistique et créatrice, tourne une page définitive dans sa vie d’adulte avec sa relation fusionnelle avec lui.

    La mort revient comme un leitmotiv dans ce roman, celle des enfants et de la première épouse de Gérard, celle qui peut intervenir lors d’un étranglement, celle enfin de Gérard à qui Lou refuse son rein qui aurait pu le sauver.

    C’est une sorte d’évocation alternée entre Lou et Gérard dont les relations un temps complices se résoudront à un long silence, un livre en deux parties consacrées à l’un et à l’autre, la première baignée par la relation père-fille, la seconde plus volontiers consacrée à Lou, à son départ de la cellule familiale, à sa recherche du père à travers des amants de passage autant qu’une découverte de soi-même, avec la rencontre de Raphaël, exact contraire de Gérard, avec en contrepoint le plaisir sexuel obtenu avec cette violence constamment recherchée et refoulée et la mort, véritable thème central de ce roman.

    Ce que je retiens, entre autre, c’est cette volonté de Gérard de se poser, de bonne foi, en exemple pour sa fille, avec la certitude qu’il le fait pour son bien et la manière différente dont Lou le reçoit parce que sa sensibilité est différente. C’est sans doute l’éternel problème de l’éducation des enfants que les parents mènent en fonction de l’exemple qu’ils ont eux-même reçu, en croyant bien faire, mais qui se brise sur la différence qui existent entre les êtres et sur les temps qui changent.

     

    Courts chapitres d’une écriture alternativement fluide et abrupte et une histoire qui au fur et à mesure des pages suscite l’intérêt malgré quelques longueurs.

     

     

     

  • Marie-Antoinette

    N°1673– Septembre 2022

     

    Marie-Antoinette – Stefan Zweig - Grasset.

    Traduit de l'allemand par Alzir Hella.

     

    C'est le destin des enfants des rois et des reines d'être mariés tôt et leur union est souvent conclue à des fins politiques. Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche, fille de François 1° Empereur du Saint-Empire, n'échappa pas à la règle puisqu'elle le fut à quatorze ans avec le futur Louis XVI en vue du rapprochement entre la France et l'Autriche. Le rôle des femmes est évidemment d'assurer la descendance mais il lui faudra attendre sept ans avant d'avoir son premier enfant, ce qui inquiéta le pays et provoqua des quolibets et des rumeurs. C'est donc un mariage pour raison d’État qui amène Marie-Antoinette à épouser un jeune homme qu'elle n'aime pas et qui la délaisse et c'est à l'évidence un couple mal assorti. Cette jeune fille, sensuelle et pleine de vie, friande de plaisirs, de toilettes et de bijoux, se trouve trop tôt projetée à la cour, se rebelle contre "l'étiquette" de Versailles, peine à apprendre le français, est peu portée sur la lecture et la compréhension des choses et des événements qui l'entourent, préfère la liberté, les plaisirs et les frivolités. Toutes ces excentricités coûtent de l'argent et le peuple auquel elle ne s'est jamais intéressée gronde et lui donne des surnoms peu flatteurs doit celui de "Madame déficit". Certes, elle a assuré la descendance de la royauté mais les choses changent vite autour d'elle, les frustrations longtemps contenues éclatent, la révolte grandit et elle ne s'en rend pas compte. La cour se disperse devant le danger, la reine n'a plus beaucoup d'amis sauf le conte Axel de Fersen, un gentilhomme suédois qui reste à ses côtés dans une fidélité sans faille, ce qui nourrit les propos les plus fantasques au sujet de cette relation. "L'affaire du collier", la disette qui sévit dans le royaume, les idées des "Lumières" qui agitent le peuple, le "Tiers état" convoqué dans le cadre des "États généraux" qui entend bien porter des réformes de l’État, nourrissent une atmosphère révolutionnaire dans la capitale. Cette ambiance délétère est ressentie comme malsaine par la reine, ce qui lui fait craindre les pires choses face à l'indolence du souverain. Le retour forcé de la famille royale à Paris, la désastreuse fuite de Varennes, l'anarchie et l'atmosphère de complot qui règnent, la prise de la Bastille donnèrent le signal de cette révolution qui allait transformer la capitale en un bouillonnant creuset de mort, ensanglanter le pays tout entier le privant de sa traditionnelle structure sociale, promouvoir puis anéantir des volontés de réforme auxquelles se sont mêlés des velléités non moins grandes de destructions aveugles pour finalement déboucher sur un empire qui ressemblait par bien des côtés à cette royauté défaillante mais qui entraîna la France qui n'en avait pas besoin dans des campagnes militaires à la fois dispendieuses et destructrices. Ce genre d'événements inspirés par la Terreur et en marge d'une légalité changeante voire inexistante favorisent l'émergeance d'authentiques volontés de changement mais aussi le déferlement de violences, de trahisons, de palinodies, de débordements sanguinaires et de complots qui caractérisent bien l'espèce humaine.

    L'auteur retrace avec minutie le destin tragique de cette femme qui, quand elle est confrontée à la mort du roi et à la certitude de ce qui l'attend, redevient dans la tragique et immense solitude qui est désormais la sienne, une femme ordinaire, une veuve de trente huit ans, abandonnée de tous, mais qui se défend fermement contre ses accusateurs mais aussi un être aimable pour ses gardes et digne face à la mort, c'est à dire l'image inverse de celle qu'elle a donnée pendant son règne.

    Stefan Zweig (1881-1942) ne fut pas qu'un talentueux romancier et essayiste. Cet ouvrage, publié en 1932 et qui ne fut pas le seul dans ce registre, rappelle qu'il fut aussi un biographe pointilleux et scrupuleux qui, au cas particulier, sut faire le tri des nombreuses informations fausses qui courraient sur le sujet. Pour cette biographie fort richement documentée jusque dans les moindres détails et marquée par l'émotion, il s'inspira évidemment des ouvrages déjà parus mais surtout les mémoires de ses contemporains comme Mme Campan, Lauzin et bien d'autres mais surtout de la correspondance et des documents personnels d'Axel de Fersen. Il se livre à une étude psychologique du personnage de Marie-Antoinette mais aussi à de nombreuses remarques pertinentes et personnelles sur son destin

    L’œuvre de Zweig revient aujourd'hui sur le devant de scène littéraire et on redécouvre le talentueux écrivain qu'il fut. C'est une très bonne chose qu'on se souvienne de l’œuvre de cet homme de Lettres exceptionnel qui illumina son temps.

  • Argonne

    N°1672– Septembre 2022

     

    Argonne – Stéphane Emond – La table ronde.

     

    Les photographies sont souvent, pour ceux qui les regardent, l’occasion de remonter le temps. Ceux qui y figurent sont souvent morts depuis longtemps et offrent au papier glacé l’image d’un enfant alors que dans les mémoires c’est plutôt celle d’un vieillard qui s’y est incrustée. C’est à l’aune de ces clichés en « noir et blanc », aux bords dentelés, parfois même couleur sépia, qu’on mesure la fuite et la patine du temps. Les rides s’incrustent sur les visages, les années taraudent le cerveau. Elles sont parfois prémonitoires pour qui sait lire en elles. Elles ont, dans les sourires ou les traits figés de ceux qu’elles représentent, leur pesant d’avenir et de destiné. Les souvenirs s’accrochent parfois à un objet fragile dont on prend le plus grand soin et qui ressemble à une relique pleine d’émotion parce qu’il a appartenu à un proche disparu et qu’on se transmet comme un témoin qui traversera les générations. Dans cette région de France, l’Argonne, dont l’auteur est originaire, on connaît la guerre depuis des siècles parce que c’est par là que sont passés tous les envahisseurs conquérants, obligeant les populations à un exil, parfois sans retour, là que se sont toujours déroulés les combats. Valmy et surtout Verdun suffisent à résumer le destin de cette terre et du tribut qu’elle a payé à la camarde. Ce terroir de légendes et d’histoire qui a bu tant de sang ne se conçoit pas sans cérémonies du souvenir ne serait-ce que pour honorer la mémoire des héros.

    Ce récit délicat écrit à la première personne évoque, longtemps après l’exode de juin 1940, dans la touffeur de l’été et sous le mitraillage des avions allemands ou italiens, des bribes de ces moments tragiques et personnels qui se mêlent à l’Histoire de la défaite et du malheur. Cela ressemble à un pèlerinage pour l’auteur parti depuis longtemps et qui retrouve des lieux qui ont changés, des souvenirs qui donnent le vertige parce que le temps efface les traits des visages, érode la mémoire. Je retiens ce besoin d’explorer le souvenir familial, de le transformer en mots et de les confier au papier pour ne pas les vider de leur trace, de mettre ses pas dans ceux des siens disparus, comme pour communier avec eux, de ressusciter des fantômes parfois inconnus, pour mieux s’approprier leur passé.

    Je note une certaine gêne de l’auteur qui, devenant libraire, n’a pas perpétré le métier d’artisan de son père qui lui-même le tenait du sien, brisant ainsi une sorte de transmission d’un savoir-faire ancestral, mais aussi une réelle fierté mêlée d’humilité d’avoir donné une vie de papier à une parentèle inconnue et oubliée, d’avoir nommé chacun de ses membres, d’avoir épousseté leur silhouette avant qu’elle ne disparaisse complètement, pour que ses propres enfants s’en souviennent comme ils se souviendront de lui.

    Un livre bienvenu en cette rentrée littéraire et qui tranche sur les 490 volumes publiés dont beaucoup sans doute sont promis à l’oubli.

     

     

     

  • Pastorales de guerre

    N°1671 – Septembre 2022

     

    Pastorales de guerre – Stéphane Emond – Le temps qu’il fait.

    Prix du livre en Poitou-Charentes- 2006 .

     

    Le titre sonne comme un oxymore. Le terme « pastorale » évoque la campagne, les bergers, une œuvre littéraire ou musicale, quelque chose d’apaisant, de bucolique, mais la guerre n’a rien de tout cela. Et puis la campagne dont il s’agit c’est l’Argonne, cette terre française de forêts et d’étangs, mais surtout située dans le couloir des invasions et donc une terre qui a connu les guerres, celle de 14-18 mais pas seulement. A l’humus le sang s’y trouve toujours mêlé et les champs agricoles se sont souvent transformés en champs de bataille.

    Le mots pastorales est au pluriel. En effet ce livre est une sorte de recueil d’une vingtaine de courtes nouvelles qui n’en sont pas vraiment, quelque chose comme un album de photos un peu passées, sépia même pour certaines parce qu’elles évoquent les ancêtres de cet auteur marqués par les guerres, ou plus exactement une série de tableaux répondant aux exigences du théâtre classique avec unité de lieu d’action et de temps, cette dernière étant quelque peu étirée à cause de tous les combats meurtriers qui s’y sont déroulés.

    La mort est en filigrane dans ces textes et avec elle les regrets, les remords, les souvenirs et les deuils pour ceux qui restent. Pour eux aussi, c’est parfois la folie du refus de voir la réalité en face comme cette mère à qui on vient dire qu’elle ne reverra pas son fils. Ces fantômes, c’est le déserteur qui fuit la violence des combats, l’arrière-grand-père mutilé qui a rendu son dernier souffle, le retour du cercueil d’un volontaire étranger venu mourir pour défendre un pays qui n’était pas le sien, la peur du soldat dans sa tranchée ou dans la charge qui sent la mort sous la mitraille ou dans la boue, la jeune femme dont la vie est interrompue par la salve d’un avion ennemi, autant d’évocations de quidams qui ne laisseront que leurs noms sur un monument et sur une croix de pierre. Dans ces moments la mort devient banale, presque ordinaire, on s’interroge sur Dieu, il est soit une consolation, soit un refus définitif parce que ce qu’on nous a dit de Lui est soudain inacceptable. La camarde frappe au hasard, sans distinction d’âge ou de sexe, rappelle à ceux qui l’auraient oublié que nous sommes tous mortels et laisse à ceux qu’elle épargne une trace de son passage sous forme d’amputations, peut-être pour leur rappeler la valeur de la vie. Sans oublier les histoire de famille, pleines de secrets, de non dits, de trahisons, d’adultères, de rumeurs assassines que seule la mort peut éteindre.

    Il n’y a pas de grandiloquence qui pourrait magnifier le courage, le sacrifice ou le hasard parce chacun de nous n’est de sa vie que l’usufruitier et que son cours peut être interrompu à tout moment, mais au contraire un texte concis, avec une sorte d’économie de mots, comme pour évoquer les choses davantage que pour les décrire. C’est un ouvrage dédié à la fois aux ancêtres de l’auteur qui ont vécu sur cette terre qu’à ceux qui y ont défendue la Patrie menacée où la grande faucheuse danse avec la peur et engrange sa moisson de cadavres.

     

  • le dernier enfant

    N°1670 - Août 2022

     

    Le dernier enfant – Philippe Besson - Julliard

     

    Ce fait de nombreuses années que je lis avec plaisir les romans de Philippe Besson. Ici  j’ai retrouvé son style agréable à lire, comme à chaque fois. Pourtant, le livre refermé j’ai eu un sentiment bizarre, sans doute à cause du thème choisi que son expérience de fils a sans doute dû nourrir. Théo est en effet le dernier des trois enfants du couple ordinaire et sans doute heureux que forment Anne-Marie et Patrick. Deux enfants sont déjà partis mais Théo est le dernier, un peu comme si après son départ quelque chose devait changer parce qu’après lui allait s’installer entre eux un rythme de vie différent, plus solitaire, plus vide, plus égoïste peut-être, en donnant enfin libre court à ses projets personnels. Et puis il entreprend des études supérieures ce qui est pour les parents une source d’orgueil mais il doit pour cela partir et s’installer loin d’eux alors que, traditionnellement les enfants jeunes, en apprentissage ou salariés, restaient encore un temps dans la maison familiale. C’était moins brutal. On peut toujours parier sur son avenir professionnel, sa réussite, les petits-enfants à venir et l’agrandissement de la famille, on n’est jamais sûr de rien et cette entrée dans la vie a quelque chose d’intimement déchirant.

    Le temps passe, une page se tourne et c’est à l’aune de ce genre d’événement, pourtant ordinaire, qu’on mesure brutalement cette évidence et qu’on se livre à un bilan en égrenant les souvenirs communs, en épluchant les photos, les instants de bonheur simple… Il y a eu les années de vaches maigres, les craintes pour l’avenir, les sacrifices pour les enfants, l’amour partagé, la joie d’être ensemble et les moments plus durs qu’on préfère oublier . On a beau se dire qu’on n’a pas des enfants pour soi, qu’ils doivent partir et faire leur vie parce que le contraire serait anormal et que l’ombre de «Tanguy » a quelque chose de redouté, il est difficile de se convaincre soi-même et il y a toujours cette incontournable culpabilité de n’avoir pas toujours fait ce qu’il fallait au moment opportun. Elle est enfin là cette réalité banale où on se retrouve à deux, seuls comme au début où on ne vivait que pour soi, malgré les espoirs qu’on fait semblant d’avoir pour les prochaines années. Il y avait eu entre Anne-Marie et Patrick la magie de la rencontre, la folie des projets jamais réalisés, la routine qui s’était installée entre eux sans qu’ils s’en aperçoivent.

     

    Ici, c’est plutôt par le prisme d’Anne-Marie que le roman est décliné (il lui est d’ailleurs dédié) un peu comme si le père comptait pour rien, ne ressentait pas lui non plus de peine à ce départ, parce que c’est la mère qui porte les enfants, qu’elle pourvoie traditionnellement à leur éducation, qu’on parle davantage de l’amour maternel, qu’on laisse au mari le rôle habituel de censeur, qu’on réserve à la mère la conduite de la maison et de son budget, … Ça aussi c’est un peu une image d’Épinal parce que les choses ont changé, comme dans bien d’autres domaines et que dans un couple tout ne se passe pas toujours d’une manière aussi idyllique avec les adultères, les trahisons, les divorces fréquents ou la maladie et les décès toujours possibles. La vie de cette famille est banale mais finalement sans grands bouleversements, simplement consacrée à la recherche de ce bonheur auquel nous aspirons tous et je retrouve bien le rôle de l’écrivain qui est d’être le témoin de son temps, même dans les détails les plus anodins. Notre vie est une succession de petits ou grands renoncements et ce que je retiens c’est la solitude d’Anne-Marie face à cette épreuve, certes connue à l’avance mais dont on repousse l’échéance.

    Le thème choisi a quelque chose d’ordinaire mais traduit bien ce qu’est le quotidien de la plupart d’entre nous qui avons fondé une famille. J’ai à la fois pris plaisir à découvrir ce roman parce que la lecture est un plaisir et que Philippe Besson est un bon auteur mais je l’ai lu rapidement, presque impatient de découvrir le dénouement. Certes la fuite du temps est inexorable et donne le vertige quand on le mesure à l’aune de ses souvenirs mais l’épilogue m’a paru un peu convenu, trop décalé, presque artificiel et carrément exagéré, d’une originalité excessive par rapport à la réalité, malgré l’émotion et la nostalgie distillées tout au long de ce texte.

     

     

     

  • Gueules d'ombre

    N°1669 - Août 2022

     

    Gueules d’ombre - Lionel Destremau- La manufacture du livre.

     

    Dans un pays imaginaire, l’inspecteur Siriem Plant est chargé par le ministère des anciens combattants de découvrir l’identité d’un mystérieux soldat renversé par une voiture en ville et qui est maintenant dans le coma. L’armée ne sait rien de lui, même son nom, Carlus Turnay, n’est pas certain, on le suppose en permission ou déserteur et les familles se manifestent pour reconnaître en lui un proche disparu. Les investigations s’avèrent difficiles d’autant que les frères d’armes de l’intéressé sont presque tous morts. Du succès de ses recherches dépend sa futur carrière dans la police et Plant le sait et il va donc explorer méthodiquement et laborieusement cette voie, rencontrant leurs fantômes, mais finira par s’apercevoir qu’il est surveillé par l’armée. C’est une recherche labyrinthique et hasardeuse qui débouche souvent sur du vide ou sur des pièces d’un puzzle qui ne s’emboîtent pas. Cela rappelle à Siriem le séjour qu’il a lui-même fait sous l’uniforme, dans ce conflit meurtrier auquel il a cependant survécu et qui ressemble, à quelques détails près, à la Grande guerre avec ses ordres, ses contre-ordres, ses charges meurtrières sous la mitraille, ses corps à corps dans la boue des tranchées, dans une ambiance de mort et de menace du peloton d’exécution pour refus de combattre.

    Au fur et à mesure des recherches, le mystère s’épaissit autour de Turnay, son parcours, ses blessures, ses séjours à l’hôpital, ses zones d’ombre, ses impasse, son attirance vers la mort.

     

    J’ai une impression mitigée près la lecture de ces plus de 400 pages. Le style est agréable, dramatiquement haché vers la fin, ce qui correspond bien au rythme final, le suspens entretenu jusqu’à la fin mais malgré quelques longueurs, je ne suis vraiment entré en sympathie avec Turnay que dans les dernières pages, quand il promène sur son parcours qui prendra bientôt fin un regard désabusé d’une grande lucidité et choisit d’être enfin lui-même face à la camarde, en dresse un rapide bilan désastreux, lui qui avait à l’origine une tout autre idée et confie tout cela à une longue lettre destinée à une cousine dont, malgré ses années de solitude, il n’avait jamais oublié le visage... et qui ne l’ouvrit même pas. J’ai ressentis à la fois sa solitude et la vanité des choses qu’on tresse autour de soi pour s’aider à supporter cette vie qui est une unique mais nous échappe sans que nous y puissions rien. J’ai même partagé son envie de tout envoyer balader face à ce qui finalement n’a été qu’un échec face à l’indifférence et à la grande comédie hypocrite de ses proches, de l’image moralisatrice qu’ils veulent donner d’eux-mêmes, de leur légende qu’ils tisent … et de la satisfaction qu’ils en tirent. Sa vie n’a été qu’un fiasco et il en fait l’amère constatation face à la mort qui n’a même pas voulu de lui malgré la guerre au point de ne vivre sa vie que comme un fardeau. Heureusement pour lui, nous sommes tous mortels.

     

     

  • Barbara, claire de nuit

    N°1668 - Août 2022

     

    Barbara, claire de nuit – Jérôme Garcin- Gallimard.

     

    Il doit bien être chanceux ce Jérôme Garcin. Quand à 18 ans il écrit à Anne Philippe, la veuve du célèbre comédien, elle le reçoit chez elle et il épouse sa fille dont il est éperdument amoureux. Bien plus tard, c’est le hasard qui lui fit croiser Barbara dont la voix et les chansons nous ont tous fait rêver, et il en résulta une affection de la chanteuse pour son fils Gabriel. Cette amitié a sans doute nourri sa réflexion sur les choses de la vie et donc enrichi son œuvre. Lui qui a pris l’heureuse habitude de tirer de l’oubli des personnages que l’amnésie générale a recouvert de son voile, lui consacre un ouvrage où il lui donne largement la parole, comme on écrit à quelqu’un dont on sait qu’il ne répondra pas, comme dans le merveilleux poème que Prévert adressa à une autre Barbara. Loin du show-biz, de ses succès éphémères et de sa superficialité, elle s’est insinuée dans nos mémoires au point d’y sertir sa voix, ses mots, ses blessures, son image, sa solitude, ses silences, sans concession mais avec discrétion ...

     

    J’ai retrouvé avec plaisir la fluidité de la phrase que j’apprécie tant chez Garcin. Pourtant, ce n’est pas une biographie (à part la notice « récapitulative » de la fin), c’est davantage une évocation, comme un portrait qu’on esquisse et qu’il faut parfois décrypter, comme un puzzle dont on assemble les pièces, entre ombre et lumière, un peu comme le titre en forme d’oxymore de ce livre qui, à une lettre près, reprend celui d’une de ses chansons. Ombre de sa vie privée, distillée avec parcimonie dans ses chansons dont chacune d’elles est une parcelle de confidence faite de moments douloureux ou fugaces et lumière pour son public devant qui elle apparaît toujours vêtue de noir, comme son piano opposé au blanc comme son visage. Blanc comme le vertige, noir comme l’épuisement ou le deuil, blanc comme le jour, noir comme la nuit, blanc comme le plaisir fugace, l’espérance et peut-être comme le bonheur de passage et noir comme le mal de vivre, le désarroi, noir et blanc, comme un vieux film ou une photo ancienne aux bords dentelés qui font fi des modes furtives, noires et blanches comme les notes de sa musique, noir comme ce monde auquel elle a choisi de s’opposer, celui des déshérités, des malheureux des victimes d’injustices, blanc comme le silence éternel (le paradis blanc?) qui est maintenant le sien.... Deux facettes de cette femme pour qui la scène et le public lui étaient aussi indispensables que le secret de ses combats.

     

    Alors, hommage supplémentaire à cette femme, vingt ans après sa mort, avec des mots tressés entre amitié et émotion, pour faire échec à l’oubli qui engloutit si vite les traces de son passage sur terre, des mots qui résistent au temps, pour raviver son souvenir, pour l’inviter à nous faire une autre visite, pour lui dire simplement et une nouvelle fois « Dis, quand reviendras-tu, dis au moins le sais-tu »

     

     

     

     

  • Théâtre intime

    N°1667 - Août 2022

     

    Théâtre intime – Jérôme Garcin- Gallimard.

     

    J’ai toujours plaisir à lire Jérôme Garcin parce qu’il écrit bien et que cela me procure toujours de bons moments.

    Tout au long de son œuvre, il nous a abondamment fait partager sa biographie avec ses bons et ses mauvais moments . Il avait déjà ravivé le souvenir de Gérard Philippe, mais ici il choisit d’évoquer sa jeunesse, sa rencontre, à 18 ans, avec Anne Philippe puis avec sa fille Anne-Marie qui deviendra son épouse. On pense ce qu’on veut du hasard, du pouvoir des mots écrits sur une simple lettre, mais Jérôme devait bien être destiné à rencontrer celle qui allait de venir sa belle-mère puisque ce fut son grand-oncle qui opéra Gérard Philippe peu de temps avant sa mort. Pour Anne-Marie à l’en croire, ce fut le coup de foudre, mais pas partagé par elle. L’attachement réciproque puisé dans la perte prématurée du père, dans l’amour du théâtre et la vie aux côtés de la fille d’un mythe et d’une femme exceptionnelle, n’est venu qu’ensuite.

    Dans toutes les évocations qu’il fait à cette époque, on le sent en retrait. Est-ce par humilité face aux adultes dont il voit la réussite ou le poids de la présence, est-ce volontairement pour ne pas déranger cette galerie de portraits où son jeune âge le maintient en retrait ? Il m’est apparu au fil de ma lecture qu’à cette époque, pour lui, exister dans ce contexte tenait du théâtre, comme c’était aussi le cas de tous ceux qui, après la mort de Gérard Philippe, faisaient semblant de vivre sans lui et dans son souvenir idéalisé. Pour Anne-Marie aussi, grandir parmi ces ombres et ces présences a dû être difficile. Et que dire du très stendhalien Jérôme Garcin face au service militaire, aux journées ennuyeuses, aux simulacres de combats , aux improbables corvées, à l’ambiance enfumée de la chambrée…

    C’est certes une déclaration d’amour pour Anne-Marie, mais elle passe par l’admiration pour la comédienne dédiée aux grands auteurs et habitée par ses rôles, à la fois la femme qu’il aime et la fille de Gérard Philippe que réclamaient de cinéma et la télévision. Il m’a même semblé percevoir quelque exagération, bien naturelle, dans le propos à travers les pièces dont il fait le palmarès, entre trac et applaudissements, avec ses enfants aimés et les chevaux pour autre passion.

    La vie de l’auteur a effectivement nourri son œuvre comme pour la plupart des écrivains. Dans le cas de Jérôme Garcin, quand il choisit de se livrer (de se confesser) à son lecteur, je me suis toujours demandé si cette volonté de se raconter, qui parfois frôle le solipsisme, n’était pas quelque peu exagérée (comme le sont parfois les nombreuses références théâtrales et cinématographiques). Après tout ces propos tenus sur son épouse qui frisent parfois l’idolâtrie, cette déclaration d’amour passionné, a quelque chose d’intime qui peut être quelque peu incompatible avec une publication. Quoiqu’il en soit, sur cette raison de confier à la page blanche ses impressions et ses sentiments, il s’explique honnêtement, l’écriture comme un héritage de famille !

    Le livre refermé, je mesure l’immense a chance qu’il a eu de rencontrer cette femme, de l’aimer, de la garder, de construire avec elle une vie et une famille quand de plus en plus de mariages sombrent dans l’échec. Je garde personnellement toujours en mémoire cette citation de François Nourissier « Les hommes et les femmes faits l’un pour l’autre n’existent pas, ce n’est qu’une invention niaise des amoureux pour justifier leur entêtement ou leur optimisme, mais les hommes et les femmes destinés à ne jamais s’appartenir existent. Le gibier des grandes passions se recrute parmi eux » ou l’esprit de celle de Jacques Lacan « l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

     

     

     

     

  • olivier

    N°1666 - Août 2022

     

    Olivier – Jérôme Garcin- Gallimard.

     

    Dans nos sociétés occidentales, on vit comme si la mort n’existait pas, en en repoussant l’idée pour plus tard, en évitant de trop y penser. Elle fait partie de la vie, en est simplement la fin comme la naissance en est le début. Quand elle intervient dans nos vies, sans le moindre préavis, à la suite de la perte prématurée d’un être cher, parent ou enfant, la réalité s’impose à nous dans toute sa cruauté. On peut l’accepter quand le cours des choses est normal, mais quand il est bousculé et même inversé, cela fait de ceux qui restent des êtres à part, en quelque sorte en dehors de temps. Jérôme Garcin évoque la mort accidentelle de son frère jumeau à la veille de ses six ans et la fuite criminelle de l’automobiliste responsable.

    L’auteur confie qu’il a toujours eu du mal à parler de ce frère jumeau, de son accident mortel, de son absence, du deuil. Il précise qu’à ses yeux, écrire sert à exprimer ce que les paroles ne peuvent décrire, que la page blanche, dans le silence et la solitude, est la meilleurs confidente. Il pense même qu’il ne serait peut-être pas devenu écrivain s’il n’y avait eu ce bouleversement dans sa vie à cause de l’exorcisme des mots, parle de sa gémellité, du manque de ce frère qui, plus qu’un autre, était une partie de lui-même, de cette nécessité d’écrire pour lutter contre sa mort, l’oubli et de l’inextinguible tristesse qui se doubla pour lui, quelques années plus tard, de la mort prématurée de son père. Il évoque les mots qui sommeillaient en lui depuis longtemps et qui ont enfin réussi à sortir. Il a, en effet cinquante trois ans quand il réussit à s’exprimer sur ce sujet, comme une lettre dont il aurait longtemps ajourné la rédaction. Cela fit de lui un vivant au milieu de deux fantômes. Il recherche dans la littérature et l’équitation un remède à sa souffrance. J’y vois surtout une forme de solitude, d’impuissance à vivre normalement, autrement que dans une sorte de monde à la fois virtuel et torturé par la certitude de n’être pas comme les autres à cause du malheur injustifié qui vous frappe. Il y eut le repli sur soi, la recherche personnelle dans les textes littéraires ou scientifiques consacrés à la gémellité, le mutisme que la rencontre d’Anne-Marie Philippe qui allait devenir son épouse et la mère de ses enfants, a brisé. Je me dis que la douleur d’avoir perdu son jumeau a en quelque sorte été contrebalancée par cette rencontre et elle a gommé par sa seule présence et son vécu, le vide laissé par Olivier. Jérôme Garcin a eu la chance unique de croiser son double, son complément, son sauveur et l’hommage qu’il lui rend est bref mais émouvant.

     

    Je lis avec plaisir Jérôme Garcin depuis longtemps parce que c’est un bon écrivain, que j’aime son style qui honore notre si belle langue française, son érudition, parfois un peu trop marquée, autant que sa démarche de tirer de l’oubli des êtres d’exception qui n‘ont pas toujours eu la consécration méritée. Je connaissais l’existence de ce récit mais j’en ai longtemps différé la lecture, peut-être parce que je redoutais de n’y pas trouver ce que j’y cherchais, sans d’ailleurs trop savoir quoi, quelque chose comme de l’apaisement ou peut-être une forme de complicité dans la souffrance, compte tenu du thème choisi. A tort peut-être, j’avais chargé cette lecture nécessairement attentive d’une fonction particulière qui me tenait à cœur. Le livre refermé, je ne suis pas sûr que ma quête ait été satisfaite non à cause de l’auteur qui déroule son histoire personnelle dans cette langue si fluide que la lire est pour moi toujours un plaisir, mais peut-être simplement à cause de moi parce que notre parcours est unique, comme notre peine. J’en retiens une sorte d’impression bizarre que ce livre en principe dédié à Olivier dévie parfois en une sorte de monologue d’outre-tombe évoquant seulement Jérôme.

    Une histoire aussi intimement émouvante ne peut que générer qu’une réaction personnelle, parfois surprenante et bien souvent illogique pour le commun des mortels. On peut tenter d’en combattre les effets dévastateurs en cultivant les souvenirs, l’amitié, la pratique de la religion… Jérôme Garcin qui est écrivain a sans doute, grâce à cette évocation, tenté d’ exorciser cette peine (y parvient-on jamais et même le temps ne fait rien à l’affaire) mais cette démarche d’écriture, au demeurant parfaitement respectable et de nature probablement à aider des lecteurs, me laisse quelque peu dubitatif. Je ne suis pas sûr que les mots soient à ce point apaisants, que l’écriture soit vraiment cet exutoire dont on nous parle si souvent. Ils ont peut-être un rôle libérateur dans l’immédiat mais à long terme j’en doute. Un écrivain puise dans sa propre vie, faite comme pour chacun d’épreuves et de joies, l’essence même de son œuvre, mais je me suis demandé si l’écriture a toujours ce pouvoir cathartique face à une place définitivement vide.

  • Le fil de l'horizon

    N°1664 - Août 2022

     

    Le fil de l’horizon – Antonio Tabucchi – Christian Bourgois Éditeur.

     

    Spino travaille à la morgue d’une ville portuaire italienne. Il passe donc une grande partie de son temps avec des cadavres autopsiés, vivant parmi les morts. Il tente d’apprivoiser cette ambiance morbide en donnant à ses clients des noms d’acteurs de cinéma ou de personnages et partage sa vie avec Sarah qui rêve de voyages. Cette cohabitation l’invite à la réflexion sur le passage de la vie à la mort mais le personnage de Sarah reste en filigrane dans ce texte . Or il se trouve qu’en ville un jeune inconnu vient d’être assassiné mais le mystère autour de cette mort est si grand que Spino se croit obligé d’enquêter à titre personnel, cela à cause peut-être de sa solitude et aussi peut-être parce que cet inconnu n’intéresse personne. La police se perd en conjectures mais lui veut en savoir plus sur lui surtout pour des raisons philosophiques tenant au destin, à la nécessité de ne pas mourir dans l’anonymat ce qui, à ses yeux, est pire que la mort.

    Il se lance dans des investigations incertaines qui le promènent au rythme du hasard dans des contrées assez étranges à partir d’objets comme une photo ou une veste ayant appartenu au mort, où l’identité de cet homme se dérobe et il finit par oublier ce qu’il cherche. C’est une sorte de quête labyrinthique dont l’épilogue semble s’éloigner de lui au fur et à mesure qu’il avance dans ses recherches. C’est aussi mystérieux qu’un texte de Borges. En réalité Spino qui se transforme en détective privé bénévole cherche quelque chose qui n’existe pas et ses investigations finissent par dérailler, ce mort reste inconnu et c’est finalement sur lui-même qu’il enquête. Il y a un peu de ce « jeu de l’envers » pour reprendre le titre d’un autre roman de l’auteur, dans la mesure où, dans cette quête, il est à la recherche de lui-même et l’épilogue dans sa dimension de mort pourrait bien signifier le but si recherché et enfin atteint par lui, la référence à Hécube qui selon la tradition se jette à la mer, étant significative. Il mène son enquête dans des endroits improbables où la logique semble être oubliée, un peu comme s’il était dans un monde parallèle, se perd dans des détails au point qu’on a l’impression, peut-être fausse, qu’il en oublie sa véritable mission.

    A propos de Spino qui n’est qu’un parfait quidam, un solitaire, je n’ai pu lire ce texte sans penser à Fernando Pessoa dont Tabucchi était non seulement le traducteur mais aussi l’admirateur. Comme lui Spino pourrait dire qu’il n’est rien, qu’il ne sera jamais rien mais porte sûrement en lui tous les rêves du monde. La police hésite beaucoup sur l’identité et les activités du mort et finit par lâcher un nom possible- « Nobody »- qui ressemble aussi à Spino) Comme lui peut-être Tabucchi prenait-il le relais de Pessoa dans la mesure où l’écrivain recherche lui aussi quelque chose, le fait d’écrire, de tracer des mots sur la feuille blanche, de les faire vivre, de planter un décor trompeur, de dérouler pour son lecteur une histoire qui n’a peut-être jamais existé, de se laisser porter par les personnages qui peu à peu conquièrent leur liberté d’exister et que l’épilogue peut être parfaitement différent de celui qu’il avait imaginé, est aussi une quête intime, nourrie peut-être par cette « saudade » qui fait tellement partie de l’âme lusitanienne. L’écriture est à la fois un miracle et une subtile alchimie et ce qui en résulte est parfois une découverte pour l’auteur et une sorte de mystère, un peu comme cette ligne qu’on appelle l’horizon et qui, plus on avance plus elle nous échappe et que ce mouvement ne s’arrêtera jamais. C’est peut-être aussi le sens de cette référence érudite à Spinoza, dont Spino est le diminutif ?

     

     

     

  • Le temps d'un soupir

    N°1664 - Août 2022

     

    Le temps d’un soupir – Anne Philipe – Juillard.

     

    Je viens de lire « Le dernier hiver du Cid », un émouvant hommage de Jérôme Garcin à Gérard Philipe (1922- 1959).

    La lecture de ce témoignage, celui d’Anne, son épouse, s’est imposé de lui-même. Ce livre, publié en 1963, quelques années après cette disparition qui étonna le monde entier parce qu’elle frappait un homme jeune beau et plein d’un bel avenir, est une longue méditation sur l’amour, le bonheur et la mort servie par une écriture sobre . Le texte évoque brièvement sa vie à elle, les souvenirs qu’ils avaient en commun et avec leurs enfants mais surtout abandonne à la page blanche devenue confidente les derniers jours de son mari, entre douleurs, les fols espoirs de survie, le retour à la maison, les rues de Paris, les projets incertains pour un avenir lointain. Elle y exprime sa volonté de le voir revivre mais face à la souffrance insupportable et à la fin inévitable, souhaite sa mort, se laisse aller à supplier les médecins de laisser partir la vie, et se heurte à un refus … Elle va donc devoir, face à une mort annoncée, endosser ce rôle de mensonge en lui cachant son état et devenir cette comédienne tragique face à cet immense comédien,  malgré la trahison du miroir, les vêtements soudain devenus trop grands, malgré les jours gagnés sur la vie dont on égrène le triste décompte ! Elle se prépare à affronter le malheur comme jadis elle vivait le bonheur avec lui, joue pour lui la comédie de la vie alors que la mort est en embuscade, se force à s’habituer à la solitude.

    Désormais sa place est vide et elle évoque le quotidien, les folies et les phobies, les souvenir faits de mer, de soleil et du chant des cigales qui ont émaillé leur vie commune mais maintenant qu’il a quitté ce monde, qu’il n’est plus pour elle qu’une ombre vivante , à la fois douce et floue,  elle vit toujours avec lui. C’est comme s’il devait surgir de la foule, dire que tout cela, la souffrance et surtout la mort n’ont pas existé, que tout cela n’a été qu’un rôle, qu’un mauvais rêve et qu’il faut se réveiller. Les pensées se bousculent dans sa tête et elle repense sans doute à ce vers de Paul Eluard « Nous ne vieillirons pas ensemble, voici le jour en trop, le temps déborde... ».

    Il y aura les hommages officiels venus du monde entier, ceux de la profession pour laquelle il s’est tant battu, celui de la « culture » mais c’est dans de petit cimetière de Ramatuelle qu’il repose, après trente six ans d’une courte vie, revêtu de ce costume du Cid qu’il incarna, accompagné par tous les habitants du village, comme on dit adieu à un ami, à un parent...

    Des mots écrits à la main puis imprimés dans un livre, seize courts chapitres, la présence de leurs enfants, des gestes dérisoires et répétés, des comportements artificiels et de circonstance pour exorciser la douleur et l’absence, comme la veuve du poète Paul Baudenon, Claire, qui signait ses lettres de son prénom et de celui de son mari alors que ce dernier était mort depuis des années, ou cette femme anonyme qui après le décès de son cher époux, mettait chaque jour son couvert... C’est un baume bien fragile face à la fatalité et à la mort qui est notre lot à tous.

    Elle lui survivra jusqu’en 1990, ne le rejoindra dans le néant qu’à l’âge de 72 ans après avoir passé le reste de sa vie à honorer sa mémoire, à faire survivre cette image définitive de l’éternel jeune homme qui s’est inscrite dans la mémoire collective. L’écriture l’y aida sans doute parce qu’elle a cet extraordinaire pouvoir cathartique et l’ombre de cet homme ne la quitta jamais.

     

     

     

     

  • Le dernier hiver du Cid

    N°1663 - Août 2022

     

    Le dernier hiver du Cid – Jérôme Garcin – Gallimard.

     

    Il y avait eu « Le temps d’un soupir » l’émouvant hommage d’Anne à son époux, Gérard Philipe (1922- 1959)

    Nous avons tous encore en mémoire le visage de cet homme jeune et engagé aux côtés des comédiens et des plus défavorisés, infatigable acteur à la beauté quasi juvénile, prêtant pour les enfants sa voix envoûtante au merveilleux conte d’Antoine de Saint-Exupéry, enterré dans le costume de Don Rodrigue, le Cid de Corneille, qu’il incarna (« la mort a frappé haut » dira simplement Jean Vilar), comme un dernier pied de nez à la camarde qui ne lui enleva que la vie mais pas l’image gravée sur la pellicule, pas la trace de son passage si bref sur terre de trente six ans qui inspira des poètes et symbolisa cette envie de vivre après les atrocités de la guerre. Gérard Philipe reste dans nos mémoires, surtout celles des gens de ma génération, non comme un simple nom sur une plaque de rue, mais comme la trace indélébile de la jeunesse et de la beauté que la vieillesse avec ses rides, ses déformations et ses douleurs, n’altérera jamais, un visage qu’il est impossible de ne pas reconnaître.

    Jérôme Garcin a déjà, avec talent, fait revivre nombre de personnages inconnus du public ou oubliés par le temps, il était donc naturel qu’il rendît hommage, avec la sensibilité qu’on lui connaît, à ce merveilleux acteur mondialement connu dont, bien plus tard, il épousa la fille. C’est un beau témoignage, à la fois émouvant et poétique qui retrace également le parcours personnel d’Anne qui accompagna la carrière de son mari dont il énumère les succès, les écueils, les échecs, les critiques qu’il essuya, les convictions politiques, évoque sa mère et même son père qu’il aimait malgré leurs divergences, parle de son besoin de vie de famille avec ses enfants...

    Son parcours est indissociable du Théâtre National Populaire de Jean Vilar où il milita comme simple comédien, choisissant d’oublier sa notoriété, ce qui dit assez non seulement son amour de la scène mais aussi son désir de vulgariser cet art, de le partager avec les plus défavorisés, c’est à dire avec ceux qui, pour un tas de raisons, n’y ont pas naturellement accès. Ce désir de vulgarisation me rappelle, toutes choses égales par ailleurs, l’expérience menée par Frederico Garcia Lorca en Espagne avec sa troupe « La barraca » en 1931. Son action se limitera pas seulement là et il luttera pour reconnaissance du travail des acteurs et des intermittents du spectacle. A son enterrement, pas d’officiels, seulement quelques amis et surtout tous les habitants du village de Ramatuelle qui accompagnaient ainsi un ami, un parent ...

    Jérôme Garcin relate avec émotion et pudeur ce qu’ont été les derniers jours de l’acteur , le courage d’Anne, sa décision de taire son état à son mari, celui aussi d’être cette tragique comédienne face à cet immense comédien, souligne l’ironie du destin qui avait sollicité la notoriété de Gérard pour participer à une campagne nationale contre le cancer, ce mal qui pourtant allait l’emporter. Il évoque sa vie désormais entre douleurs, silences, espoirs fous de survie, soulève des hypothèses qui pourraient influer sur le cours des choses et auxquelles malgré tout on voudrait croire, en se gardant bien cependant de faire parler un mort, respectant ainsi sa mémoire. Même si on ne l’a pas connu personnellement ou simplement croisé, comme c’est le cas de beaucoup d’entre nous, il reste dans la mémoire collective comme un mythe qui ne mourra jamais, comme James Dean ou Maryline Monroe qui vécurent intensément parce qu’ils savaient, inconsciemment peut-être, que le temps leur était compté. Non seulement il incarna son époque dans son appétit de vivre, mais aussi il n’a pas heureusement eu le temps de connaître l’usure des choses, les rides qui ravagent le visage, les modes qui changent, les goûts du public qui se modifient, la nouvelle génération qui chasse et conteste l’ancienne, l’oubli qu’un acteur plus qu’un autre être, redoute... Que serait devenue cette image si les choses ordinaires de la vie l’avaient altérée ? Au moment où nos sociétés vieillissent, où les hommes souhaitent durer longtemps pour profiter de cette vie qui est un bien unique, mourir jeune est une injustice, la marque d’un destin cruel, surtout si la mort interrompt une belle carrière comme ce fut son cas. Mourir ainsi c’est aussi et malgré soi, nourrir sa propre légende, pourtant, malgré la révolte et le chagrin, cette disparition l’a consacré, alors qu’il était au sommet de son art et qu’il se projetait dans l’avenir.

    Sa mort a été tellement brutale qu’on a fait semblant de croire qu’il était parti pour un temps, qu’il était « passé dans la pièce à coté », qu’il allait surgir à nouveau avec son sourire éternel. Nous avons beau nous répéter que la mort n’est rien que la fin de notre parcours terrestre, nous sommes tous mortels et la grande faucheuse choisit ses victimes avec sa logique illogique qui fait durer des vies au-delà du raisonnable et en supprime d’autres, gourmandes d’avenir. J’ai eu beaucoup de mal à refermer ce livre.

     

    Il avait ce côté à la fois fragile et aristocrate de l’acteur qui, sur scène donne, par son talent, la vie à des personnages, il avait prêté sa voix au « Petit Prince » je veux retenir ces mots simples d’une chanson qui lui est dédiée et qui lui vont si bien

    « Il était un prince en Avignon, sans royaume ni château ni donjon, las-bas au fond de la province, il était un prince... »

     

  • La vie tumultueuse du Gréco

    N°1662 - Août 2022

     

    La vie tumultueuse du Gréco – Donald Braider – Presses de la cité.

    Traduit de l'américain par Marie Alyx Revellat.

     

    Quand on évoque le Gréco (1541-1614), de son vrai nom Domenikos Theotoko, on songe presque automatiquement à ses tableaux très colorés, à son possible astigmatisme en raison de la forme allongée de ses personnages et à son côté mystique à cause de l'inspiration religieuse de nombre de ses tableaux.

     

    Fils d'un important marchand crétois, il était destiné à prendre la suite de son père, mais se signala très tôt par son talent de peintre d'icônes. Il était donc de confession orthodoxe. La Crête étant à cette époque une possession de la Sérénissime catholique, il s'y rendit et fut bouleversé par la beauté picturale des églises romaines et plus précisément par les œuvres du Titien qui le prit dans son atelier vénitien. Là réside peut être le secret de sa conversion? Le cardinal Farnèse l’accueille à Rome où il rencontra également Le Titoret, mais c'est l'Espagne de Philippe II, torturée par l’Église et par l'Inquisition qui va le consacrer. Sa révolte contre les épreuves que la vie lui a envoyées et son séjour dans l'austère et très chrétienne ville de Tolède vont faire de lui un peintre très soucieux de faire reconnaître sa peinture mais aussi un mystique qui va se consacrer aux sujets religieux et aux portraits d'aristocrates et d'ecclésiastiques, donnant un nouveau mais déterminant sens à son talent.

     

    Le style du livre est très journalistique puisque c'était le métier de Donald Braider, bien documenté sur le plan historique même si je ne m'imaginais pas un jeune homme venu d"une lointaine province vassale de Venise, puisse s'adresser de cette manière à un maître de la peinture dont il souhaite être l'élève. J'ai été passionné par la vie de ce peintre, certes illuminée par le succès mais aussi assombrie par la mort de ceux qui l'entouraient et qu'il aimait. C'est une bonne approche de cet artiste majeur, en revanche, le livre refermé, je n'ai pas bien saisi le côté "tumultueux" de cette vie, à part peut-être sa mutation intérieure vers la religion comme refuge et qui a influencé son art contre l'adversité. J'aurais sans doute préféré la traduction du titre original, "Colors from a Light Within"( Couleurs d'une lumière intérieure") qui me parait plus évocatrice et sans doute mieux appropriée. Ce peintre me laisse davantage l'impression d'un mystique, un témoin de son temps, un homme torturé par une vie intérieure, bouleversé par l'intolérance de l'Espagne et qui a dû se battre pour s'imposer.

     

     

     

     

  • Le jeu de l'envers

    N°1661- Août 2022

     

    Le jeu de l’envers - Antonio Tabucchi – Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Lise Chapuis.

     

    Il s’agit de onze nouvelles dont la première d’entre elles donne son titre au recueil.

    L’auteur dans une note préliminaire confesse son interrogation à propos de la naissance des livres qu’il écrit où l’imaginaire, l’autobiographie et les histoires racontées par d’autres se conjuguent pour donner un texte dont l’originalité résulte de sa façon personnelle de l’écrire. Il précise aussi que si les choses ainsi décrites par ses soins portent indubitablement sa marque, c’est à dire sa culture, ses connaissances, son talent, elles pourraient parfaitement être différentes, c’est à dire être à l’envers de ce qu’on lit, comme sont le verlans, les anagrammes ou des palindromes par rapport aux mots, l’envers de la médaille par rapport à l’avers, les jeux de mots si prisés des enfants, en un mot une autre facette des choses, Cette prise de conscience fut pour lui une découverte troublante, une peur aussi en ce sens qu’il ne s’expliquait pas comment pouvait exister une histoire racontée par lui avec un épilogue prévu à l’avance et que le résultat de cette dernière puisse être différent une fois le travail achevé. Un texte original est le reflet de l’âme de celui qui l’écrit au moment où il le fait, mais pourrait parfaitement être différent à un autre moment et ce malgré toutes les esquisses et les corrections inévitables. C’est le privilège de l’auteur que de s’inventer volontairement une autre vie que la sienne et de la faire exister le temps d’un récit. Il m‘a toujours semblé en effet que l’écriture est une subtile alchimie qui permet de modifier les choses en fonction du moment de leur création, mais aussi que les décors, les circonstances, les personnages, peuvent également entraîner l’écrivain sur un terrain inconnu de lui au départ mais qui l’étonnent, s’imposent finalement à lui sans qu’il y puisse rien et génèrent une peur sourde et révélatrice qu’il veut pourtant combattre parce qu’elle vit dans les mots ainsi confiés à la feuille blanche. Que cette première nouvelle ait, comme il le dit lui-même, des résonances autobiographiques n’est pas étonnant, ce pourrait-il d’ailleurs qu’il en fût autrement puisqu’elle vaut sûrement pour tout ce qu’il a écrit (Ce texte paraît être écrit en 1978 alors que son auteur a trente cinq ans). Qu’il le précise et l’illustre à propos de ce texte dit assez l’ importance pour lui et cette prise de conscience qu’il lie d’ailleurs à la mort de son amie, marque un jalon dans sa créativité. Qu’il ait été passionné par l’œuvre de Fernando Pessoa qui créa et fit vivre de nombreux hétéronymes, me paraît aller dans le même sens.

    Les autres nouvelles de ce recueil sont l’illustration de ce concept comme le sont d’ailleurs toutes les œuvres d’art qui ne sont pas seulement de simples représentations mais le reflet de l’âme de leur auteur à un moment précis. Elles sont soit le fruit de l’inspiration personnelle, ce qui est aussi un sujet d‘étude intéressant, soit l’écho de ce qu’il a entendu ou lu mais cette certitude que l’épilogue qu’il choisit d’écrire puisse être fondamentalement différent de celui qu’il imaginait au départ est également à mes yeux un sujet de réflexion.

    Tabucchi est un écrivain intéressant notamment dans son parcours. Italien d’origine, on l’imagine jovial mais il a adopté le Portugal comme seconde patrie et sans doute aussi l’âme portugaise caractérisée par la saudade, cette mélancolie liée à ce pays et à ses habitants. De ses nouvelles, et particulièrement celle intitulée « Petit Gatsby », il ressort une sorte d’ambiance un peu amère, emprunte de tristesse et de solitude, comme sa vie sans doute.

     

  • Terra alta

    N°1655- Juillet 2022

     

    Terra Alta – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič et Karine Louesdon.

     

    Dans une petite ville de Catalogne, Gendesa, capitale de la Terra Alta, un meurtre atroce vient d’être commis, le massacre avec tortures et mutilations d’un vieux couple de riches industriels dans une villa isolée, les Adell. Lui, malgré ses quatre vingt dix ans dirige encore une importante cartonnerie, des riches dans une région pauvre. Pourtant l’affaire se présente plutôt mal sans indices ni traces d’effraction, même s’il apparaît que, malgré son catholicisme militant, ce patron parti de rien, sorte de potentat arriviste exploitait ses ouvriers et suscitait des envieux. Ce n’était pas cependant une raison suffisante pour le tuer. On pense même à un meurtre rituel à cause de leur appartenance à l’Opus Dei. L’enquête vite classée ne tient que grâce à l’entêtement de Melchor Marín. C’est en effet lui qui, muté temporairement dans cette région éloignée de Barcelone pour sa sécurité, va être chargé de l’enquête. C’est surtout l’occasion de faire connaissance avec lui. Fils sans père d’une prostituée, il a grandi dans les bas-fonds de Barcelone et la pègre qu’il a très vite fréquentée l’a amené en prison où la nouvelle de l’assassinat sordide de sa mère et la lecture des « Misérables » ont fait de lui un révolté et l’ont déterminé à faire des études pour devenir… policier, ne serait-ce que pour découvrir son vrai père mais surtout pour découvrir les assassins de sa mère, un justicier obsédé par les injustices de ce monde, un homme tiraillé entre les figures emblématiques hugoliennes de Valjean et de Javer ! Malheureusement pour lui, il va s’apercevoir que la recherche effrénée de la justice peut mener aux pires injustices et que, sur cette terre catalane, le souvenir de la Guerre Civile espagnole n’est pas éteint.

    Sa mutation dans cette région isolée où d’ordinaire il ne passe rien va certes être pour lui l’occasion de se ranger en rencontrant Olga sous l’égide des livres, en l’épousant et en lui faisant un enfant, mais cette affaire de meurtre va bouleverser durablement sa vie et son séjour ici

    .

    Roman original, qui n’est pas sans soulever des questions philosophiques, morales et de conscience, agréablement écrit (traduit?) et qui ménage le suspense jusqu’au bout en associant cette fiction à l’Histoire du pays. Je l’ai lu passionnément et sans désemparer avec le souvenir tragique de cette Guerre Civile qui ensanglanta l’Espagne de 1936 à 1939, des assassinats sommaires pratiqués des deux côtés et de celui des Républicains et des brigades internationales sur le rythme entraînant de « Viva la quinta brigada », chant emblématique de ces volontaires qui luttèrent vainement pour liberté et contre le fascisme.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • A petites foulées

    N°1659- Juillet 2022

     

    A petites foulées – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Mario Rota est un jeune universitaire italien assez médiocre, divorcé, solitaire, un peu sauvage, en poste dans une université américaine. Sa vie tient beaucoup de la routine, des cours qu’il dispense sans grande conviction, de sages soirées entre collègues qui lui ressemblent et de vagues pensées érotiques pour une jeune femme dont il dirige la thèse. Rien de bien folichon donc. Il n’est pas vraiment chanceux avec les femmes, pas « donnaiollo » comme disent si joliment nos amis italiens et son seul exercice physique consiste en un jogging dominical, mais il s’est récemment foulé une cheville lors de cette séance. Pour banal et temporaire qu’il soit cet épisode et surtout la semaine qui va suivre, vont prendre une importance énorme dans sa vie. A l’université, il s’aperçoit que les choses changent pour lui, mais surtout que tout est contre lui, les femmes qui l’entourent se désintéressent de lui, on réduit ses heures de cours et donc son salaire, on lui affecte un bureau beaucoup moins confortable et un nouveau professeur plus prestigieux arrive qui lui fait de la concurrence sur tous les plans, bref on le pousse dehors parce qu’il est indifférent à tout et que sa médiocrité professionnelle va à l’encontre de la volonté d’améliorer le niveau du département de linguistique où il travaille, à commencer par celui des professeurs. Il s’enfonce petit à petit dans cette atmosphère où il se sent l’objet d’une persécution qui ressemble à une descente aux enfers.

    Ce court roman, un de ses premiers livres, est bien antérieur aux « Soldats de Salamine » qui a fait la notoriété de son auteur. J’aime bien lire Javier Cerca depuis que je connais ses œuvres, parce que c’est bien écrit (bien traduit?)et même si celui-ci a eu sur moi son habituelle attraction, il m’a paru assez lent au début. L’épilogue est surprenant, quoique sans doute plus courant qu’on pourrait le penser concernant nos sociétés humaines. C’est certes une critique de l’université américaine mais aussi sans doute du monde du travail et de la société en général où la règle est d’affaiblir l’autre pour prendre sa place, le déstabiliser ou s’enrichir à ses dépends, une sorte d’évocation d’une forme de schizophrénie, mais j’y ai surtout vu une observation pertinente de l’espèce humaine dans tout ce qu’elle a de plus mesquin, de plus hypocrite. L’antihéros de Cercas a quelque chose de fragile, de simplement humain.

  • A la vitesse de la lumière

    N°1658- Juillet 2022

     

    A la vitesse de la lumière – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Un jeune espagnol qui ressemble fort à Cercas lui-même, qui veut devenir écrivain, comprend que pour cela il lui faut voyager, rencontrer des gens, faire des expériences. Alors pourquoi pas les États-Unis ? Sauf que ce fut Urbana, ville universitaire certes, mais triste et perdue au fond de l’Illinois, pas vraiment de quoi nourrir son rêve américain ! Il y croise par hasard Rodney, un vétéran du Vietnam au comportement bizarre . Pas très original non plus ! Mais cette rencontre a vraiment lieu quelques années plus tard, surtout par l’intermédiaire des lettres que Rodney envoyait à son père pendant les hostilités et qu’il confit au narrateur. Elles parlent de la violence et de l’absurdité de cette guerre et à son retour il se sent étranger dans son propre pays, a du mal à assumer sa qualité d’ancien combattant malgré ses médailles à cause des massacres perpétrés au Vietnam notamment sur des femmes et des enfants innocents. Il est bouleversé et culpabilisé et ne puise la raison d’une vie décousue que dans l’alcool, la drogue et une forme de marginalité inexpliquée. Notre apprenti écrivain condamne certes cette attitude meurtrière, y voit l’opportunité d’un roman à écrire, mais hésite longtemps notamment à cause du mutisme de Rodney qui se refuse à collaborer. Plus tard, quand ce dernier reprend une vie normale et rangée, le projet d’écriture revient et avec lui, la parole de Rodney qui accepte, malgré ses réticences, d’évoquer ses souvenirs comme pour les exorciser et s’en libérer, parce que c’était la guerre, les ordres, la logique des choses, la terreur qu’il fallait entretenir chez l’ennemi, mais ce qu’il n’ose dire c’est qu’il a ressenti une certaine jouissance à tuer parce que l’impunité était la règle et qu’il ressentait une impression de puissance dont aujourd’hui il a honte. D’ailleurs officiellement il ne s’est rien passé et le procès qui a évoqué le massacre se traduit par un classement vite oublié.

    De son côté l’écrivain décrit son parcours, règle quelques comptes et la galère du début laisse place petit à petit à la notoriété, au succès, à l’argent facile et aux conquêtes féminines. Cette célébrité, ce parcours brillant et cette consécration font qu’il néglige sa famille au profit de sa carrière et lui donne la certitude que tout lui est permis et, toutes choses égales par ailleurs, il ressent cette même impression de toute puissance qui était celle de Rodney au Vietnam. En une sorte de fulgurance (à la vitesse de la lumière) il en prend conscience et se sent responsable de la mort accidentelle de sa femme et de son fils. Pour lui comme pour son ami, son impression de toute puissance, Rodney avec son arme, lui avec sa plume, leur donnent l’impression d’être des Dieux. Rodney était obsédé par ceux à qui il avait donné la mort face à la fragilité de la vie, la narrateur se sent coupable de la disparition des siens parce qu’il les a négligés. En tout cas les deux ressentent un terrible sentiment de solitude face au poids de leur passé qui les rend haïssables et méprisables à leurs propres yeux, qui leur ôte le goût de vivre, qu’ils combattent avec alcool et drogue. Ce qui les a uni, bien des années après, ce sont les larmes, celles du deuil pour Cercas et du remords et de la révolte pour Rodney. L’écrivain se découvre lui-même comme un véritable zombi, un fantôme en état d’hibernation, au bord du gouffre de la mort et évoque cette « porte de pierre » qu’il ne pourra jamais franchir, un assassin qui espère sans trop y croire dans le rôle rédempteur de l’écriture. Il écrira pourtant son livre, mêlant son destin à celui de son ami, pour maintenir en vie les morts, témoigner de leur passage sur terre mais aussi, à titre plus personnel, pour se faire pardonner ses trahisons, pour se sortir du piège dans lequel il s’était lui-même enfermé et faire échec à sa propre mort.

    Comme toujours j’ai apprécié cette lecture non seulement parce que le texte est bien écrit et évidemment bien traduit, parce que, dès lors que j’ai ouvert un des romans de Cercas, il m’est difficile de le lâcher, mon attention étant maintenue en éveil jusqu’à la fin. Non seulement il parle, malgré quelques longueurs, de l’écriture, du métier d’écrivain avec ses grandeurs, ses servitudes et ses illusions, de l’impossibilité d’exprimer le message qu’il entend faire passer, à cause de la hantise de la page blanche mais aussi de la perpétuelle envie de remettre à plus tard ce devoir d’expression. Il pose de problème de la notoriété, du succès littéraire, de la vertigineuse euphorie du succès qui vous font passer pour un intellectuel, c’est à dire un être à part qui, après des années de galère, mène une vie différente d’avant, même si celle-ci le précipite dans la marginalité et le désespoir. Il analyse avec force détails son parcours, ses succès, ses échecs dans la publication de ses œuvres, ses périodes d’abattement de doute, d’humilité parfois forcée,

    Il s’agit d’une sorte de mise en abyme, un roman qui s’écrit à l’intérieur même d’un autre roman où se mêle autobiographie avec une foule de détails personnels sur ses livres et sa vie et une fiction inspirée d’autres expériences. L’auteur évoque une guerre qu’il n’a évidemment pas faite mais il choisit, comme souvent, d’en dénoncer les violences et les atrocités mais se retrouve aussi face à lui-même. Le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il s’agit moins d’un roman au sens traditionnel du terme que d’une réflexion de Cercas sur lui-même, sur son métier d’écrivain, ses romans. C’est vrai que chaque auteur puise dans sa vie et dans ses expériences la matière de son œuvre, c’est ce qui en fait la valeur et l’originalité même s’il tombe dans un solipsisme parfois dérageant. Ici je ferai difficilement la part des choses entre le roman, c’est à dire l’imagination et la réalité qui relient la guerre du Vietnam et ses atrocités à la mort d’un enfant et d’une épouse.

    J’ai lu ce livre comme une longue réflexion sur le sens de la vie humaine, où destiné et liberté se conjuguent et s’affrontent, se rejoignent parfois sans qu’on sache très bien laquelle prend le pas sur l’autre, la vanité des choses humaines, leur aspect transitoire, la faculté de trahir les siens et l’hypocrisie de vivre ainsi, éternelles interrogations et compromissions de l’homme.

  • Les soldats de Salamine

    N°1656- Juillet 2022

     

    Les Soldats de Salamine– Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Le titre du roman fait allusion à la victoire de la flotte grecque sur les navires perses beaucoup plus nombreux, en 480 av J-C . Ce récit traite bien d’une guerre (ou d’un épisode de celle-ci), mais elle est plus contemporaine. Il s’ouvre en effet sur l’exécution manquée de l’écrivain-poète-journaliste espagnol Rafael Sanchez Mazas (1894-1966), un des fondateurs de la Phalange, par les Républicains vaincus qui fuyaient. Il eut en effet la chance d’être épargné par les balles du peloton et se cacha dans la forêt. Retrouvé par un milicien, ce dernier déclara à ses chefs n’avoir rien vu et lui sauva donc volontairement la vie. Ce genre d’épisode romanesque existe sans doute dans tous les conflits mais Mazas s’en est fait l’écho au point d’en faire une sorte de légende, voire une supercherie, savamment entretenue par lui-même de son vivant puis après sa mort par sa famille.

    Javier Cercas entreprend d’écrire cette histoire à partir de cette anecdote et auparavant d’en vérifier son authenticité à travers différents témoignages disponibles mais cette recherche le transforme rapidement en biographe de Sanchez Mazas, c’est à dire ses origines familiales, son parcours littéraire et politique à l’intérieur de la Phalange, mais il ne s’interdit pas, devant les lacunes des documents à sa disposition et la confusion qui baigna cette période troublée, mais aussi face à l’insolente chance de Mazas, d’imaginer ce qu’il ne sait pas. Ainsi mêle-t-il dans son récit l’imaginaire du romancier à la précision de l’archiviste. La fin de vie de Mazas fut moins glorieuse, plus indolente et égoïste, davantage consacrée à la politique qu’à la littérature, plus mélancolique et désabusée aussi et l’oubli acheva de recouvrir les quelques traces qu’il laissa de son passage sur terre. Restait pour l’écrivain qu’est Javier Cercas, et surtout pour conclure son livre, à identifier le milicien anonyme qui sauva Mazas, ou à l’inventer. Il n’y avait à priori rien de commun entre eux et même toutes les raisons pour que cet homme le dénonce ou le tue, les troupes républicaines étant à l’agonie. .

    Dès lors quel est le lien entre Mazas et les soldats de Salamine ? Mazas aurait eu l’intention de relater cette histoire d’exécution manquée et de donner ce titre à son récit, titre qui a été repris par Cercas pour le sien. Écrire un livre est toujours une aventure et comme beaucoup d’écrivains Cercas fut victime de son livre c’est à dire de la propre vie de ce dernier, de son indépendance, de sa liberté, à moins qu’il n’ait lui-même et inconsciemment manqué son but. Bref il était déçu de son travail . Il n’avait pour ce récit que la version nationaliste de Mazas, il considérait donc qu’il lui fallait pour être complet la version républicaine mais il voulait surtout mettre un visage, et peut-être un nom sur le fantôme de ce milicien. Le hasard voulut qu’il rencontra un survivant républicain de la Guerre Civile avec qui il évoqua ses derniers moments dans l’armée républicaine, sa fuite vers la France et le camp d’Argelès, son engagement dans la division Leclerc, sa folle équipée africaine puis française et l’imagination créatrice de Cercas ne put s’empêcher de relier à l’aventure de Mazas à celle de ce milicien anonyme qui lui sauva la vie.

     

    Je voudrais en aparté évoquer le sort de ces républicains contre qui la France n’était pas en guerre mais qui les accueillit d’une façon honteuse, bien indigne du pays des droits de l’homme et de la liberté qu’elle est censée être. Dans le camp d’Argelès comme dans bien d’autres, des êtres humains sont morts faute de soins et même des plus élémentaires actes de simple humanité. Après avoir été connu l’opprobre de la défaite ils eurent à souffrir des exactions injustifiées des troupes coloniales françaises. Ils ne nous en voulurent cependant pas puisque les survivants s’engagèrent dans la légion étrangère pour combattre le nazisme. Faut-il rappeler que les premiers militaires à libérer Paris furent ceux de la 2°DB de Leclerc et plus précisément la compagnie du capitaine Dronne, « La Nueve », composée principalement … de républicains espagnols qu’on choisit d’ailleurs d’oublier une seconde fois en ne les citant pas parmi les troupes libératrices.

    Je me suis très tôt passionné pour cette guerre d’Espagne mais je n’ai abordé l’œuvre de de Javier Cercas dont j’ignorais l’existence, qu’à la faveur d’un prêt amical de livre (« Terra Alta »). Je n’ai pas été déçu par ce que j’ai lu et je dois avouer que lorsque j’ouvre un de ses livres, j’ai beaucoup de mal à m’en détacher à cause du style clair (servi sans doute par une bonne traduction) et ce malgré quelques longueurs que je lui pardonne volontiers. L’intérêt qu’il a suscité m’a incité à poursuivre la découverte de son univers créatif et ce d’autant plus que j’ai ai apprécié cette invitation à réfléchir sur la dimension morale et philosophique du récit offert à la lecture. J’ai par exemple toujours été scandalisé qu’on oublie le sacrifice de quidams, souvent des étrangers, qui sont morts pour que les générations suivantes d’un pays qui n’était pas le leur soient libres et parlent le français et qu’on ne retiennent, le plus souvent, que les noms des dirigeants emblématiques.

    Ce roman a été adapté au cinéma en 2003 par David Trueba.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • Le monarque des ombres

    N°1657- Juillet 2022

     

    Le monarque des ombres – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Karine Louesdon et Aleksandar Grujičič.

     

    Celui qui se cache derrière ce titre, c’est Manuel Mena, le grand oncle maternel de l’auteur, sous-lieutenant phalangiste, mort à dix-neuf ans à la bataille de L’Ebre en 1938. Cette mort héroïque d’un jeune homme fut une sorte de fierté familiale dans ce village désolé d’Estremadure malgré l’avènement de la République et la tragique guerre civile. L’oubli reste une des grandes énigmes de l’espèce humaine, même au sein des familles et l’auteur, après avoir longtemps refusé d’évoquer l’histoire de ce parent, a résolu de le faire, pour lui mais surtout pour sa famille, comme un devoir de mémoire, une obligation morale et personnelle, parce que rien n’avait été fait auparavant au sujet de cet homme et que les choses écrites non seulement perdurent plus longtemps mais surtout ont une apparence de vérité. Il va donc, un peu malgré lui, parler de sa famille et de cet aïeul, et ce faisant, rouvrir les plaies de cette guerre civile que la génération précédente avait voulu oublier. Il va parler de cet homme, mort jeune pendant ce conflit fratricide qui divisa même les familles, évoquer le rapide passage sur terre de quelqu’un qui a combattu les armes à la main pour défendre l’idée qu’il se faisait du destin de son propre pays. Il va donc se rendre dans cette maison familiale désormais vide, dans ce village d’Estremadure qu’il a quitté depuis longtemps où une rue porte le nom de ce sous-lieutenant, avec le risque d’apprendre sur lui des choses qui ne vont pas forcément dans le sens du souvenir qu’il a laissé. En effet Javier Cercas a une sensibilité de gauche et parler ainsi de ce grand oncle qui a combattu volontairement dans les rangs franquistes, c’est à dire fascistes, tient un peu de la gageure. Il va rencontrer des membres de sa famille qui l’ont connu, retrouver des anciennes lettres, de rares photos, évoquer son souvenir, rafraîchir la figure un peu oubliée de ce garçon tout juste sorti de l’adolescence, enthousiaste à l’idée de combattre, animé d’un esprit de sacrifice, mort en pleine jeunesse les armes à la main pour défendre une certaine idée de son pays qui lui av ait été forgée par ses parents, même s’il eût été plus logique qu’il se tournât vers l’idéal républicain et ses réformes, dans cette famille modeste d’une province pauvre et désolée aux mains de grands propriétaires terriens. Cercas le fait avec un certain sentiment de culpabilité, ravivant le deuil de ceux qui l’ont aimé et ont survécu, même s’il retisse et nourrit la légende de Manuel qui ne vieillira pas, ne sera jamais la victime du temps, ne connaîtra jamais la vieillesse avec ses altérations physiques, ses regrets, ses remords, ses phobies... Qu’on le veuille ou non, il y a une certaine aura à mourir jeune. Puis, petit à petit, cette statue se lézarde, cette silhouette un peu fantomatique d’un jeune garçon enthousiaste et idéaliste, trop tôt mûri par les événements tragiques qu’il a été amené à vivre et qui le dépassaient, s’affine pour laisser place à un homme mélancolique et solitaire qui portait sur ce monde qui l’entourait un regard à la fois désabusé et fataliste, se rendant compte de la réalité absurde des choses qui l’avaient amené là où il était.

    Cela commence un peu laborieusement sous forme de biographie qui mêle l’histoire de cette famille et de ce village, à celle de l’Espagne devenue républicaine, avec des souvenirs d’école, des remarques sur la passivité et l’inconstance des gens qui votent en fonction des circonstances et surtout contre leur intérêt, un projet de livre puis de film avec David Trueba. Le texte est un peu bizarre puisqu’il évoque l’histoire de cette famille en parlant de l’auteur, Javier Cercas, alternativement à la troisième personne mais aussi en lui donnant la parole. Il refait, avec la précision d’un historien, le parcours de certains de ses membres entre engagements républicains et franquistes (ou phalangistes) dans la grande tourmente de cette époque dont Antoine de Saint-Exupéry, alors reporter, a pu dire « ici on fusille comme on déboise ». Le grand oncle de l’auteur ne vécut de douze mois dans son grade d’officier, mais il le fit intensément comme un combattant convaincu de la justesse de la cause qu’il défendait. Cette évocation brise un peu la légende et conte la véritable histoire de Manuel, malgré les erreurs des documents administratifs régimentaires et comptes-rendus de mouvements des troupes. Cela prend même par moments la forme ennuyeuse d’un rapport militaire sur les attaques, les contre-attaques, les positions perdues puis reprises, le décompte des morts et des blessés, les distinctions obtenues, les remarques sur la stratégie et ses conséquences … Je m’interroge également sur la qualification de « roman » donné au livre alors que, plus j’avançais dans ma lecture plus j’avais la certitude de ne lire qu’une chronique d’où l’imagination était absente et qui dessinait petit à petit le vrai visage de ce jeune homme oublié. L’épilogue, s’il ne doit rien à la fiction, a cependant son pesant d’émotions qui fait de ce texte autre chose qu’un simple récit.

    Reste le titre un peu énigmatique comme c’était déjà le cas dans un précédent livre (« Les soldats de Salamine »). Manuel Mena a été après sa mort idéalisé par la mère de l’auteur, il est pour elle à l’image d’Achille dans l’Iliade d’Homère, combattant pour une cause qui le dépasse et qui meurt au combat, l’homme d’une vie brève et d’une mort glorieuse en pleine jeunesse qui couronne une belle vie et le fait accéder à l’immortalité, qui règne sur les défunts, « le monarque des ombres », l’idéal grec, l’exact contraire d’Ulysse qui, vivant, connaît la vieillesse.

    Cette démarche littéraire enfin aboutie a quelque chose d’extraordinaire, non seulement parce qu’elle tire de l’anonymat et raconte l’histoire de ce jeune homme entraîné dans la tourmente de cette horrible et meurtrière guerre civile, mais aussi parce qu’elle parle de lui comme de quelqu’un qui a été amené à combattre pour les intérêts des autres, contre les siens propres mais qui l’a fait avec l’enthousiasme de la jeunesse et y a perdu son unique bien, sa vie, avec l’illusion que la cause pour laquelle il se battait était juste. Qu’aurait-il pensé, s’il avait survécu, de la quarantaine d’années de dictature qui s’ensuivit ?

    Il y a aussi la démarche de l’auteur dans l’écriture de cette histoire. Au terme de ce saut dans le passé de sa famille, de réticent au départ, il se sent obligé de la transcrire parce qu’il est écrivain, seul sans doute parmi sa parentèle capable d’écrire une telle chose, mais aussi parce que, désormais dépositaire de ces révélations jusqu’alors secrètes, il en devient responsable, et, l’écrivant, il s’en libère aussi parce que l’écriture a ceci de miraculeux que les mots ont à la fois ce pouvoir de partage et de résilience au terme duquel celui qui tient la plume se révèle à lui-même, et ce bien que je ne partage pas tout à fait sa vertigineuse prise de conscience culpabilisante à la fin.

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs et tous les mensonges. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je lui sais gré de sa démarche si bien exprimée et incitatrice de réflexions.

     

     

  • L'imposteur

    N°1660- Août 2022

     

    L’imposteur – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Enric Marco (né en 1921 en Catalogne) est connu pour avoir été militant anarchiste pendant la guerre d’Espagne, exilé en France, déporté par les nazis et grand témoin de la déportation des Espagnols, anti-franquiste, syndicaliste, jusqu’à ce qu’un journaliste espagnol démontre la supercherie en 2005. Il ne pouvait donc qu’être un sujet d’étude et aussi un personnage pour Javier Cercas, observateur attentif de l’espèce humaine. Pourtant, si une telle imposture provoque à priori des réactions contradictoires compte tenu du contexte, notre auteur est tenté de faire de lui un héro de roman simplement parce que sa vie elle-même est un roman et qu’un écrivain de son importance, qui est habitué à manier la fiction dont personne n’est dupe, peut avoir ainsi l’occasion d’un best-seller. Cependant cette démarche peut parfaitement accréditer les affirmations de Marco et ainsi nourrir la légende qu’il a lui-même construite. Pourtant, Cercas, à la suite de ce journaliste, dans une enquête minutieuse qui se révèle parfois un peu fastidieuse pour le lecteur, s’attache à démonter toutes les pièces de ce dossier qui se révèle mensonger. Il s’ensuit une longue réflexion sur la démarche de Marco, sa personnalité, son parcours, ses raisons d’agir ainsi dans un contexte de mémoire de la Shoah, l’appropriation de la guerre civile, du combat des républicains pour la liberté et des crimes du franquisme par une génération qui ne les a pas connus. Ce livre peut être regardé comme un paradoxe puisque Cercas s’insurge contre la duperie de Marco mais en même temps celui-ci exerce sur lui une sorte d’attirance. En effet, de même que l’écrivain de fiction transforme sa propre existence en créant des personnages et des situations qui n’existent pas, Marco qui n’est qu’un quidam, se révolte contre sa vie minable, la réinvente à la manière d’un créateur de fiction en se prêtant à lui-même des rôles qu’il n’a jamais eus.

    D’une manière générale, mentir est mal, c’est à tout le moins ce qu’on nous enseigne dans notre enfance, mais tout être normalement constitué s’aperçoit très vite que le mensonge est vital si on veut mener une vie apparemment normale au quotidien. Non seulement on ne compte plus ceux qui, de leur vivant, ont tressé et nourri leur propre légende pour s’imposer dans la société, soit pour en tirer des avantages, soit pour impressionner leur auditoire, soit simplement par orgueil personnel… et ont fini par y croire eux-mêmes mais aussi ceux qui passent leur temps à s’auto-encenser. Le mensonge sous toutes ses formes, de la simple cachotterie d’enfance au scandale d’État en passant par la tromperie banale, la trahison ordinaire ou l’adultère, fait donc partie intégrante de l‘espèce humaine et ceux qui s‘obstinent à la pratique de la sincérité sont de plus en plus rares et le font pour des motifs moraux ou religieux. Avec les promesses électorales non tenues, les palinodies et les tricherie des hommes politiques qui entretiennent l’anti parlementarisme, les « fake news » des réseaux sociaux, les propos révisionnistes,.. nous sommes servis. D’autre part, concoctez une petite escroquerie bien léchée en essayant de penser à tout, ça ne prend pas et vous vous heurtez à la dénonciation et à la critique, mais bâtissez un énorme canular sans nuances ni même sans vraisemblance et il est d’emblée accepté sans contestation, surtout quand les temps sont troublés par des guerres ou des périodes agitées où les informations ne sont que parcellaires. C’est bien connu, plus le mensonge est gros plus il prend !

    Cercas, après avoir longtemps hésité à écrire ce livre, mène donc à cette occasion, en dehors de toute fiction, une réflexion sur la mémoire historique où réalités et imaginaire s’entremêlent, s’appropriant cette meurtrière guerre civile qui ensanglanta l’Espagne et ses conséquences, dénonçant autant l’amnésie que la naïveté qui font partie de la nature humaine. Il s’interroge sur le cas de cet homme qui aurait normalement dû resté inconnu mais qui a pris une dimension internationale inattendue grâce à ses couches successives d’affabulations, dans un contexte romantique de martyr laïque comme survivant des camps de concentration et de lutte pour la liberté. Le canular a certes été démonté, les contradictions révélées et la réalité reconstruite, mais l’histoire, toujours écrite par les vainqueurs, nous a légué des vérités officielles qui perdurent toujours et s’encrent dans le temps.

    Cercas montre Marco tel qu’il est, narcissique, mythomane, manipulateur, amoureux de lui-même, désireux de refaire sa morne vie à sa manière mais si « la fiction sauve, la réalité tue » parce que, selon Faulkner, le passé n’est qu’un élément du présent et finit toujours par vaincre ceux qui veulent le manipuler. La morale est sauve en quelque sorte… Pour une fois !

    Je trouve que Cercas s’en tire bien parce que le sujet était ardu et à priori difficile à traiter face à une opinion publique facile à abuser. En ce qui concerne Marco, il contribue à remettre les choses à leur vraie place et peut-être à inviter à contester les vérités les plus établies et entretenues par la mémoire collective à propos de certains de nos contemporains.

    Depuis que je lis les œuvres de Javier Cercas j’apprécie qu’il soulève à l’occasion d’un livre des questions importantes. Ici , comme d’ailleurs dans l’enquête du journaliste espagnol auparavant, ce qui est dénoncé a peut-être (peut-être seulement) contribué à libérer Marco de la bulle dans laquelle il s’était lui-même enfermé et où il finissait par être un peu à l’étroit.

     

     

  • Memory lane

    N°1654- Juin 2022

     

    Memory lane– Patrick Modiano – Hachette POL.

    Dessins de Pierre Le-Tan

     

    Le titre peut se traduire par « sentier de la mémoire », pourquoi pas, surtout que chez Modiano c’est son thème favori. C‘est aussi le titre d’une chanson préférée d’un membre américain un peu alcoolique de ce groupe de parisiens amoureux du soleil de la côte d’Azur dont parle le narrateur. Elle deviendra peu pou prou l’hymne de la bande. Il l‘observe plus qu’il n’en fait partie comme à vingt ans on jette sur le monde qui nous entoure un regard à la fois inquiet et curieux en se disant que peut-être quelques-uns d’entre eux nous porteront chance. Cette sorte de confrérie était composée d’êtres disparates, un antiquaire parisien, de vagues voyageurs-conférenciers nostalgiques, un fin diseur de poèmes et bien entendu quelques femmes comme Maddy, dont le narrateur est secrètement amoureux malgré la différence d’âge. Elle est pour lui, sans qu’elle le sache, une personne entre la mère qu’elle n’est pas et l’amante qu’elle ne sera jamais.

    Qu’est ce qui fait que se forme un groupe de personnes ? Le hasard de rencontres, la partage d’une passion, un goût commun même s’il est inavouable ou immoral, le souvenir de quelque chose ? C’est dans ce genre d’aréopage qu’on refait le monde, qu’on exorcise l’avenir en bâtissant des châteaux en Espagne que le futur se chargera de détruire. Il ne durera qu’un moment ou perdurera longtemps sans qu’on en sache la raison et parfois, quand le temps a passé, on choisit d’oublier ceux qui ont présidé à ce qui fut un temps nos débuts dans la vie parce que l’amnésie est une des constantes de la nature humaine.

    Les personnages sont ici, comme souvent sous la plume de Modiano, des silhouettes plus ou moins noyées dans une sorte de brume. Les fins dessins à la plume trempée dans l’encre de Chine de Pierre le-Tan (1950-2019) leur prêtent un visage, une physionomie mais l’impression qui s’en dégage est souvent triste et mélancolique comme ces gravures en noir et blanc dont ils ont l’apparence. Cette galerie de portraits s’ouvre sur la jeune figure d’un marin et sa possible implication dans un meurtre. Cette connivence créatrice me paraît bienvenue et ajoute à l’ambiance nostalgique du texte.

     

    Le livre refermé, il reste de tout cela une douce nonchalance, une complicité, une sorte de farniente, une recherche de la douceur de vivre entre les membres de ce groupe, une sorte d’amour de la vie. C’est l’image du temps qui fuit, de la jeunesse qui disparaît inexorablement, des regrets et des remords, des itinéraires incertains et parfois désastreux. Ce roman, même s’il est qualifié de récit, paru en 1981, est dans le droit fil de l’œuvre de celui qui sera consacré en 2014 par le Prix Nobel de Littérature.

     

  • Livret de famille

    N°1653- Juin 2022

     

    Livret de famille– Patrick Modiano – Gallimard .

     

    Dans ce roman un peu fantasque, fait de séquences autobiographiques mêlées à de l’imaginaire, Modiano explore son enfance, c’est à dire les années d’occupation pendant la guerre, mais aussi sa vie puisque le livre parle de lui à différentes époques.

    Chacun des quinze chapitres est un peu comme une nouvelle à la fois différente et déclinée sur le même thème de la recherche du temps passé et perdu que l’auteur veut fixer sur le papier pour sa propre mémoire. Cette énumération de faits, s’ils sont écrits d’une manière fluide et agréable à lire, avec un culte du détail selon son habitude, donnent cependant une impression inégale et quelque peu décousue, comme enveloppée d’une sorte de brouillard. On y rencontre sa mère, une actrice, son père, un être mystérieux au passé sulfureux avec qui il a des relations difficiles, leur rencontre pendant l’Occupation, le mystère qui entoure leur acte de mariage, la relation qu’il a pu avoir avec chacun d’eux. On aperçoit son frère Rudy dont il évoque la mort, son oncle Alex, ses grands-parents, on le voit aussi lui-même, son passage dans le monde du cinéma, lors d’une partie de chasse en Sologne, des épisodes en Suisse, à Paris où il évoque son épouse et parle de la naissance de sa fille mais aussi des personnages étranges venus d’autres contrées parfois exotiques et de périodes antérieures, une sorte de kaléidoscope de souvenirs.

    En principe, cheminer à travers son propre passé, la quête de sa propre identité, doivent être une source d’apaisement pour celui qui fait ce chemin, à cause peut-être de l‘effet exorciste de l’écriture. Depuis que je lis cet auteur je n’ai pas vraiment cette impression, il me semble que c’est pour lui plus un chemin de croix qu’une recherche de la sérénité.

    Comme à chaque fois j’ai l’impression que Modiano interroge et explore son passé parce qu’il est plein d’interrogations qui le hantent. J’ai certes apprécié ce roman mais l’impression qu’il me laisse, le livre refermé, est quelque peu différente, moins enthousiaste, plus réservée que d’habitude.

     

  • Villa triste

    N°1652- Juin 2022

     

    Villa triste – Patrick Modiano – Gallimard .

     

    « Il faut boire jusqu’à l’ivresse, sa jeunesse » comme le chante Charles Aznavour . Victor Chmara a bien 18 ans, c’est un garçon modeste qui s’invente pour la circonstance un titre de comte mais traîne son ennui dans cet hôtel au bord du lac près de la Suisse. Il regarde les gens autour de lui comme s’il était au théâtre, ce vague docteur Meinthe qui se fait appeler « la reine Astrid, la reine des Belges » et qui ressemble à un vieil acteur, Yvonne Jacquet, une jeune et frivole actrice de cinéma avec qui il aura une brève relation amoureuse. Il fera un passage dans sa vie et on parle même de mariage à leur sujet. Sa jeunesse à lui est indolente et artificielle quand des jeunes comme lui se battent et meurent en Algérie et chacun se compose un personnage, avec des dialogues en sourdine, dans une sorte de lumière blafarde d’aquarium et une ambiance frivole de raout mondain. Tout commence entre eux comme une sorte de période d’observation dans un décor irréel, des non-dits, des silences et des parfums capiteux. Dans cet univers tout est mélancolique, le décor du lac avec son bateau, un vieux rafiot qui en fait le tour, le funiculaire, une vieille Dodge et même le chien d’Yvonne. Le temps passe les masques tombent, les projets qui ressemblaient à des châteaux en Espagne s’évanouissent et le quotidien reprend le dessus, c’est à dire, toutes égales par ailleurs, l’ordinaire de la vie. De tout cela je retiens une grande superficialité, une solitude pesante des personnages et je ne suis pas sûr que Victor ait été enivré par sa jeunesse.

    Quand je lis un roman de Modiano, c’est à chaque fois la même chose, j’ai l’impression d’être dans une autre dimension, dans un autre monde et j’aime bien.

    L’auteur, comme il en a l’habitude, explore le passé, un passé vieux de 12 années. Nous sommes dans les années 60 et c’est une page qui se tourne, avec ses projets avortés, ses trahisons , cette fuite pour échapper au quotidien et sûrement à la guerre...

  • Retour à Oppedette

    N°1651– Juin 2022

     

    Retour à Oppedette – Jean-Yves Laurichesse - Le temps qu’il fait.

     

    Tout part d’un avis de disparition d’une jeune femme publié dans la presse locale.

    Oppedette est un petit village perdu dans les collines de Haute Provence où le temps semble s’être arrêté. Celle qui en franchit l’entrée le fait au hasard d’une errance amère qui ressemble à une fuite ou à une disparition volontaire, comme une étape vers le bas-pays. Le seul habitant qu’elle rencontre et qui lui offre l’hospitalité est un berger taiseux. Leur choix respectif de la solitude est révélateur et ils ne partagent leur histoire douloureuse qu’avec une grande économie de mots. Leur vie s’organise pourtant sur un mode qu’ils savent temporaire parce que la liberté ou l’incompréhension peut tout briser.

    Ainsi commence ce récit poétique que le narrateur, comme un témoin attentif, fait partager à son lecteur dans des chapitres courts tissés avec une écriture fluide. Le paysage est simple et somptueux, le récit passionnant où se mêlent jusqu’à l’absurde des souvenirs vieux de trente ans et l’imaginaire d’aujourd’hui.

    Si j’en juge par ce que je viens de lire, l’auteur part d’une émotion forte ressentie à la suite de la vision furtive, enfouie dans sa mémoire, de deux personnages et qui renaît au hasard de son quotidien. Il leur prête une tranche de vie où ce souvenir lointain et quelque peu angoissant se mêle à l’irréel. J’ai choisi d’entrer dans cette histoire où la mémoire qui revient a un effet suffisamment prégnant pour motiver cette démarche intime de création qui, tant qu’elle n’est pas satisfaite, trouble celui qui en est l’objet. En effet, le fait de confier à la page blanche les émotions qu’on porte en soi a un effet purgatif auquel il faut satisfaire, sauf à tisser une sorte de malaise intime en soi. J’ai donc poursuivi la lecture de ce qui n’était au départ qu’une anecdote mais qui, au fil des chapitres, à pris une épaisseur où ma curiosité se trouvait mêlée au plaisir de la musique des mots.

    Les gorges profondes et désertes, l’orage et ses éclairs, le paysage simple et grandiose suscitent l’imaginaire avec ce côté sauvage qui engendre et nourrit les légendes mystérieuse et les superstitions et attire ceux qui veulent fuir le monde civilisé. Au fur et à mesure du défilement des pages on fait mal la différence entre la réalité supposée de cette jeune randonneuse énigmatique et l’histoire nécessairement sublimée par l’imagination quelque peu hallucinée de l’auteur, même si des liens se font nécessairement entre passé et présent, entre rêve et réalité, un peu comme si les lieux avaient gardé la mémoire des gestes comme le sol l’empreinte des pas.

    Comme il le fait dans « Les chasseurs dans la neige », l’auteur tente, par son imagination, de percer l’intimité des personnages. Ici, il raconte cette histoire de la jeune randonneuse mais l’inspiration lui fait défaut, à moins que ce ne soit le personnage qui, faisant usage de son libre-arbitre, refuse de se prêter plus longtemps à cette fiction ou souhaite la poursuivre elle-même dans une autre dimension.

    L’épilogue m’intéresse, non pas tant par la chute que par cette référence à René Char et à la foudre dont il est question en filigrane mais aussi par cette interaction entre réalité et fiction où la mémoire s’efface devant l’imaginaire, avec les rencontres et le hasard en contrepoint.

     

  • Guerre

    N°1650– Juin 2022

     

    Guerre – Louis-Ferdinand Céline – Gallimard.

     

    Je suis toujours fasciné par les écrits qui refont surface des années après leur disparition, c’est à dire des mots confiés au support fragile du papier et qui résistent au temps, comme ce fut le cas des écrits de Fernando Pessoa. C’est d’autant plus étonnant dans ce cas qu’il s’agit de Céline, un des écrivains maudits de la Libération qui, craignant pour sa vie, quitta la France en juin 1944. Des manuscrits furent volés dans son appartement de Montmartre, dont « Guerre », qu’on retrouva miraculeusement en bon état en 2021, après une disparition de près de quatre-vingt ans. Cet ouvrage, écrit en 1934, où se mêlent autobiographie et fiction un peu débordante, évoque la grave blessure, puis la convalescence du brigadier Ferdinand Bardamu au début de la guerre de 1914. Nous retrouverons ce personnage dans « Voyage au bout de la nuit »(1932 – Prix Renaudot). C’est presque devenu une habitude pour les manuscrits de Céline puisque celui de « Voyage au bout de la nuit » est lui aussi réapparu en 2001 après soixante ans de mystère et la notoriété de l’écrivain a déterminé le Bibliothèque nationale de France de l’acquérir. Des manuscrits comme ,« Londres » et « La volonté du roi Krogold », également découverts récemment, seront publiés prochainement et on peut toujours imaginer que d’autres émergeront du néant !

    Ce roman atteste du parcours de Céline, alors le maréchal des Logis Louis-Ferdinand Destouches, qui, âgé de 18 ans, fils unique d’une famille modeste et ayant connu une enfance difficile, devança l’appel et s’engagea dans l’armée pour trois ans, avec sans doute toutes les illusions qui vont avec. Il les perdra rapidement avec la guerre où il sera grièvement blessé dans une mission à aux risques. Décoré, il sera réformé comme invalide de guerre. Ainsi, dans ce roman comme dans bien d’autres, il mêle autobiographie et imagination.

    Ce roman, écrit sans doute du premier jet (ce qui est assez rare chez Céline qui retravaillait ses textes), se situe en Flandres ou Ferdinand se réveille sur le champ de bataille, blessé, seul survivant au milieu des morts, récupéré par des soldats anglais, son hospitalisation et sa convalescence rocambolesque jusqu’à son départ pour Londres qu’il rejoint grâce à Angèle, une prostituée dont il devient l’ami. Dans ce roman il décline les désillusions qui sont les siennes qui marqueront l’ensemble de son œuvre et nourriront son pessimisme, notamment sur l’espèce humaine. A travers sa poétique et sa petite musique célinienne, entre légèreté, drame et même humanité, sa verve argotique, populaire et parfois cruelle, ses thèmes favoris y sont présents, l’horreur de la guerre, la mort, la vie, ses parents, l’espèce humaine, et la sexualité à travers les personnages féminins de l’infirmière, mademoiselle Lespinasse et Angèle, la prostituée dont le Bébert, le proxénète avec qui il se lie, est le protecteur. D’autres personnages se retrouveront aussi dans ses autres romans. A propos du sexe, très présent dans ce roman, il est probable que si le manuscrit avait été publié au moment de sa rédaction, il eût sans doute été quelque peu censuré. Ce roman dont évidemment l’édition ne passe pas inaperçu, éclaire une partie de la vie de l’écrivain encore inconnue, une sorte de chaînon manquant.

    L’image de l’écrivain d’exception que fut Céline est ternie par ses prises de positions antisémites, comme beaucoup de monde à cette époque, et beaucoup moins collaborationniste qu’on a pu le dire, pendant l’Occupation, sa fuite en 1944, ce qui fait de lui à la fois un personnage sulfureux, contesté en tant qu’homme et un écrivain génial qui a révolutionné les Lettres françaises. On pense ce que l’on veut des écrivains comme Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach qui ont pris le parti de la collaboration avec les nazis mais il est probable que Céline, après avoir eu ce contact désastreux avec la guerre, a peut-être réagi ainsi face à ce deuxième conflit mondial.

    Pour faire écho à ce roman, au moment où actuellement un autre danger menace la démocratie en Ukraine et peut être en Europe, ces quelques mots de Jacques Prévert, extraits d’un des plus beaux poèmes d’amour de la poésie française et qui porte le nom d’une femme « Oh Barbara, quelle connerie la guerre ».

     

     

  • Les accommodements raisonnables

    N°1649– Juin 2022

     

    Les accommodements raisonnables – Jean-Paul Dubois - Éditions de l’Olivier.

     

    Les deux frères Stern se haïssent cordialement et surtout ne se ressemblent pas. Charles, riche et flambeur doit son immense richesse à des manœuvres inavouables menées dans une période troublée, tandis qu’Alexandre est plus besogneux, moins hâbleur, plus traditionnel et même bigot. Après le brusque décès de Charles, Alexandre, son seul héritier, se transforme complètement et choisit de profiter de la fortune de son frère et même de sa maîtresse, baptisée John-Johny, qu’il veut épouser puisque son veuvage le lui permet, l’exact contraire de sa vie d’avant. Une telle métamorphose étonne ses proches mais c’est sans compter, certes avec la génétique et ses mystères, mais surtout avec l’égoïsme, l’hypocrisie et le mensonge inhérents à l’espèce humaine surtout quand l’intérêt ou le plaisir personnels sont en jeu.

    C’est le fils d’Alexandre, Paul, la cinquantaine, qui évoque cette histoire, mais aussi sa réaction personnelle. Il est, pour l’heure, employé aux studios de cinéma de Los Angeles pour remanier des scenarios foireux. Pour cela il a laissé à Toulouse sa femme Anna, dépressive, ses trois enfants et ses petits enfants ; c’est une sorte de fuite puisqu’il s’aperçoit que tous ces gens lui échappent et son père cherche à ne pas distendre les liens qui l’unissent à ce fils désormais lointain. A Hollywood, il rencontre un autre monde différent, l’alcool, le sexe, l’argent, la drogue et même un étonnant champignon, mais ses névroses à lui s’éclairent à la rencontre de Selma Chantz, une femme sensuelle, la copie exacte d’Anna mais avec trente ans de moins et son père épouse John-Johny.

    Parmi ces accommodements qui émaillent sa vie, Paul admet le nouvelle vie de son père et son mariage, la maladie et l’isolement de sa femme, l’éloignement de ses enfants et petits-enfants. Le mariage de son père le laisse quelque peu perplexe comme l’avait interloqué son changement d’attitude au décès de son frère. C’est sans doute étonnant de voir un homme âgé épouser une femme qui pourrait être sa fille, mais c’est relativement courant et Paul, toutes choses égales par ailleurs, tombe dans le même travers avec Selma, même s’il ne l’épouse pas. Je serai toujours étonné par cette réaction humaine de la part de gens, hommes et femmes, par ailleurs raisonnables, de tout abandonner ce qu’ils ont laborieusement construit pour un hypothétique bonheur dont nous savons qu’il n’est que temporaire, un coup de foudre comme une seconde naissance ou plus sûrement la volonté de rattraper le temps perdu, malgré la traditionnelle culpabilisation judéo-chrétienne. Vivre au quotidien, avec des sentiments, certes érodés par le temps, est peut-être raisonnable, ce qui l’est moins est de céder à une toquade, mais il est un fait que c’en est devenu banal. On dira ce qu’on voudra mais nous passons notre temps à nous adapter aux changements qui interviennent dans notre vie, que nous les ayons recherchés ou pas. Ils sont ces petits arrangements qui nous aident à en supporter les injustices, les maladies, les hasards, les choses que nous nous résignons à accepter ou les malheurs qu’elle nous impose, avec les regrets, les mensonges, les non-dits, les hypocrisies, et à faire prévaloir la vie sur la mort.

    J’ai lu cela comme une histoire finalement bien ordinaire de la crise de la cinquantaine, une parenthèse américaine vite refermée qui veut faire échec au temps qui passe malgré nous, qui veut entretenir l’illusion qu’on peut sortir de la routine dans laquelle on s’est soi-même enfermé, que notre vie n’est que temporaire et qu’il faut laisser faire les choses et rentrer dans le rang.

    J’ai retrouvé avec plaisir le style de Jean-Paul Dubois.

     

  • anéantir

    N°1648– Juin 2022

     

    anéantir – michel houellebecq – flammarion.

     

    Le roman s’ouvre sur la décapitation virtuelle de Bruno Juge, ministre des finances, diffusée en vidéo sur les réseaux sociaux. Cela a tout de la fake news mais atteste la haine d’une partie de la population pour la politique. C’est plutôt un mauvais présage pour les élections présidentielles françaises de cette année 2027 pour lesquelles le Président qui, ne pouvant pas constitutionnellement se représenter, a choisi Bruno pour seconder le candidat désigné, un minable incompétent, et surtout pour mieux assurer sa réélection après cet intermède présidentiel, ou peut-être garantir à Bruno un destin politique. Dans cette atmosphère de fièvre, nous revivons la préparation des interventions télévisées, la stratégie électorale, la folie des sondages, les techniques de communication, les projections politiques que les résultats ne manqueront pas de faire mentir comme à chaque fois. Nous sommes donc en pleine politique-fiction d’autant que des attentats terroristes d’une nouvelle génération mettent en échec les meilleurs informaticiens. D’autres inquiétantes vidéos révéleront d’autres attentats qui menacent l’équilibre du monde avec un détour par la DGSE, une réflexion sur le millésime de cette année et des suivantes sur le thème des nombres premiers et même une secte satanique, avec ses messages codés pas vraiment convaincants. Cela me paraît révélateur de notre actualité où la violence et la contestation nourrissent une vie politique instable, une menace sur la démocratie avec une inquiétante montée de l’abstention et une attirance vers un vote favorable aux extrêmes, le tout enveloppé dans la menace d’une troisième guerre mondiale et la folie destructrice d’un dictateur mégalomane.

    Cela conforte mon mantra personnel selon laquelle si la politique est une chose passionnante, ceux qui la font le sont beaucoup moins.

    L’autre versant de cet ouvrage est consacré à la famille Raison, dont Paul, la cinquantaine dépressive, un peu perdu dans ses problèmes matrimoniaux et familiaux, haut fonctionnaire de Bercy et ami de Bruno est notre grand témoin. C’est à travers lui que ce texte se décline. Ces deux thèmes s’entremêlent tout au long de ces plus de 700 pages où nous vivons la saga de cette famille avec ses soubresauts et ses drames, liés en partie à la fin de vie végétative du père, à la désespérance d’un membre de la parentèle liée aux fake-news et à leurs ravages et à la désagrégation d’une famille. La fratrie de Paul, sa sœur Cécile, confite dans l’eau bénite et Aurélien qui peine à vivre de la culture, n’est pas brillante non plus, entre bouteilles d’alcool, rêves déjantés et surtout déroutants, adultères, séparations et divorce. Paul nous offre même une longue réflexion sur la souffrance et la mort. Je retire de l’ensemble de cette œuvre un sentiment de tristesse et de solitude des personnages. On est effectivement seul face à la camarde et la mémoire de la beauté de ce monde, de ces moments heureux et amoureux, peut être une antidote apaisante au mystère de cet instant fatal. Je dois dire que j’ai apprécié surtout les derniers chapitres sur ce thème qui illustre la condition humaine vouée à la souffrance et au trépas. J’en ai goûté la belle écriture enrichie de nombres de références culturelles, le style poétique dans les descriptions de la nature, notamment la Bretagne et des collines du Beaujolais, les allusions délicieusement érotiques dans l’évocation du paysage féminin.

     

    Nous sommes dans un roman de Houellebecq où la contestation le dispute au pessimisme sans oublier les outrances et l’obsession sexuelle, c’est son registre personnel, ses fondamentaux et je ne suis pas de ceux qui les rejette, bien au contraire. Il y a certes des thèmes labyrinthiques qui sont parfois des impasses, mais ce que je lui reconnais volontiers, c’est d’être un fin observateur de l’espèce humaine dont la perversion et la volonté de nuire à son prochain, dans le but de s’enrichir ou simplement de faire le mal gratuitement pour se prouver qu’on existe, est une constante. Cette nature humaine, à laquelle nous appartenons tous et que Houellebecq dénonce si judicieusement, ne sera jamais rachetée par tous les Coluche et tous les Abbé Pierre et cela contraste avec tous les romans plus ou moins lénifiants que nous impose le paysage littéraire actuel. Sa plume acerbe est d’autant plus pertinente qu’elle met en scène les membres d’une même famille qui connaissent mieux que les autres le domaine d’application de leur méchancetés et de leurs mesquineries, la vulnérabilité de leur victime et savent là où ils doivent frapper pour être efficaces.

    Alors, roman d’anticipation inspiré de l’actualité à cause des homonymies ou des ressemblances qui peuvent se deviner dans la vie publique de gens actuellement en place ou qui l’ont été, simple fiction ou délire d’écrivain dans un contexte politique de plus en plus bousculé et incertain. Quant à la projection un peu fantasmagorique de la future carrière de Bruno (qu’on aura reconnu sous les traits de Bruno Le Maire), j’espère qu’il ne s’agit pas là d’une récit à tendance flagorneuse et courtisane, dans l’espoir un peu fou d’obtenir à terme quelque prébende comme ce fut le cas, toutes choses égales par ailleurs, pour Philippe Besson après l’élection de Macron.

    La société perd sa boussole et se délite de plus en plus, elle est minée par l’amnésie, la violence, l’envie d’en découdre et même de s’autodétruire quand la famille n’est plus un modèle pour les enfants, que l’Église qui a complètement manqué à son rôle de gardien de la morale, malgré la bonne volonté de nombre de membres du bas-clergé, provoque un intérêt grandissant pour les sectes et autres religions, que le personnel politique tangue entre opportunisme, démagogie, parasitisme, égocentrisme, corruption, compromissions à des fins bassement électorales, trahisons et palinodies, part de plus en plus à la dérive et que l’espèce humaine est décidément bien infréquentable. Il y a vraiment de quoi être inquiet. On pense ce qu’on veut de cet auteur, mais il est un fait que ce qu’il écrit ne laisse pas indifférent et fait débat. Je lui trouve, entre autre qualité, celle d’être un miroir de notre société déclinante qui de plus en plus abandonne ses repères et je sais gré à l’auteur de s’en faire l’écho. C’est en effet un des rôles de l’écrivain que d’être le témoin de son temps.

    C’est peut-être (ou peut-être pas?) le sens du titre un peu énigmatique, non seulement sur la disparition de la démocratie mise à mal par les hommes politiques eux-mêmes, mais aussi sur l’accent mis par l’auteur à propos de l’aspect éphémère et transitoire de notre vie vouée à l’anéantissement, comme s’il voulait rappeler que nous n’en sommes que les usufruitiers et qu’elle peut nous être enlevée sans préavis. Je note la présentation de la première de couverture où le terme « roman » n’est pas mentionné comme auparavant, un peu comme si la nature de cet ouvrage était différente. Les noms de l’auteur, de l’éditeur et le titre lui-même sont écrits volontairement en minuscules, malgré le paradoxe d’une reliure cartonnée, gage de durée.

     

    Même si je n’ai pas toujours partagé l’enthousiasme populaire autour de la sortie de certains de ses livres, je dois bien admettre que la publication d’un ouvrage de Houellebecq est toujours un événement culturel auquel il convient de porter attention et celui-ci ne fait pas exception. Si j’ai apprécié le style, je déplore un peu la longueur et même certaines longueurs et trop de précisons techniques qui n’ajoutent rien au texte, mais je ne me suis pourtant pas ennuyé à cette lecture qui a constitué pour moi un agréable moment.

     

     

  • Possibles océans

    N°1647– Juin 2022

     

    Possibles océans – Françoise Chauffier - Éditions Alter Real.

     

    Camille décide de disparaître pour réfléchir sur le cancer qui la ronge. Pour l’aider dans cette démarche personnelle, elle abandonne pour un temps son mari, Marc, ses enfants déjà grands et charge son amie Lea de lire par téléphone à Sam, son amant, les lettres érotiques qu’elle lui enverra et qui devront être détruites ensuite. C’est une idée un peu folle d’autant qu’elle choisit ainsi de renoncer à l’aide de ce qui pourrait être autant de sources de résilience, son métier d’architecte d’intérieur, sa famille, ses amours, son amitié et même son cheval favori, Océan. Celle qui se définit comme « Une fille de terre, d’arbres et de ruisseaux » choisit les rives de l’Atlantique pour une errance solitaire où les cimetières ont une grande place. Le système ainsi imaginé fonctionne pendant quelque temps puis les lettres de Camille s’interrompent brutalement et Lea et Sam, après leurs conversations téléphoniques, se rencontrent enfin et enquêtent sur ce qui ressemble de plus en plus à une disparition. Les personnages vont dès lors prendre leur vraie dimension et la situation son épaisseur de thriller psychologique. Le lecteur entre de plain pied dans cette histoire qui soudain réapparaît avec ses mensonges, ses non-dits, ses dénis, ses hasards, ses souvenirs, ses peurs, ses vieilles rancœurs, ses vengeances, ses secrets et ses deuils. Dans les lettres adressées à Sam, il y a une sorte de variation sur les mots, ceux qui sont écrits pour être dits, mais pas lus par le destinataire, un peu comme s’il y avait une jouissance née de leur musique poétique et de la voix qui les prononce, un mélange d’envie et de honte à les avoir imaginés. C’est un peu comme s’ils portaient en eux quelque chose d’interdit, qu’ils ne devaient pas être conservés, qu’ils restent des vibrations acoustiques et pas des signes tracés à l’encre sur la feuille blanche, peut-être pour pérenniser cette idée que les amours ont quelque chose de transitoire, comme toutes les choses humaines. Ces mots de Camille pour Sam sont du domaine de la seule invitation à imaginer mais leur charge érotique et poétique est réelle et fonctionne. Et le lecteur n’est pas au bout de ses surprises parce que rien n’est simple et que le passé qu’on croyait révolu ressurgit avec ses haines recuites, ses infidélités, ses trahisons, ses humiliations, ses silences, ses hypocrisies...

     

    L’étude des personnages qui deviennent de plus en plus attachants, est également essentielle. Au fil des pages nous apprenons leur histoire, leurs phobies, leurs aspirations déçues, leurs dénis, leur désir de vengeance… Ce sont des écorchés-vifs qui vivent comme ils peuvent avec leurs contradictions, leurs regrets, leur volonté d’attachement et d’abandon, leurs certitudes d‘avoir joué et d’avoir perdu. Cette disparition de Camille, qui ressemble de plus en plus à une fuite, est peu ou prou la conséquence d’un échec de son mariage avec Marc. Son éducation dans un incontournable contexte judéo-chrétien, ses souvenirs, ses fantasmes tissent autour d’elle l’image d’une femme à la fois attirante, sensuelle, bourrelée de remords, mais qui aime la vie. Sa rencontre de hasard avec Franck, embarqué malgré lui dans une autre affaire, la libère, l’apaise, toujours par le truchement des mots. Sam, amant un peu volage et inconstant est relégué par elle et pour un temps au second plan, quant à Lea qui accepte cette situation un peu bizarre de passeuse de mots d’amour et de sexe qui la dépasse, le lecteur la découvre avec son histoire intime ses espoirs et la voit peu à peu se transformer. L’épilogue est plein d’avenir dans un équilibre qu’on imagine assez précaire. fait de pardon et de mots. Pourquoi pas après tout ? Le décor à son importance, les cimetières, les chevaux, la mer, les amours, le tout émaillé de souvenirs et parfois de fantômes.

     

    Le style est agréable, l’architecture du roman est originale et transforme la découverte de ce livre plein d’énigmes et de rebondissements, de fausses pistes et de suspense, en un agréable moment de lecture.

     

    ©Hervé GAUTIER – http://hervegautier.e-monsite.com

  • Une année sous silence

    N°1646– Juin 2022

     

    Une année sous silence – Jean-Paul Dubois – Éditions Points.

     

    Dès les premières pages de ce roman, il m’est revenu en mémoire cette citation de François Nourissier « Les hommes et les femmes qui sont faits l’ un pour l’ autre n’existent pas » C’est sans doute une évidence, même si elle va à l’encontre de toutes les choses fausses qu’on débite à l’envi à propos du mariage mais que les événements se chargent de contredire.

    Entre Paul et Anna, la cinquantaine tous les deux, le mariage n’est qu’un décor et on sent bien qu’entre eux rien de subsiste de ce qui jadis les a uni ; mal marié, il se sent de plus en plus étranger dans sa propre maison mais continue sa vie et l’idée de la mort s’installe petit à petit. C’est cependant Anna qui choisit le suicide, peut-être associé à la folie. Dès lors on pourrait imaginer Paul libéré et profitant de la nouvelle vie qui s’offre à lui comme une revanche. Que nenni, c’est la solitude qu’il adopte et sa réaction est une mélange de timidité, de procrastination, de regrets, de fantasmes, de coups de folie névrotiques et parfois libidineux, de fatalisme, une sorte de retrait définitif du monde où il n’aurait pas sa place. En réalité, je l’ai ressenti comme un malheureux sur qui s’acharne le destin et qui, quoiqu’il fasse, sera toujours la proie de la malchance. Il continue de vivre sa vie comme une épreuve qu’il n’a pas choisie mais qu’il subit en silence, se disant que, heureusement, tout cela aura une fin qu’il attend en se demandant quand et comment elle arrivera.

    Il est obnubilé par son sexe, fasciné par le corps des femmes qui se confond dans son esprit dans l’image de la mère et de la femme, donnant à leurs seins deux fonctions bien différentes, la nourriture pour l’enfant et le plaisir pour l’homme. Il est aussi obsédé par la mort, celle des autres, à la quelle il assiste avec un mélange de d’indifférence et d’attirance et qui confine par moments à la nécrophilie. Il ne se contente pas de vivre en dehors du monde à la manière d’un délirant, il se venge en quelque sorte sur la société en choisissant des représentants emblématiques, un prêtre débauché et parjure qu’il espionne et tracasse, un psychiatre qu’il harcèle et mystifie. Ils sont l’incarnation de son rejet de la société comme les femmes le sont de son obsession sexuelle. Ils sont aussi l’image de ce qu’il abhorre dans le monde extérieur qu’il refuse, une sorte de manifestation de l’hypocrisie et du mensonge. Pour atteindre son but il se sert de leurs propres armes, la confession et la pseudo-guérison par la parole, ce qui prouve qu’il reste maître du jeu en choisissant, et lui seul, de rompre son silence. Il est aussi tourmenté par le souvenir d’Anna, non que son absence lui pèse, mais il ne manque jamais aucune occasion de régler avec elle, par personnes interposées ou dans le silence de lui-même, tous les comptes qu’il n’a pas eu l’opportunité ou le courage de solder avec elle de son vivant. Il remodèle son histoire et son quotidien personnels à l’aune de sa volonté, même si cela n’est que la manifestation de son imagination malsaine et n’a aucune chance de se réaliser, mais cette démarche atteste qu’il est à la fois conscient mais impuissant devant la réalité.

    J’ai retrouvé avec un réel plaisir l’écriture fluide de Jean-Paul Dubois dans ce roman intimiste qui me parait réaliste tel qu’il est présenté. Certes Paul est déprimé, mais avec ce qu’il vit et a vécu, comment ne le serait-il pas ? Tout a foiré dans sa vie, qu’elle soit familiale, amoureuse, personnelle ou professionnelle et si ce séjour psychiatrique dans le silence volontaire a duré une année, il n’a été qu’un intermède dans sa vie dévastée et quand il croisera le regard vide de la camarde ce sera une libération. Il entre de plain-pied dans la folie délirante et criminelle certes, mais celle-ci succède à une période de lucidité, de prise de conscience du dérisoire, du transitoire et surtout de l’ordinaire de sa vie, qu’il exorcise comme il peut par cette période de silence.

    Ce roman me paraît non seulement juste mais aussi correspondre à l’authentique perception de l’espèce humaine.

    ©Hervé GAUTIER – http://hervegautier.e-monsite.com

  • Le noyé de Trousse-Chemise

    N°1645– Mai 2022

     

    Le noyé de Trousse-Chemise – Didier Jung – Legestenoir.

     

    Une jeune joggeuse découvre un matin d’été rétais, à Trousse-Chemise, sur « le banc du bûcheron », une langue de sable recouverte à marée haute, une plage éphémère, déserte à cette heure, où les touristes aiment pique-niquer, le cadavre nu d’un homme, un écrivain parisien célèbre. Assassinat, suicide ou simple accident : ainsi commence une enquête de la gendarmerie locale, vite épaulée par une jeune capitaine du SRPJ de La Rochelle.

     

    Cette enquête réserve pas mal de rebondissements, avec des absences d’alibi, des mobiles plus ou moins sérieux, de fausses pistes, des informations erronées, des dénonciations, une vieille affaire de trahison, des intuitions féminines, des histoires d’amour parfois inattendues, des adultères, des vengeances possibles, des témoins qui distillent des renseignements avec parcimonie, le travail de fourmi des enquêteurs, le tout dans un contexte people avec journalistes et paparazzi toujours à l’affût. Bref beaucoup de pistes mais pas de coupable. Surtout qu’on n’est jamais à l’abri d’une autre macabre découverte où de la révélation de la vraie nature de quelqu’un qu’on ne soupçonne pas a priori, la nature humaine étant particulièrement perverse, ce qui peut parfaitement remettre en cause toutes les investigations et toutes les hypothèses de nos fins limiers ! L’épilogue en témoigne.

     

    J’ai été passionné par cette affaire ce qui justifie une lecture, pratiquement sans désemparer, de ces quelques trois cents pages où le suspens est savamment distillé. j’ai apprécié ce jeu constant entre Éros et Thanatos, l’évocation du milieu des écrivains et leur rapport à l’écriture et à l’inspiration, sans parler de la formidable source de renseignements qu’est un roman, même s’il est convenu que nous sommes en pleine fiction. Bref ces investigations qui sont menées au pas de course, s’étalent sur une quinzaine de jours de cet été rétais, et m’ont procuré un bon moment de lecture. C’est un roman policier comme je les aime, énigmatique, pas trop violent, pas trop sanglant avec en prime une idylle un peu inattendue mais surtout qui met en exergue une facette pas le l’espèce humaine.

     

    Je ne sais ce qui m’a amené à lire ce roman, le hasard d’une conversation amicale, peut-être parce que d’autres écrivains ont déjà pris l’île de Ré pour décor, sans doute l’été qui est une période plus particulièrement dédiée à la lecture de romans policiers et qui est un peu avancé cette année à cause du réchauffement climatique, la découvert d’un auteur qui écrit agréablement, ou peut-être tout simplement mon vieil attachement à cette île, popularisée par la chanson, la télévision et un pont qui enjambe le goulet des pertuis, même si j’ai gardé la nostalgie de ces paysages d’un autre temps, les vieux bacs, la cheminée du Champlain, le camping sauvage dans les dunes et les blockhaus, les quichenottes, les ânes en culottes et le clocher d’Ars qui servait d’amer aux pêcheurs…

     

     

  • Le manuel d'Epictète

    N°1644 – Mai 2022

     

    Manuel d’Epictète

     

    Epictète (50-125 ou 130) fut un philosophe grec à la vie assez méconnue . Né dans l’actuelle Turquie, il meurt en Grèce après avoir été esclave à Rome et y avoir été affranchi. Après qu’il a été libre, il a mené une vie pauvre voire ascétique en accord avec son enseignement. Il n’a laissé aucune trace écrite (comme Socrate et Jésus), cet ouvrage, fut en effet rédigé par un de ses disciples, Arrien, qui publia ses notes prises au cours des leçons de son maître à penser. Cet ouvrage porte d’ailleurs le nom de « manuel » en ce sens qu’il doit être disponible à tout moment et qu’on peut le transporter avec soi, dans sa main . Un second ouvrage dénommé « Entretiens » a été également rédigé par ce disciple.

     

    Il distingue les choses sur lesquelles nous ne pouvons intervenir (la mort) et celles qui dépendent de nous. Son enseignement qui est de nature essentiellement pratique qui vise à obtenir une meilleure qualité de vie , peut se résumer dans la manière dont il faut mener sa propre existence. Il tient dans la discussion et la remise en question des choses du quotidien, est de nature stoïcienne c’est à dire prône la soumission de l’homme à son destin, à une suite d’évènements qui ne doivent rien au hasard mais qui s’inscrivent dans l’ordre inéluctable de l’univers et contre lesquels l’homme ne peut rien. En revanche son action peut s’exercer sur ses opinions, ses jugements, ses choix, ses désirs, ses aversions. Ainsi, être libre c’est se concentrer sur ces actions qui sont à notre portée. Par exemple nous ne pouvons éviter de mourir mais nous pouvons donner un sens à notre vie. De même nous ne devons pas être angoissés par notre future mort mais voir en elle une sorte de délivrance, la fin de nos souffrances et de la vieillesse. Il suffit de peser sur nos jugements pour faire échec à la souffrance et nous rendre invincibles. Ainsi prône-t-il la discipline du désir, de l’action et la maîtrise du jugement, le détachement des biens de ce monde, ce qui mène, selon lui au bonheur (ataraxie). C’est évidemment un travail spirituel, silencieux et humble.

    Son enseignement se décline en maximes essentiellement pratiques, loin de la théorie éthérée de la philosophie et la connaissance des choses est avant tout pragmatique.

    Son message a influencé la pensée de Marc Aurèle, l’empereur philosophe, en partie la pensée de Pascal et le message chrétien mais je ne suis pas sûr d’adhérer complètement au message d’Épictète

     

  • Le grand monde

    N°1642 – Mai 2022

     

    Le grand monde – Pierre Lemaitre- Calman Levy.

     

    La saga de la famille Pelletier commence à Beyrouth avec l’évocation de la prospère savonnerie familiale qu’aucun des quatre enfants ne veut reprendre. Jean, dit Bouboule, qui rate tout part pour Paris, avec sa femme Geneviève, une détestable créature profiteuse, garce et adultère qui l’humilie en permanence. Il y retrouve François qui, après avoir fait croire qu’il était admis à Normale Sup tente des débuts laborieux dans le journalisme pour se spécialiser plus tard dans les « faits divers » ; pour Étienne c’est Saïgon à la poursuite de son amant, un légionnaire qui a disparu, quant à Hélène, la petite dernière restée dans le giron parental, elle ne rêve que d’évasion, en profitant quand même de la vie avec au fond d’elle sa fascination pour le grand monde parisien. Cette « fuite » des enfants de cette famille nous réserve pas mal de rebondissements.

     

    Pierre Lemaitre embarque son lecteur dans un autre monde. A Saïgon c’est la vie facile de « l’indo » avec la corruption, la concussion, les vapeurs d’opium, le trafic de piastres et la prostitution qui succède aux senteurs de savon de l’entreprise familiale. C’est aussi la guerre contre le Viêt-minh, ses atrocités, ses malversations et ses paradoxes comme on en rencontre dans tous les conflits armés. A Paris ce sont les années difficiles de l’après-guerre puis les Trente Glorieuses. Chacun des personnages de cette famille éclatée en appelle d’autres, non moins truculents, avec toutes ces aventures racontées avec une écriture vive et un évident plaisir narratif, plein de verve de suspens et d’humour mais aussi d’une grande précision documentaire et le culte du détail qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. On y rencontre un tueur en série, un chat, un « chevalier blanc » qui veut purger la société des maux qui la gangrène et spécialement de la corruption des hommes politiques, le grand prêtre d’une secte pas très catholique, une famille qui se veut respectable mais qui peu à peu se délite, une vieille affaire qui ressurgit puis une autre qu’on veut enterrer, dans l’ambiance de la guerre d’Indochine, la fin de la Deuxième guerre mondiale et ses tickets de rationnement, ses manifestions ouvrières durement réprimées et les Trente Glorieuses. Je ne sais cependant pas si, dans ce contexte, l’épilogue est vraiment porteur d’espoir ou de rebondissements.

     

    C’est un récit jubilatoire qui j’ai lu avec un réel plaisir et pas seulement parce que j’aime les sagas. On ne s’ennuie vraiment pas au cours de ces presque six cents pages. J’attends la suite avec intérêt et je ne suis pas le seul.

  • Pensées pour moi-même

    N°1643 – Mai 2022

     

    Pensées pour moi-même – Marc Aurèle

     

    Marc Aurèle (121-180) fut un empereur emblématique et original. Il l’est devenu sans l’avoir cherché par le biais de l’adoption, fréquente chez les Romains, mais pas à la suite d’un coup d’état ou des campagnes militaires sanglantes. Il partagea même son pourvoir avec son frère adoptif jusqu’à la mort de celui-ci en devenant en quelque sorte co-empreur.

    Cet homme reste dans l’histoire comme un lettré (il écrit ses « pensées »  en grec), un philosophe, adepte du stoïcisme qui prône la soumission de l’homme à son destin et sa nécessaire indifférence à tout ce qui peut lui arriver dans sa vie. Une telle théorie a sûrement dû l’aider dans sa vie d’homme d’État, son règne ayant été émaillé d’épidémies de peste, de révoltes ainsi qu’à surmonter la mort de sa chère épouse et de nombre de ses enfants. Il a partagé son temps entre sa famille et les affaires de l’État qu’il dirigea toujours avec humanisme et dans le respect du bien commun et de ceux dont il était responsable. Il fut un homme simple, droit, pieux, généreux malgré sa charge et ses maximes attestent sa sagesse. Son règne a corrspndu à une période de paix et de stabilité. Certains de ses aphorismes sont écrits sous le coup de l’émotion, d’autres au contraire son plus travaillés mais chacun d’entre eux

    Saint Thomas d’Aquin conseillait qu’on se méfiât de l’homme d’un seul livre. Avec « Pensées pour moi-même » Marc Aurèle dévoile son paysage intérieur, ses aspirations et son sens de l’humain en adéquation totale avec les principes stoïciens qui gouvernèrent toute sa vie. Ses « Pensées » sont une réflexion sur la vie brève et transitoire où chaque être humain de toutes les époques peut se reconnaître et les méditer.

     

     

     

  • Les abeilles grises

    N°1641 – Mai 2022

     

    Les abeilles grises – Andreï Kourkov – Liliane Levy

    Traduit du russe par Paul Lequesne.

     

    Nous sommes dans un petit village ukrainienne de la « zone grise » c’est à dire situé dans le Donbass entre l’armée régulière et les séparatistes pro-russes qui se livrent à des combats acharnés. Il ne reste plus grand monde sauf Sergueïtsh et Pachka, deux ennemis d’enfance que les événements ont cependant rapprochés. Ils ont fait taire leurs différents en réunissant leurs deux solitudes ce qui les oblige à s’entraider. Pourtant ils ne sont pas du même bord puisque que Sergueïtch, apiculteur, sympathise avec un soldat ukrainien, Petro, et Patchka s’approvisionne en nourriture auprès des Russes. Le quotidien est précaire, fait de bombardements et de la crainte des snipers et Sergueïch qui a grand soin de ses ruches, choisit de les éloigner de la guerre en les transportant dans d’autres contrées plus calmes et ensoleillées où il n’y pas de combats, en Ukraine puis en Crimée, mais son ennemi « véritable œil de Moscou » veille.

    Ce roman est une sorte de fable. Les abeilles ne servent pas qu’à favoriser le sommeil, elles sont ici un symbole de paix et le miel est pour Sergueïtch plus qu’une marchandise ou une monnaie d’échange, mais c’est aussi pour lui l’invitation à la réflexion en les comparant à l’espèce humaine qui, à ses yeux, vaut moins qu’elles. Elles pourraient bien lui servir d’exemple pour le travail et l’organisation de la société. Elles sont aussi fragiles quand il les retrouve, grises et ternes après un séjour chez les Russes, un peu comme si elles avaient été contaminées ou peut-être infectées par eux pour diffuser une maladie bactériologique. Ce qu’il fait pour se délivrer de son doute est significatif. On ne coupe pas aux traditionnelles libations de vodka et de thé brûlant malgré la guerre mais c’est la vie qui prévaut, à l’image de Petro qui survit à tout ces bouleversements .

    C’est évidemment un roman où fiction et réalité se confondent puisqu’il parle de cette guerre qui dure depuis quatorze années dans le Donbass. Ce n’est pas vraiment un roman aux accents prémonitoires comme « Le dernier amour du Président » qui met en scène quelqu’un qui est élu président à la surprise générale et qui doit faire face aux événements, mais il porte en lui de l’espoir. Cela évoque une réalité bien actuelle de ce pays.

    Ce roman met en exergue le talent de cet auteur ukrainien, né en 1961, dont « les abeilles grises » est le dixième roman. Les descriptions qu’il fait de la nature sont agréables à lire. Ce livre est aussi l’occasion pour nous, à travers le personnage de Sergueïtch qui promène sur le monde qui l’entoure un regard à la fois humain et philosophe, de goûter l’humour ukrainien et son sens de la dérision et parfois de l’absurde. C’est aussi l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Ukraine, sur sa cuisine et le mode de vie de ses habitants et notamment sur Taras Chevtchenko (1814-1861) peintre et poète emblématique ukrainien qui symbolise la résistance de son pays contre les atteintes à sa liberté et à sa culture ainsi que l’émergence de l’esprit national. Cette référence n’est bien entendu pas sans évoquer la guerre qui a débuté en 2014 avec les revendications territoriales russes sur le Donbass et l’annexion de la Crimée et bien entendu les évènements actuels qui secouent l’Ukraine, injustement envahie et détruite par un « peuple frère » en vue de reconstituer l’ex-empire soviétique, sous la fallacieuse accusation de nazisme.

     

     

  • Sans faille

    N°1640 – Mai 2022

     

    Sans faille - Valentin Musso – Le seuil.

     

    Il en va de l'école républicaine comme du défunt service militaire, elle brasse les couches sociales. C'est ainsi que Romuald, métis martiniquais surdoué, vivant dans une barre d'immeubles d'un quartier populaire se retrouve boursier dans une grande école et croise Théo avec qui il se lie d'amitié. Pourtant ils n'ont rien en commun et surtout pas l'argent dont Théo regorge grâce à ses parents. Ce genre de différence crée plus de jalousies que de véritables liens et si l’un est blasé à cause de l’alcool, la drogue et les filles, l’autre voit dans cette opportunité la chance de sa vie.

    Aujourd'hui ils ont la trentaine, ils ont fait leur vie et se sont perdus de vue depuis des années quand le hasard les a réunis. Romuald invite Théo, dans son luxueux chalet des Pyrénées en compagnie ce Juliette Dorothée et David pour une sortie en montagne de quelques jours. Seulement voila, la montagne ne se laisse pas apprivoiser comme cela et le fait de posséder un chalet ne fait pas de vous un montagnard aguerri. D'autant que, la promiscuité aidant, on ne tarde pas à découvrir la réalité de chacun, son parcours cahoteux, bien différent des apparences, avec en prime le mensonge et l'hypocrisie. Ce genre de retrouvailles qui se veulent amicales cachent souvent bien des ressentiments enfouis, qui ont enflé avec le temps qui passe et qui resurgissent ; la solitude de la montagne est le lieu idéal pour assouvir des vengeances loin des regards témoins. Connaît-on vraiment ceux avec qui on a vécu et à qui on a accordé notre confiance? Quoi que plus facile en effet de se débarrasser de quelqu'un sous couvert d'un accident?

    C'est donc un roman dont la dimension énigmatique tarde un peu à se révéler mais distille bien le suspens. Entre huit-clos et grands espaces, avec pas mal de retours en arrière, on découvre que l'amitié ne pèse par lourd face aux événements de la vie et qu'un plan machiavélique peut servir la vengeance et transformer une balade en une randonnée mortelle.

     

  • Tornavamo dal mare

    N°1639 – Avril 2022

     

    Tornavamo dal mare ( Nous revenons de la mer)– Luca Doninelli.- Garzanti.

     

    Irène a vingt ans, c'est une étudiante qui a du mal à étudier parce qu'elle ne se sens pas à sa place. Sa mère Esther est une directrice d'école primaire taciturne, taiseuse. Elles vivent ensemble, seules, et c'est le silence qui gouverne leurs relations même si inévitablement éclatent de vieilles querelles familiales souvent vouées aux impasses. La génération qui les sépare est un fossé entre elles. Irène a vécu la lutte armée des années 70 entre contestation et terrorisme, avec ses dangers et ses espoirs, ce que n'a pas connu sa fille. Ainsi ont -elles du mal à se comprendre et à se parler d'autant plus que ces événements n'ont rien produit ni pour soi ni pour la société, une forme d’échec.

    Esther vit encore dans le passé, dans le souvenir de ses amours. Pourtant, en ces vacances estivales dans le Trentin, en Italie du Nord, les deux femmes vont rompre ce silence, exploré le passé à l'aune du parcours d’Esther. Avec la complicité de son oncle, Alberto, Irène va aller au devant de l'histoire de sa famille , de certains de ses membres qu'on a voulu oublier et de son géniteur, fait d'espoirs, d'amours de violences et de mort. Le passé qui était en cendres ressuscite, les ombres s'animent et la vie revient.

    C'est un roman à forte tension narrative qui s’inscrit dans l'histoire récente de l’Italie, une réflexion sur le cours des choses à travers la tentative de réconciliation d'une mère et de sa fille

    Luca Donelli est né en 1956 dans la Province de Brescia. Ce roman, publié en 2004 fait suite à de nombreux autres. Il est également l'auteur de livres pour enfants

  • Dernière communication à la société proustienne de Barcelone

    N°1638 – Avril 2022

     

    Dernière communication de la société proustienne de Barcelone - Mathias Enard- Inculte.

     

    Plus qu'à tout autre, la terre entière appartient au poète bourlingueur où l’histoire se mêle à la géographie. Il se joue du temps et surtout de l'espace et le monde est son jardin. Il se fait marin pour l'explorer parce qu'un port est une porte ouverte sur l'inconnu et son nom est déjà une invitation au voyage, une occasion unique de repousser l'horizon, un exil permanent et volontaire. On y parle des langues parfois inconnues, aux accents d'ailleurs et c'est déjà un départ, un dépaysement. Beyrouth Damas, Gdansk, Constantinople autant de villes où une femme peut-être attend, ou peut-être pas. Tout cela suscite l'écriture comme la table d'un café d'où on voit passer les gens dans la rue.

    Mais tout procède de la folie de l'enfance qui préexiste à l'écriture. Elle s'affirme et se renforce avec le temps, les plaisirs et les voyages , les errances et les paysages, les paradis éphémères que la vie offre.

    L’apocalypse n'est jamais très loin et les flammes viennent déranger la quiétude des choses qui pourraient être simples et avec elles la violence et la peur devant laquelle les mots ne pèsent rien. Il faut se battre et défendre sa liberté, sa vie. La guerre est indissociable de l'homme qui la fait et en meurt mais aussi sème la mort autour de lui pour une idée, un projet, une folie.

    J’ai bien aimé.

     

  • Azincourt par temps de pluie

    N°1637 – Avril 2022

     

    Azincourt par temps de pluie – Jean Teulé - Mialet-Barrault Éditeurs.

     

    Je ne sais plus qui a dit que la guerre était une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires. C’est vrai qu’à l’époque, nous sommes en 1415, c’est à dire en plein Moyen-Age, elle est surtout pratiquée par les nobles qui trouvaient là un moyen de passer le temps, dans la plus pure tradition chevaleresque du courage, du combat et de la quête de la gloire, c’est à dire sans la moindre stratégie, sans réelle préparation ni même un solide commandement, faisant fi de l’indispensable discipline et considérant que leurs seuls titres prouvaient leur valeur et leur donnaient tous les droits.

    Voilà donc les Anglais, ennemi héréditaire, renonçant à remonter la Seine et à envahir Paris qui ne veulent qu’une chose, retourner à tout prix dans leur île en rembarquant à Calais, sauf que, les Français ont décidé de les en empêcher et les attendent tout près du petit village d’Azincourt, autant dire une simple formalité pour eux, d’autant qu’ils sont en surnombres et fringants face aux insulaires en sous-effectif et malades ! Sauf qu’il pleut averse, que la gadoue est partout et que l’impréparation française est flagrante. Heureusement l’auteur rétablit cette situation un peu surréaliste en créant le personnage de « Fleur de Lys » qui adopte le langage de la raison et peut-être pressent l’avenir immédiat, mais qui écoute une ribaude, une fille à soldats ? C’était une victoire française annoncée, mais c’était sans compter sur les archets anglais et leurs arc en bois d’If et l’arrogance des Français. Cela s’est transformé une monumentale boucherie entre l’hypocrisie des commandements de Dieu, l’usage d’un art de la guerre suranné et la pratique de la capture avec rançon. Les livres d’histoire ne retiennent qu’une défaire cuisante de la chevalerie française.

    Le style est primesautier, drôle, impertinent, avec une foule de détails érudits...c’est un régal.

     

     

  • désir pour désir

    N°1636 – Avril 2022

     

    Désir pour désir – Mathias Enard -Babel

     

    Nous sommes à Venise, au XVIII° au moment du carnaval c’est à dire à une période hivernale de l’année où la vie se déroule dans les plaisirs, les fastes d’une cité commerciale prospère. Nous La découvrons à travers les yeux du Maestro, un maître-graveur renommé, un vénitien qui aime la vie. « La Sérénissime » est une cité exceptionnelle entre le ciel et l’eau est aussi une métropole de la poésie, de la peinture, de la musique, une étape incontournable du « Grand Tour », très en vogue à cette époque dans l’aristocratie du vieux continent. C’est le symbole de la fête et du luxe, les femmes sont belles, les masques autorisent toutes les folies et toutes les intrigues, la musique et le chant sont partout, dans les palais comme dans les églises ou les monastères, les dîners sont somptueux et le vice y combat la vertu dans les vapeurs d’encens et le velouté du vin. Il y a aussi les personnages du théâtre italien, les quartiers populaires, les gondoles, les rumeurs et les reflets de l’eau, les ruelles sombres, le brouillard du Grand Canal, le petit peuple. Ce décor cache comme il peut l’autre face de « la Dominante » comme on l’appelle aussi, avec la dague, le poison, les bordels, les maisons de jeu, la délation, les complots, la justice, gardienne de l’ordre moral, la redoutée prison des « Plombs »...

    Une autre facette plus intime nous est offerte, celle qui évoque trois personnages. Amerigo, le violoncelliste aveugle qui accompagne Camilla, cette jeune fille à la voix d’or, joueuse de viole d’amour. Une relation sensuelle mais fraternelle et platonique s’établit entre eux à travers la musique et les instruments à cordes qu’ils font ensemble vibrer. Face à Antonio , le jeune apprenti graveur qui croise le regard de Camilla et en tombe immédiatement amoureux, il sait qu’il doit disparaître parce qu’il n’a plus sa place auprès d’elle.

    J’ai toujours plaisir à lire Mathias Enard dont j’apprécie à la fois le style simple, délicat, poétique, l’ impressionnante érudition, la précision de son vocabulaire, la faculté qu’il a de transporter son lecteur dans son univers, le temps d’un roman. Ce court récit tisse à petites touches un dépaysement spatio-temporel raffiné glané au fil des canaux, des ruelles, des palais  de la Cité des Doges. 

  • Una mutevole verità

    N°1634 – Avril 2022

     

    Una mutevole verita (Une vérité changeante)- Gianrico Carofiglio -Einaudi.

     

    Nous sommes dans les années quatre-vingt. Un homme au passé tumultueux a été assassiné chez lui et une femme a vu une silhouette s’enfuir. On retrouve l’arme du crime dans une poubelle et on arrête un jeune homme, Nicola Fornelli qui n’avait pourtant aucun motif pour commettre ce crime mais que tout accuse. Le plus étonnant est qu’il ne se défend même pas. C’est tellement incompréhensible que sa petite amie se tourne vers Pietro Fenoglio, un turinois exilé pour les besoin de son métier à Bari dans les Pouilles. Il est en effet adjudant des carabiniers. L’affaire paraît bouclée mais quelque chose pose question à notre gendarme. C’est un être assez original, mélancolique, réfléchi, cultivé, compréhensif, contre la violence policière de certains de ses collègues et surtout quelqu’un qui ne se laisse pas facilement égaré par de trop grandes évidences. Ici tout lui paraît trop clair, trop lisse et il n’ aime pas ça. Il décide de mener une enquête parallèle privée et ses investigations vont remettre en question les apparences et établir la vérité, différente de celle qui se profilait au départ de l’enquête. C’est vraiment ce personnage qui fait l’intérêt de ce roman.

    C’est un cour roman policier dont l’intrigue est assez simple et qui se lit facilement. l’épilogue est un peu surprenante mais finalement met en évidence le travail, la perspicacité et la volonté de remise en question des évidences par ce carabinier.

     

  • Le république des faibles

    N°1635 – Avril 2022

     

    La république des faibles – Gwenaël Bluteau – La manufacture du livre.

     

    Le premier janvier 1898 à Lyon, un chiffonnier a découvert dans une poubelle le cadavre décapité d’un enfant. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête qui révèle très vite que la victime habitait dans un quartier populaire et qu’il avait disparu de chez ses ses parents depuis plusieurs semaines. Deux inspecteurs , Silent et Caron mènent leurs investigations dans les bas-fonds sordides et l’un d’eux, Silent, qui était aussi engagé en politique, est retrouvé mort. Une deuxième enquête est donc diligentée sur fond de luttes sociales, de ligues antisémites à la suite de l’affaire Dreyfus et de l’article de Zola dans « L’Aurore » , de la nostalgie de l’empire, du refus ou de la défense de la république, de la volonté de revanche après la défaite de 1870, des prochaines élections législatives. Cette seconde enquête sur le possible assassinat de Silent met en évidence ce qui était à l’époque la règle, le non-respect des droits des suspects et des témoins, les violences policières pour obtenir des aveux ce qui aurait pu motiver une vengeance à l’endroit de cet inspecteur dont la vie antérieure à son entrée dans la police n’était pas des plus exemplaires. Ces deux investigations, au départ indépendantes l’une de l’autre, pourraient bien se rejoindre.

    On rencontre, outre la corruption des policiers, la pratique de l’adultère, du mensonge, de l’hypocrisie, de la trahison, des violence conjugales, de l’ivrognerie, du rapt, des sévices et du viol d’enfants, la pédophilie, les maltraitances et le meurtre d’enfants, le recel et la dissimulation de cadavres, le soupçon d’avortement, la malversation baignent ces chapitres… le tout sous le couvert d’une bourgeoisie bien pensante sous l’égide de la république censée protéger les plus faibles.

    Tout ne se termine pas par un « happy end », surtout pour le commissaire Subielle et l’épilogue se fend d’un aphorisme toujours d’actualité. C’est est bien gore, mais finalement n’est pas si loin de l’image de l’espèce humaine. Cela dit ce roman se lit facilement.

     

  • La briscola à cinq

    N°1633 - Mars 2022

     

    La bricscola à cinq – Marco Malvaldi- Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

     

    Dans un petit village de Toscane, le cadavre d’une jeune fille, Aline, vient d’être découvert dans une poubelle et bien entendu l’enquête policière s’oriente vers ses amis. Ici tout le monde se connaît et bien entendu cet événement déclenche les commentaires, surtout dans le bar de Massimo, où un bande de papys s’y retrouvent régulièrement pour taper le carton, la briscola. Ils sont diserts sur tout ce qui concerne ce village et le patron de ce bistrot se trouve malgré lui impliqué dans ces investigations et se montrera plus efficace que « l’illustrissime commissaire Fusco », arrogant et suffisant, qui brille depuis longtemps par son incompétence et n’est capable que d’arrêter la mauvaise personne. Avec l’aide du Dr Carli, Massimo, simple barman, certes très au-dessus de la moyenne, se montre plus observateur et raisonneur et donc efficace que notre flic, même si son témoignage désigne une personne sans pouvoir apporter la moindre preuve ni le moindre alibi.

    Dans cette enquête, il n’y a pas de commissaire emblématique comme dans les autres polars, on croise de jolies femmes aux appas avantageux, des vieillards radoteurs qui sont au bar dans le seul but de refaire le monde et d’échapper à leur femmes, des flics caricaturés à l’excès et un brave barman qui accepte de remettre en question les choses les mieux admises jusque et y compris en bouleversant ses certitudes. C’est plaisant, délassant, pas très sérieux mais d’une lecture agréable quand même.

     

  • La briscola à cinq

    N°1633 - Mars 2022

     

    La bricscola à cinq – Marco Malvaldi- Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

     

    Dans un petit village de Toscane, le cadavre d’une jeune fille, Aline, vient d’être découvert dans une poubelle et bien entendu l’enquête policière s’oriente vers ses amis. Ici tout le monde se connaît et bien entendu cet événement déclenche les commentaires, surtout dans le bar de Massimo, où un bande de papys s’y retrouvent régulièrement pour taper le carton, la briscola. Ils sont diserts sur tout ce qui concerne ce village et le patron de ce bistrot se trouve malgré lui impliqué dans ces investigations et se montrera plus efficace que « l’illustrissime commissaire Fusco », arrogant et suffisant, qui brille depuis longtemps par son incompétence et n’est capable que d’arrêter la mauvaise personne. Avec l’aide du Dr Carli, Massimo, simple barman, certes très au-dessus de la moyenne, se montre plus observateur et raisonneur et donc efficace que notre flic, même si son témoignage désigne une personne sans pouvoir apporter la moindre preuve ni le moindre alibi.

    Dans cette enquête, il n’y a pas de commissaire emblématique comme dans les autres polars, on croise de jolies femmes aux appas avantageux, des vieillards radoteurs qui sont au bar dans le seul but de refaire le monde et d’échapper à leur femmes, des flics caricaturés à l’excès et un brave barman qui accepte de remettre en question les choses les mieux admises jusque et y compris en bouleversant ses certitudes. C’est plaisant, délassant, pas très sérieux mais d’une lecture agréable quand même.

     

  • L'intrusive

    N°1632 - Mars 2022

     

    l’intrusive – Claudine Dumont – Le mot et le reste.

     

    Camille ne dort plus au point de devoir abandonner son travail et ni les médicaments ni les psychiatres ne peuvent rien pour elle. Elle est en permanence dans un état second au point d’en perdre l’appétit et d’être sujette à des hallucinations ce qui fait d’elle une inadaptée sociale au bord du gouffre. Elle est seule dans la vie et son uniques plaisir est de voir sa jeune filleule, Jeanne, mais son frère s’y oppose à cause d’une attitude jugée dangereuse qu’elle a eue à l’égard de la fillette. Elle fait ce qu’elle peut pour s’en sortir, mais en vain, malgré l’aide de son frère et sa belle-sœur l’oriente vers Gabriel qui peut, selon elle la libérer. Elle accepte avec hésitation mais elle se trouve en présence d’un être étrange, un ex-praticien radié et qui vit coupé du monde. Il prétend, grâce à une machine de son invention, visualiser les rêves de Camille et ainsi pouvoir peut-être comprendre ce qui la bloque au point de la priver de sommeil. Selon lui, le rêve ouvre les portes de l’inconscient et si elle parvient à dormir et donc à rêver, Camille, avec l’aide de Gabriel, pourra se libérer et ainsi reprendre une vie normale.

    Ainsi commence cet étrange roman psychologique où la jeune femme, qui n’a cependant pas perdu la mémoire, va revisiter son enfance traumatisée par une mère dominatrice dont la nocivité lui a interdit d’exprimer ses sentiments, ses émotions et sa douleur et par un père transparent et sous influence de son épouse. Ces moments sont brièvement évoqués lors de flash-back où Camille revit douloureusement sa jeunesse avec sa mère. Pire peut-être, puisque la vie d’adulte dépend tellement de l’enfance , elle prend conscience que cette femme a pu faire d’elle un monstre semblable à elle suivant la règle non écrite qu’on reproduit l’exemple qu’on veut précisément éviter. Elle devint donc la copie conforme de cette femme honnie, au point de répéter, et ce malgré elle, avec sa filleule les sévices qu’elle avait subies avec sa mère. Cette éducation toxique l’a complètement détruite et ce n’est pas la mort de cette mère qui l’a libérée de ses obsessions et de son mal-être. Seule l’espoir de pouvoir revoir Jeanne la motive mais elle doit pour cela impérativement retrouver une vie normale et se défaire de ses obsessions.

    L’intrigue est bien menée et le travail sur les rêves intéressant même s’il y a quelques longueurs. Que le sommeil soit un élément essentiel de la vie ne fait aucun doute mais le protocole de soins paraît assez étrange non seulement au niveau de la technique, mais aussi dans les relations entre patient et praticien qui prennent une dimension quasi-intime. C’est une démarche introspective basée sur la mémoire mais aussi sur la parole et sa dimension psychiatrique a pour but la reconstruction de Camille pour lui permettre de recouvrer une vie normale. Elle semble au départ assez réticente à ce traitement mais petit à petit elle l’accepte au point de se mettre sous la dépendance de Gabriel, un peu comme elle l’était jadis sous celle de sa mère. Gabriel est un mystère, il est médecin mais nous savons qu’il a été radié sans doute à la suite d’une erreur et vit d’une activité d’ébénisterie. Pourtant il accepte de s’occuper de Camille et au fil des séances, il prend son rôle très au sérieux et cela débouche pour elle sur une connaissance de soi plus approfondie et une remise en cause des idées qu’elle avait elle-même conçues à son égard et qui la libérera du monstre violent tapi en elle, une dépendance bénéfique qui annule celle maléfique de sa mère.

    J’avoue que j’ai eu du mal à suivre cette histoire un peu oppressante mais pourtant bien réaliste.

     

     

     

  • Ode maritime

    N°1631 - Mars 2022

     

    Ode maritime– Fernando Pessoa (Alvaro de Campos) – Éditions Fata Morgana.

     

    Ce sont des poèmes parus en 1915 dans le deuxième et dernier numéro de l’éphémère revue « Orpheu » dirigée par Pessoa. Ils sont signés d’Alvaro de Campos, un hétéronyme proche du grand écrivain portugais. Ce personnage quelque peu anglo-saxon malgré sa naissance est une création de Pessoa a eu une vie (1890-1935), un horoscope, il est un ingénieur naval à monocle, a navigué, notamment en Orient puis est revenu à Lisbonne où il est mort. C’est un poète d’avant-garde qui est à la fois semblable et différent de son créateur, chantre du modernisme et un auteur pétri de fantasmes et de mystères. Dans ces poèmes Pessoa se cache et se dévoile alternativement comme il le fait également avec ses autres hétéronymes. C’est autant une manière de s’exprimer qu’une manière d’être, une façon de se dédoubler en s’analysant lui-même, en semant des interrogations dans l’esprit de ses lecteurs tout autant que de donner volontairement une réalité à son esprit multiforme, aussi original qu’inattendu.

     

    C’est une poésie à la fois simple, complexe et tourmentée, avec des accents quasi surréalistes, quelque peu masochistes et parfois violents, qui ressemble à une longue litanie et parfois même à une épopée, tournée ici principalement vers le mystère que génèrent la distance, l’inconnu, le voyage avec ses départs et ses arrivées. C’est un long poème de plus de mille vers que j’ai eu plaisir à lire à haute voix pour partager la magie des mots. Il parle de la mer, du large, des navires et donc du port qui en est le point de démarrage. Voir le bateau qui quitte le quai est une invitation au rêve de découvertes et de rencontres pour celui qui part et de mélancolie pour celui qui reste à terre et se contente de voir le sillage et la fumée du navire qui disparaît. C’est une facette de cette « saudade » qui fait tellement partie de l’âme lusitanienne dont le destin est fait de voyages, d’exils et d’ailleurs.

    Puis c’est le retour à la réalité, l’acceptation de l’existence anonyme et oubliée, celle des quidams qui sont condamnés à regarder partir les autres et à rester seuls avec leurs regrets et leurs remords. Il y a dans ces textes, les premiers vers qui évoquent le retour d’un bateau, une idée très portugaise du retour, celle du « sebastianisme », du nom de Sébastien 1° roi du Portugal (1554-1578) qui mourut au cours d’une bataille au Maroc et dont la tradition veut qu’il ait survécu et qu’il revienne un jour au Portugal.

    La distance s’analyse aussi dans le temps, à travers la mémoire du passé, le souvenir de l’enfance heureuse et calme, accrochée aux murs d’une maison aimée .

    De tout cela je retire un sentiment de solitude, de tragique, sans oublier le mystère qui réside dans le personnage même de Pessoa.