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la feuille volante

LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX – Erri de Luca -

N°651– Juin 2013.

LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX – Erri de Luca - Gallimard.

Traduit de l'italien par Danièle Valin.

Dès l'abord, la quatrième de couverture a quelque chose d'attirant pour moi « A travers l'écriture, je m'approche de moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de 10 ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd'hui. ».

Le narrateur passe donc ses étés, et spécialement celui de ses 10 ans, sur l'île d'Ischia en face de Naples avec sa mère. C'est un gamin qui est un peu taiseux [« "C'était ma spécialité rester silencieux" ], qui reste à l'écart des autres garçons de son âge, qui vit cette année avec des livres, la solitude de la nage, de la déambulation dans les ruelles du village, l'observation des gens et des choses, l'aide ponctuelle apportée à un pêcheur. Le monde des adultes le fascine et il croit le comprendre. Cette année sera aussi celle de la rencontre d'une fillette sur la plage, sans doute aussi solitaire et discrète que lui. Avec elle il engage la conversation parce qu'elle lui ressemble et ressent bien sûr les premiers frissons du désir. Elle incarne aussi la future femme, celle à qu'on aborde avec timidité parce qu'elle est vraiment différente des garçons que parfois elle regarde de haut. Lui est timide et tombe évidemment amoureux d'elle, n'a d'yeux que pour elle, lui obéit aveuglement. Tout cela n'est pas du goût des gamins de son âge qui le tabassent autant pour s'affirmer à leurs propres yeux que, peut-être pour prendre sa place auprès de la fille. Le plus étonnant est qu'il ne se défend pas, qu'il se laisse faire comme si les coups reçus dans ce contexte si particulier avaient valeur d’initiation [«  A dix ans, je croyais à la vérité des coups. L'irréparable me semblait utile. » ] Il accepte d'autant plus volontiers cette épreuve que, malgré son visage ensanglanté, il refuse de dénoncer ses agresseurs. Pendant ce temps, son amie, elle, conçoit un plan qui la révèle féminine dans sa soif de justice et d'équité. C'est par elle qu'il entrera dans ce monde des adultes.

On pensera ce qu'on voudra de ce récit de sa vie. J'y vois volontiers la relation faite par l'adulte qu'il est devenu d'une période de sa vie où il a hâte de grandir, où il est pressé de se débarrasser de cette phase comme d'une mue devenue encombrante [« L'enfance se termine officiellement quand on ajoute un zéro aux années … mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur et calme à l'extérieur."]. Pénétrer le monde des adultes à travers la violence, la soif de justice et l'amour, autant de pôles et de moments forts de leur vie qu'il voit encore de loin mais qu'il aspire à connaître le plus vite possible. Pourtant, il reste attaché à cette île, symbole de liberté et de beauté de la nature qui garde encore dans le repli des vagues et du sable des parcelles d'enfance. Cette année-là, il comprend le véritable sens du verbe « aimer », apprend d'elle le baiser pendant lequel il faut fermer les yeux et non les garder ouverts comme les poissons.

Cinquante ans après, l'auteur devenu homme de lettres se souvient de l'année de ses 10 an avec émotion et nostalgie, accepte de la regarder en face comme, lorsqu'on est enfant, on cherche, presque par défit, à garder les yeux ouverts sous l'eau. Après viendront les épreuves inhérentes à ce monde des adultes tant convoité. Pour lui ce seront des dissensions avec sa famille, les douloureuses années d'après-guerre, le monde du travail et celui de l'engagement en politique, l'entrée en littérature. Cette année de ses dix ans, il la voit aujourd'hui non seulement comme une année de transition, mais peut-être comme une période un peu surréaliste pendant laquelle à la fois il hésite à sauter le pas, à envie de se laisser porter par les événements extérieurs, qu'ils soit violents ou au contraire pleins des frissons et des promesses du premier amour, une période comme suspendue dans le temps. Il n'a cependant pas retenu le nom de cette fillette qui lui a fait oublié l'enfance mais se souvient de son visage, de ses yeux. Ils l'ont durablement bouleversé. Il aurait pu lui donner un prénom inventé, l'imagination admet cet artifice, mais il préfère ce relatif anonymat, lui rendant hommage comme à un fantôme, choisissant de l'évoquer à la seule force des mots dans ce qu'elle a de plus fort dans son souvenir, la regardant les yeux grands ouverts.

Ce texte, fort bien écrit et traduit m'a, comme toujours, laissé l'impression d'un bon moment poétique de lecture [«  Maintenant encore, dans les nuits allongées en plain air, je sens le poids de l'air dans ma respiration et une acupuncture d’étoiles sur ma peau »]. J'ai assez dit dans cette chronique tout le bien que je pensais le d'auteur pour ne pas changer d'avis. J'ai lu ce court texte avec plaisir, lentement, comme il convient à un roman autobiographique que De Luca aime offrir à son lecteur attentif devenu un peu son confident.

© Hervé GAUTIER - Juin 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com









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