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la feuille volante

Erri De Luca

  • la parole contraire


     

    La Feuille Volante n° 1398Octobre 2019.

    La parole contraire - Erri de Luca - Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Le 19 octobre 2015, Erri de Luca est ressorti libre du Tribunal de Turin où il était poursuivi pour "incitation à la délinquance", c'est à dire qu'il s'opposait au percement du tunnel ferroviaire du TGV sous les Alpes entre Lyon et Turin. En effet, les juges ont estimé que "le délit n'était pas constitué". Il avait en effet fait campagne sur ce thème, soutenant le mouvement "NO TAV (no al treno ad alta velocità) mettant en avant le nécessaire sabotage pour éviter des travaux nuisibles et inutiles à ses yeux, du point de vue écologique et environnemental. Dans ce court livre édité au mois d'avril 2015, c'est à dire antérieur au jugement, il justifie sa position face à un procès qui est fait à ses paroles.

    Il se revendique lecteur de Borges, de Georges Orwell et avoue que leurs œuvres et leur parcours ont changé sa vie, il se dit conscient des injustices faites aux plus faibles et aux révoltés, se dit révolutionnaire et veut, à son tour, comme Pasolini, être un incitateur de prise de conscience des préjudices fait au plus grand nombre. Il met sa notoriété d'écrivain au service de ce combat. Selon lui, un intellectuel se doit de porter une contestation, "la parole contraire", face à la pensée unique, à l'opinion dominante, c'est à dire inciter autrui à réagir autrement et ce au nom de la liberté d'expression garantie par la constitution italienne. Il se défend d'avoir "inciter au sabotage" les travaux de ce tunnel, combat le terme"incitation" autant que "saboter" avec d'ailleurs l'habileté d'un exégète, conteste la force réelle de sa parole, se proclame en règle avec sa conscience et sa responsabilité d'écrivain, se dit fier d'avoir apporté sa pierre au nécessaire changement de la société et d'avoir exercé sa propre liberté. accepte même une éventuelle condamnation pénale, refuse par avance le sursis qui ne s'applique que lorsqu'on ne récidive pas, parce que, évidemment, il n'est pas dans son intention de se taire!

    Dans ce livre qui est une sorte de plaidoirie, l'auteur abandonne son traditionnel style pur et poétique qui et son originalité et que j'ai toujours apprécié. Je ne connais de cette affaire que le peu que la presse française en a dit, qui a d'ailleurs mis l'accent sur la mise en examen de l'auteur. D'une manière générale je ne partage pas toutes les idées rebelles et parfois prosélytes d'Erri de Luca, mais j'ai toujours été admiratif de son parcours bien en phase avec elles, de la défense de ses convictions, de son devoir de parole en tant qu'écrivain et, évidemment de sa manière d'écrire.

    ©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

  • Une tête de nuage


     

    La Feuille Volante n° 1395Octobre 2019.

    Une tête de nuage - Erri de Luca - Gallimard.

    Traduit de l'italien par Daniel Valin.

    Erri de Luca, en attentif lecteur de la Bible, reprend à son compte l'histoire de Joseph et de Marie, enceinte d'un autre homme avant le mariage mais que ce dernier épouse quand même bravant la loi, la coutume et la médisance. L'enfant naîtra mais à Bethléem d'où est originaire Joseph puisque les Romains ont décidé un recensement et Joseph le fera enregistré comme son propre fils, ce qui le met dans la lignée du roi David (et donc d’Abraham) par son père. Pourtant, avec le temps et dans l'intimité de la famille, il se sent un étranger pour cet enfant. Évidemment, tout y est, l'étable où est né Jésus, fils unique du couple, les bergers, les rois mages et leurs présents, la circoncision à Jérusalem, le massacre des enfants décidé par le roi Hérode, la fuite en Égypte pour y échapper. L'auteur s'approprie en l'enjolivant, cette histoire qu'on nous rabâche depuis plus de 2000 ans.

    il s'agit d'un dialogue un peu naïf quand même entre Marie et Joseph, qu'un narrateur commente et illustre notamment de précisions historiques et sémantiques sur les Écritures, sur la symbolique de la langue hébraïque. L'auteur en profite pour parler, à travers cette histoire et notamment de cette fuite en Égypte, du problème très actuel des émigrés qui lui tient à cœur. Il est question d'un long et dangereux parcours, de l'exil, de poste-frontière, de permis de séjour, demande d'asile politique et des débats que cela engendre, de main-d’œuvre indispensable, de visa.... A travers ce texte de Luca réaffirme que les hommes sont tous frères et à ce titre se doivent aide et assistance.

    Il soulève de problème de la ressemblance de Jésus avec son vrai père puisque Joseph n'est pas son géniteur. Il le résout par la voix de l'enfant lui-même lors de sa visite au temple de Jérusalem 12 ans plus tard puisqu'il se dit lui-même fils de Joseph et de Marie et qu'il n'y avait pas lieu de lui attribuer une filiation avec un savant des générations passées. C'est là une façon poétique de détourner la question (allusion à Jésus qui aurait "une tête de nuage", changeante comme eux, concept abandonné par lui-même quand il se proclame fils de l'humanité), mais peu importe. Jésus vit avec ses parents mais Joseph prophétise son départ, sa mort prochaine. L'auteur évoque rapidement des épisodes de l’Évangile, qu'Il est capable de faire des miracles, qu'Il est le fils de Dieu, capable de donner la répliques aux vieux docteurs de la loi parce qu'Il la connaissait sans jamais l'avoir apprise, de chasser les marchands du temple, ce qui a été interprété par les Romains comme le début d'une insurrection. Un parcours de trois ans, une pérégrination un peu bohème, avec des fortunes diverses, à travers la Palestine, en évitant soigneusement l'occupant, ses parents regrettant de le voir partir, comme tous les parents du monde, qui se déroule conformément aux Écritures et se termine en haut du Golgotha. La mort et bien sûr évoquée, celle que Jésus a bravée par la résurrection qu'Il promet à ses fidèles et qui transcende la vie terrestre et sa volonté de puissance et l'auteur y va de son exégèse de certaines paroles divines un peu obscures mais éclairées par les prophètes. Sa parole fut mal comprise dans un pays occupé, Il ne fut pas agressif pour l'occupant mais Il fut adulé pour le bien qu'il faisait.

    J'ai lu attentivement ce texte notamment pour le confronter à ce qu'on m'a appris. Sur le plan des mots, je n'ai pas retrouvé la poésie familière dans les romans de de Luca, même si son style est toujours aussi agréable à lire. J'ai plutôt ressenti cela comme une forme de prosélytisme que je ne condamne évidemment pas puisque c'est bien le droit de l'auteur, grand lecteur de la Bible, de faire partager ses convictions, comme d'autres l'ont fait avant lui. Cet enseignement est parfaitement respectable même s'il a été contesté souvent avec force. Il ne m'a cependant pas convaincu puisque, en fonction de sa foi, de ses croyances ou du simple appel à la raison,chacun peut faire une lecture différente des mêmes faits. Il profite également de ce texte pour attirer l'attention sur le sort des émigrés qui lui tient à cœur (voir son récit "Se i delfini venissero in aiuto"), ce qui est parfaitement son droit. Au moins m'a-t-il intéressé par l'étendue de son érudition.

    ©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

  • Le tour de l'oie


     

    La Feuille Volante n° 1393 Octobre 2019.

    Le tour de l'oie - Erri de Luca - Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Dans l'histoire de Pinocchio que lit le narrateur, Geppetto est un vieux menuisier solitaire qui fabrique une marionnette en bois qui se révèle facétieuse et qui part vivre sa vie loin de son créateur. Ici, de Luca se crée un fils virtuel et empreinte à Carlo Collodi son univers créatif, la sciure et l'odeur du bois pour l'un, un soir d'orage à la lueur d'une bougie et d'un feu de cheminée pour l'autre, le tronc d'un arbre pour l'un, le papier pour l'autre, deux supports qui partagent cependant la même nature. Il va lui raconter sa vie un peu comme le ferait un père en n'oubliant pas la figure du sien et l'ombre de sa mère. Ainsi retrouve-t-on les phases de l'existence que notre auteur a déjà égrenées dans ses autres romans, son enfance napolitaine, sa vie aventureuse d'ouvrier pauvre, son engagement pour un monde meilleur, sa démarche religieuse d'écrivain, son amour des mots, de l'italien, le dialecte napolitain, sa solitude, sa soif de liberté, la montagne... Il parle des femmes qu'il a connues mais qui ne lui ont pas donné d'enfant. Il ne le fait pas comme un séducteur mais seulement comme un témoin de passage, intimidé par leur beauté et qui aurait voulu ce fils que la vie lui a refusé. Cela commence par un monologue qui laisse vite sa place à un dialogue à bâton rompus sans concessions entre l'auteur et ce fantôme imaginaire devenu adulte, non né d'une femme, qui prend peu à peu de l’épaisseur au point de provoquer une confession et presque une confrontation entre eux, un peu comme si de Luca lui-même prenait la place de ce fils virtuel, désireux de s'expliquer devant le spectre de son propre père.

    Le titre un peu énigmatique évoque le jeu de l'oie, un thème souvent employé par les écrivains, un parcours labyrinthique aléatoire, continuellement recommencé et plein de pièges et de risques qui ressemble à la vie, qu'on confie au hasard des dés et qui est une sorte de prison. Il file la métaphore de ce jeu pour l'appliquer à son existence, pénible et hasardeuse. Il a refusé une situation classique, lui préférant un itinéraire engagé, communiste, anarchiste. Ces options sont la plupart du temps l'apanage de la jeunesse mais voici un fils, né dans une famille bourgeoise attentive à son éducation, promis à de plus hautes fonctions, qui troque cet avenir contre une vie nomade de manœuvre subalterne. Quelle a été la raison qui a bouleversé sa vie au point de partir loin des siens de cette manière? Il confesse qu'il a été un fils ingrat, attiré par cet appel du départ et de la liberté, qui maintenant rend hommage à ses parents disparus, et notamment à son père qui lui a transmis l'amour des livres... Peut-être a-t-il souffert d'un manque de tendresse durant sa jeunesse? Il est certes dans l'ordre des choses que les enfants quittent leurs parents pour faire leur vie parfois loin d'eux, il y a certes eu une prise de conscience politique, mais cela suffit-il à expliquer cette rupture ? Plus que tous les autres ce roman autobiographique sonne comme quelque chose de différent d'une fiction à laquelle Erri de Luca nous a habitués. Alors, fantasme du passé, poids des années qui ne reviendront plus, peur pour les jeunes à qui il souhaite léguer quelque chose de l'ordre de l'engagement personnel et humanitaire par l'exemple, invitation à être soi-même en dehors de tout déterminisme social, méthode promue par l'auteur comme une action par la révolte politique en faveur des plus défavorisés? L'auteur semble connaître une sorte d'apaisement que lui confèrent l'écriture et une certaine notoriété qu'il met d'ailleurs au service de ses combats, la fréquentation de la montagne et des livres, les saintes écritures en particulier, mais il règne dans ce roman un parfum de nostalgie, de mélancolie, de lassitude peut-être, une manière de réveil de la mémoire du passé qui souvent donne le vertige et fait devenir fataliste, une impression de vide, de regret de n'avoir pas eu d'enfants à qui transmettre son message ou passer un témoin. Cela ressemble à une sorte de bilan de sa vie d'écrivain, de militant, de lecteur, de solitaire, de croyant, de révolté, d'humaniste...

    Le plaisir que j'ai à lire de Luca est cette fois encore renouvelé et j'ai apprécié comme toujours son style simple poétique, lumineux, bien servi par une traduction fidèle.

    ©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

  • Se i delfini vennisero in aiuto

    La Feuille Volante n° 1256

    Se i delfini venissero in aiuto – Erri De Luca – Dantes & Descartes éditeur.

    (Si les dauphins nous venaient en aide).

     

    Le titre de ce court récit (48 pages) évoque la traditionnelle aide qu'apporteraient les dauphins aux humains en haute mer quand le danger les menace. Cela a donné lieu au mythe d'Arion de Methymne, ce chanteur et musicien grec qui, selon l'historien Hérodote, avait fait une tournée en Italie et en Sicile ce qui lui avait permis d'amasser une fortune. Pour regagner Corinthe, il s'embarqua sur un navire dont les marins voulurent le tuer pour s'emparer de ses richesses et lui ordonnèrent de se jeter par dessus bord. Il obtint cependant le droit de jouer une dernière fois avant de se jeter à l'eau. Ayant attiré un dauphin par ses chants et sa musique, celui-ci le sauva de la noyade et l'emporta jusqu'à Corinthe où il retrouva sa liberté et son argent, le tyran Periandre châtiant les marins à leur arrivée au port. L'antiquité a beaucoup représenté les dauphins comme amis de l'homme et notre époque entretient encore cette complicité avec eux.

    Ici, c'est un peu différent. Nous sommes certes en Méditerranée et notre auteur s'est embarqué pour deux semaines sur « La « Prudence », un bateau affrété par « Médecins sans frontière » pour sauver les migrants qui, partis de Libye tentent, dans les conditions périlleuses et sur des embarcations de fortune, de gagner l'Europe par l'Italie. Erri De Luca, se souvenant sans doute du mythe d'Arion, souhaite seulement que dans cette entreprise les dauphins leur viennent en aide, mais de dauphins il n'est question qu'une fois quand il en voit, dans une vision furtive, à la proue du navire, ce qui sans doute lui inspire ce titre. Il est ici observateur actif, surveillant à la jumelle l'horizon et tient aussi à rendre compte de cette expérience, témoigner de la détresse de ces naufragés que les passeurs abandonnent à la mer sur des bateaux pneumatiques surchargés, autant que du dévouement des sauveteurs dont les photos ainsi que celle des membres de l'équipage illustrent ce court récit qui est son dernier ouvrage. Il note que des vedettes libyennes ont intercepté des embarcations qu'elles ont contraintes au retour, et ce même au-delà de la limite des eaux territoriales. Enfin, pour ceux qui ne se sont pas noyés à la suite du chavirage d'un canot, il détaille le sauvetage, l’accueil, les soins apportés à leurs « hôtes » qui répondent par des chants, des danses et des prières. Citant l’Évangile, De Luca voit dans ces sauveteurs de MSF « des pêcheurs d'homme », d'autant qu'ils sont treize !

    Ce récit écrit en 2017 prends une actualité particulière au moment ou le tout nouveau gouvernement italien a décidé de fermer ses ports aux migrants. L'épisode de « l'Aquarius », ce navire affrété par l'association SOS Méditerranée, avec plusieurs centaines de migrants ayant fui les camps libyens, les vols, les meurtres, les viols, est révélateur d'un malaise européen, d'une hypocrisie, d'une crise politique et de l'état d'esprit général au regard de l’accueil des migrants, du droit maritime et des grandes idées humanistes dans un contexte par ailleurs difficile sur le plan économique social et sociétal des états d'une Europe malade. Notre auteur souhaite surtout porter témoignage face à ce problème ainsi qu'Il l'explique dans la 4° de couverture. Ce voyage n'est pas sans rappeler celui de l'Exodus, ce vieux rafiot qui amenait en Israël les juifs rescapés des camps de la mort et qui fut empêché par la Royal Navy d'aborder dans ce pays.

    J'ai lu ce court récit en italien pour le plaisir de profiter de cette langue si chantante et du témoignage de De Luca ... mais aussi parce qu'il n'est pas encore traduit en français. L'écrivain napolitain n'est pas un étranger pour cette chronique qui lui a bien souvent rendu hommage. J'ai souvent noté la qualité du style de De Luca et la poésie dont ses phrases sont imprégnées. Ici, est-ce l'urgence ou le désarroi, on a l'impression que ce texte est jeté sur le papier, une manière de se révolter contre ce qu'il voit, sans l'habituel souffle lyrique qui caractérise d'ordinaire son écriture. Même s'il est vrai que le thème ne s'y prête pas vraiment. 

     

    © Hervé-LionelJuin 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

     

     

  • Acide, arc en ciel

    La Feuille Volante n° 1238

    Acide, Arc en cielErri de Luca – Rivages.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    C'est un livre assez singulier dans son architecture. Le personnage principal est seul, comme cloîtré dans sa maison et apparemment il reçoit la visite de trois de ses amis, un militant ouvrier, un missionnaire et un courtisan qui évoquent leur vie. Le narrateur qui les reçoit se présente d'emblée au lecteur et parle à la première personne mais ce même « Je » est utilisé aussi par celui qui raconte sa propre histoire. Parfois le « tu » apparaît dans le texte et cela peut déconcerter quelque peu le lecteur mais le message passe et c'est l'essentiel..

    L'ouvrier fait part de son expérience, de ses mains caleuses, des coups qu'il a portés et reçus, de la sueur et de la douleur, parle de son métier avec passion mais, inévitablement, les choses ont changé et il a basculé dans les débordements inspirés par la politique et les luttes sociales. Cette atmosphère, justifiée par la légitime amélioration de sa condition, l'ont rapidement conduit à des actes en marge de la légalité qu'en d'autres temps on réprouverait mais qui, compte tenu des circonstances, ont trouvé leur justification dans une nécessité incontournable. Ce furent des délits et même des crimes de sang parce que c'était dans l'ordre des choses et qu'on justifiait volontiers toute cette violence par l'instauration d'une nouvelle justice, d'un nécessaire changement dans la société, d'une mission à laquelle on ne peut se dérober. Il a épousé cette cause avec bonne foi et conviction, a connu l'ivresse de la toute puissance face à une vie sans défense, mais son courage a été trahi parce que c'est humain et inévitable. Il est rentré dans le rang, a repris son travail sans renier ses aspirations, ce qui a fait de lui un révolté définitif.

    Pour le prédicateur c'est autre chose, c'est sa voix que d'emblée il remarque, même enfant. Je dois dire que, ma jeunesse s'étant passée dans la fragrance de l'encens et la fumée des cierges, j'ai toujours été fasciné par la voix des prédicateurs, la modulation de leurs phrases dont les sons retombaient des voûtes où ils s'étaient élevés. Le narrateur décrit cette vocation religieuse aussi mystérieuse que prégnante et cette volonté de devenir un humble missionnaire d'Afrique et leur amitié est ici soulignée et affermie à travers l'étude des Écritures. C'est sans doute la le côté mystique de De Luca, lecteur et traducteur de la Bible. Il y ajoute la poésie du désert et des tropiques mais le discours est apaisé, fraternel. Il parle avec passion et émotion de cet appel religieux et j'y ai vu des accents personnels. Là aussi il est question de sueur, mais elle a une autre odeur, une autre acidité, même si c'est toujours l'effort qui la génère. Le missionnaire parle de sa tâche ingrate et solitaire et des résultats parfois décevant de toutes années passées au soleil de l'Afrique, une sorte de constat d'échec, le côté aigre de cet arc en ciel originel. La voix se fait prosélyte malgré cette vie transitoire au service des autres, animée par la charité. Puis la page se tourne, la dernière, loin de la réussite sociale, dans la poussière et les sanglots.

    Pour le dernier ami, c'est un peu différent. Il tranche sur les autres par son physique, son mode d'être, ses habitudes. Le narrateur se lance dans un panégyrique de ce jeune homme plus beau, plus charmeur que les autres garçons de son âge et qui le sait, de ceux qu'on admire pour ce qu'il sont et qu'on n'est pas. Il ne manque rien, Vespa, sérénade au clair de lune et jeunes filles enamourées et lui « le donnaiollo » (comme disent nos amis Italiens) qui allait de femme en femme sans vouloir s’attarder, parce que s’attarder c'est posséder, entre modestie savamment feinte et assurance que sans lui rien n'est possible. C'est un registre différent mais l'admiration du personnage principal qui ne lui ressemble en rien n'en est pas moins grande, pourtant, on sent la vanité de tout cela. Le narrateur à la fin reprend la parole et tout semble s'effondrer autour de lui, à l'image de sa maison de vieillit et des visites qui se font rares, l'image du temps qui passe et de la vie qui s'en va.

    Il y a plus qu'une amitié de façade, presque une connivence puisque le personnage principal a suivi au moins un peu du parcours de ses hôtes. Ce sont donc trois itinéraires qui peuvent sans doute se résumer à un seul, celui de De Luca lui-même qui prête ainsi quelques tranches de sa vie à d'autres visages. Le livre refermé, j'ai apprécié le style poétique de De Luca qui est sa signature, mais il y a autre chose qui tient à la fonction de l'écriture. On peut rendre compte d'un témoignage, être son propre scribe, mais ici j'ai plutôt l'impression qu'à partir de faits plus ou moins réels, peut-être puisés dans sa vie et ses souvenirs, l'auteur pousse son raisonnement et peut-être son fantasme à l’extrême, et les maquille avec de la fiction. Reste le titre. L'acide, ou plus exactement le mots italien « aceto »(vinaigre)traduit sans doute l'amertume, la désespérance, face aux choses établies et qui ne changeront pas, quoiqu'on fasse ; l'arc en ciel symbolise le but à atteindre, bien souvent inaccessible, même si la légende veut qu'à chacune de ses extrémités se cache un trésor ! Ce sont deux mots d'un improbable dictionnaire bilingue que l'auteur a gravé dans sa mémoire, des sons de cette belle langue italienne si chantante.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Essais de réponse

    La Feuille Volante n° 1237

    Essais de réponse – Erri de Luca – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    C'est un livre assez singulier que celui-ci puisque, à l'origine il retrace des entretiens dont on aurait gommé les questions en y substituant certains passages de ses livres, pour ne retenir que les réponses. Il retrace bien le parcours d'un créateur littéraire puisque que, d'emblée l'auteur parle de ces voix qu'entend l'écrivain et auxquelles il doit impérativement être attentif sous peine de ne plus rien écrire. Elles sont sans doute semblables à celles de la terre qu'il entendait dans la maison paternelle construite en pierre de lave à Naples. C'était aussi ces voix qui venaient du large, de ce désert africain qui lui parvenaient sur les épaules du vent de mer. Il ne doit pas se contenter de les écouter, le plus souvent dans la quiétude du soir, mais y ajoute aussi la sienne, avec sa sensibilité sa culture parce qu'il n'est pas un écrivain sans origine, sans terre : pour lui c'est Naples. Il y naît par hasard, sans qu'il lui soit évidemment possible de choisir, mais il s'approprie cette ville meurtrie par la guerre qui est celle de son enfance, tout comme il prend possession aussi cette île d'Ischia toute proche, symbole pour lui de liberté et de vacances, adopte le mystérieux et chantant dialecte napolitaine.

    Naître dans un port est toujours pour un écrivain, une invitation au voyage, au départ. Tous ne prennent pas la mer mais dans son sang coule un peu de son écume et le ressac gronde en lui qui lui inspire la révolte. Pour un italien, héritier des Romains qui se sont approprié la Méditerranée, il ne peut passer à côté de tous ceux qui l'ont célébrée et ne peut rester muet face au large, au vent et aux vagues. Même s'il y a du Kerouac, en lui, l'abandon de ses études, de sa famille et de cette ville, pour un destin de simple ouvrier, de travailleur manuel, révèle cette révolte intérieure, cette volonté de voir autre chose, au rythme de la liberté, des luttes sociales, de la rencontre avec les hommes démunis et meurtris par la guerre. Il admet « une dette de reconnaissance » vis à vis de tous ceux qui se sont révoltés à un moment de leur vie. Il a été chauffeur de camions à Mostar du temps de la guerre en ex-Yougoslavie et dans cette fonction humanitaire il a vu des gens mourir de faim et mourir pour un simple morceau de pain. On sent qu'il porte sur l'humanité un regard triste de témoin impuissant face à la détresse, à la violence et à la guerre.

    Être écrivain c'est aussi avoir la modestie de lire les auteurs, de se nourrir de leur culture, de leur talent, de leur inspiration. Pour lui la bibliothèque paternelle, bâtie par quelqu'un qui était curieux de tout, a été une fenêtre sur le monde, une extraordinaire invitation à la connaissance. L'envie d'écrire, comme une nécessité, comme un automatisme qu'on porte en soi et qui se révèle, est née de cette enfance solitaire. Plus tard la patience ( il parle de « l'infinie patience d'une feuille de papier »), la chance aussi, ont favorisé ce talent et l'ont développé mais ce que je retiens plus volontiers c'est cette humilité, cette volonté de ne pas se draper dans la superbe de celui qui est différent des autres, de l'intellectuel, mais de reconnaître que l'inspiration est étrangère à sa personne, ce qui fait de lui, de son propre aveu, non un véritable écrivain mais un simple rédacteur. Quand Rimbaud proclamait « Je est un autre » il ne disait pas autre chose. Certes ce qu'il écrit lui appartient et il l'assume peut-être parce ce qu'il dit a longuement mûri en lui et sort à un moment précis à cause d'un événement, d'un souvenir ou d'une volonté de faire revivre l'ombre d'une personne disparue. Un écrivain raconte une histoire mais de Luca note pertinemment qu'elle ne lui appartient pas tout à fait puisque elle ne prend tout son sens que lorsqu'un lecteur se l'approprie. C'est une question de respect envers celui sans qui l'écrivain ne serait rien.

    Cet itinéraire intime face à l'expérience l'amène à rendre hommage à sa langue maternelle dans laquelle il s'exprime, avec une prédilection pour la parole écrite ce qui l'amène presque naturellement à étudier et traduire la Bible parce qu'une telle lecture est « émotion ». Sa démarche personnelle de vie ne serait pas complète sans une mention particulière à la montagne qu'il escalade comme il mènerait une quête personnelle. Elle a pour lui un langage de silence et entame avec lui un dialogue minéral. Elle fait désormais partie de sa vie au même titre que l'écriture qu'elle nourrit.

     

    C'est un livre mince (76 pages) mais érudit et dense dans son écriture. J'y ai retrouvé comme à chaque fois ce style poétique plein d'images. Bien sûr il parle de lui, de son parcours qui n'est pas celui d'un homme de Lettres traditionnel mais qui, à mes yeux, est authentique ;

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La nature exposée

    La Feuille Volante n° 1236

    La nature exposée – Erri de Luca – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Le livre refermé, je suis assez interrogatif sur cette histoire qui en fait en comporte plusieurs. On met en scène un narrateur qui a été mineur, qui est actuellement alpiniste et sculpteur. Il vit dans un petit village de montagne où il aide ceux qui veulent passer la frontière mais le fait bénévolement, ce qui attire l'attention des médias et, pour rester lui-même, il déménage et s'installe au bord de la mer. On lui propose de restaurer un christ grandeur nature, à l'origine sculpté nu, parce que c'était l'usage chez les Romains pour une ultime humiliation du condamné, mais l’Église avait demandé d'ajouter un pagne pour cacher « la nature » du crucifié, même s'il est évident que, le travail de reconstitution effectué, tous les regards convergeront sur cet endroit. Pour lui qui n'est qu'un artisan, c'est comme un hommage à celui qui a signé cet authentique chef-d’œuvre digne de la Renaissance. C'est que le travail est délicat, non seulement il faut précautionneusement ôter ce qui a été ajouté sans détériorer le corps du Christ, mais surtout il doit reconstituer le sexe en lui imprimant une érection qui est l'ultime signe de la vie face à la mort. C'est non seulement pour lui l'occasion d'étudier l'anatomie du corps humain, la tension des muscles, le frissonnement de la peau et les vaisseaux sanguins apparents au moment de la crucifixion, mais aussi d'accompagner cette étude de méditations sur les textes sacrés, l’Évangile et la Bible, de revisiter les mythes religieux et de rencontrer un rabbin, un curé et un lecteur du Coran. Il y a cette histoire certes originale mais qui est l'occasion d'une démarche religieuse pour le narrateur, la circoncision qu'il adopte pour s'identifier au personnage, la fusion du sang de Saint Janvier, rapproché de la lave que pourrait un jour vomir le Vésuve, la statue du saint patron de Naples qu'il visite également, comme un exorcisme contre les fureurs du volcan. Ce texte recèle sa part de mystères dans les inscriptions qu'ils trouve sur la statue et qui ont une dimension hébraïque. C'est aussi une sorte de combat contre lui-même avec le souvenir de son frère jumeau mort longtemps avant lui et qu'il fait revivre par la pensée dans une sorte de compagnonnage. Je ne sais si j'ai bien compris, mais j'ai vu une allégorie littéraire, celle de la création artistique en général, dans le refus de la statue de se laisser greffer cette nouvelle « nature ». Il faut, pour qu'elle l'accepte, que le narrateur fasse preuve de simplicité naturelle qui était la sienne auparavant. Écrire c'est aussi respecter cet état d'humilité face au néant de la feuille blanche. Est ce à dire que la nudité que finalement il adopte, la même que celle de la statue, lui confère cet état ? Et un écrivain est aussi un « passeur », comme le narrateur.

    Il y a aussi une histoire d'amour et on peut penser qu'elle est inévitable dans un roman. Il semble que son aura l'ayant précédé, le narrateur expérimente sans le vouloir le principe de séduction qui fait qu'un homme tranche sur ses contemporains, pas vraiment différent mais pas vraiment semblable et attire l'attention des femmes. Celle qui s'attache à ses pas le fait d'une manière inattendue. C'est, vers la fin, une sorte d'énigme quasi-policière qui vient se greffer sur l'intrigue principale, une passade entrecoupée d'absences et qui se terminera dans la montagne et dans la solitude, avec la mort d'un homme inconnu, faisant jaillir une foule de questions. Doit-on y voir une allégorie opposant la vie d'un amour de chair à celui d'un amour divin? Doit-on voir la montagne comme un symbole de la mort solitaire, celle de cet homme inconnu, comme celle du sculpteur du christ nu, le thème du voyage étant lui-même très présent à travers le personnage du narrateur et de la femme.

     

    J'ai retrouvé avec le même plaisir la fluidité du style poétique et dépouillé de de Luca, cette sorte de façon d'écrire qui transporte son lecteur dans un univers particulier, à la fois connu et inconnu.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le plus et le moins

    La Feuille Volante n° 1113

    Le plus et le moins Erri de Luca - Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Ce sont quarante courts textes que l'écrivain italien choisit d'offrir à la lecture. Ils évoquent des épisodes de sa vie, de son parcours assez atypique d'homme, d'ouvrier et d'écrivain. Cette empreinte autobiographique est rare dans l’œuvre de Luca, plus nettement marquée par le récit romancé. Né à Naples dans une famille modeste, il devient ouvrier maçon, conducteur de camions, travaille sur les chantiers, dans la mine puis en usine ce qui le mène, comme beaucoup d'Italiens, vers Turin et vers la France. Il nous confie ce que fut son éveil à l'écriture, dès l'école primaire et cette « révélation , comme « un champ ouvert, une issue ». Cet épisode de son enfance marque cependant une étape décisive dans sa vie ; face à l'attitude dubitative du maître d'école devant son récit pourtant personnel, le petit garçon qu'il était alors choisit d'entrer en résistance contre le pouvoir dominateur de cet instituteur. La résistance au pouvoir, notamment par l'écriture, sera un des piliers de sa vie et on se souvient qu'en 2013 il appela à la révolte contre un projet ferroviaire franco-italien, acceptant par avance l'incarcération au nom de la liberté d'expression et du devoir d'opposition à un projet qu'il jugeait inutile et dangereux [il fut relaxé]. Il s'insurge contre les bombardements qui tuent des civils, que ce soit en Espagne, pendant la guerre civile à Guernica, à Naples pendant la deuxième guerre mondiale où la voix des femmes en garde la mémoire ou à Belgrade à la fin du XX°siècle. Plus tard, cet autodidacte authentique se singularisera en préférant la lecture dont le goût lui a été légué par son père, et grâce à son de son errance au gré du travail, il engrangera des souvenirs personnels qui nourriront son œuvre. L'écriture accompagnera ses pas et fera de lui le témoin de ses expériences personnelles, familiales et professionnelles, des visions fugitives d'une maison qu'on détruit dans son quartier napolitain ou des figures plus marquante d'un ouvrier ou la vision fugitive d'un chien . A titre personnel, il marque son attachement à la nature au travail , avec toujours, dans son sac de modeste salarié, un livre. Il dit en effet, tout le bien qu'il pense de la lecture, celle de l’œuvre des autres qui l'a ouvert à la littérature et a suscité et entretenu sa propre création, évoque Louis-Ferdinand Céline, parle de la Bible qu'il lit en hébreu, des chansons de Bob Dylan, des montages que maintenant il escalade, de tout ce qui a construit sa vie pêle-mêle, sa famille, son enfance napolitaine, la mer Méditerranée, ses combats pour l'égalité, la liberté et la fraternité entre les hommes, pour la dignité des ouvriers et du travail ingrat et dangereux qui réunit des étrangers sans distinction de race ni de religion. Il fait aussi l'éloge des bistrots qui, en Italie comme en France sont le lieu géométrique des plaintes, des larmes et de cette volonté toujours avortée de refaire le monde, accoudé à un comptoir. Il y a dans ses apprentissages des présences féminines, mais elles me paraissent sobres, timides, éphémères quand tant d'autres écrivains font étalage de leurs succès, d'autant plus volontiers qu’ils les puisent souvent dans leur imagination et dans leurs fantasmes beaucoup plus que dans leurs expériences. L'écriture est heureusement là pour pallier pas mal d'échecs !Il est difficile à De Luca qui fut un travailleur manuel de passer sous silence sa révolte contre toutes les injustices, les exclusions, les hiérarchies, sa satisfaction de voir une jeunesse américaine s'être dressée contre la guerre du Vietnam au nom de la liberté, l'égalité, la fraternité dont il puise les sources autant dans les chansons de Dylan que dans les romans de Kerouac.

    Comme toujours son écriture est poétique (je n'oublierai pas non plus la traductrice). Il parle de lui, comme tous les écrivains mais le fait à travers les histoires des autres qu'il s'approprie. Dans ce recueil de textes qui ne sont pas des nouvelles mais des évocations de son parcours personnel, j'ai choisi de voir un univers douloureux comme le sont généralement les livres. Il me semble fait de solitude, de regrets, de remords et d'une certaine nostalgie née de la fuite du temps ;

    © Hervé GAUTIER – Février 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Et il dit

    La Feuille Volante n°1051– Juin 2016

    Et il dit – Erri de Luca – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    En principe j'aime bien les romans d'Erri de Luca, cette chronique s'en est souvent fait l'écho, et lire un de ses livres est toujours pour moi un plaisir. Pourtant j'ai lu ce texte comme une fable : l'histoire de ce guide de montagne qu'on retrouve épuisé après une course solitaire s'y prête particulièrement. L'auteur lui-même est un montagnard aguerri et le spectacle des hauteurs ne pouvait le laisser indifférent.   Dans ce décor on est forcément transcendé par ce qu'on voit, par la solitude, le danger, la nature potentiellement hostile qu'il faut regarder avec un œil attentif parce que la vie en dépend. On est attiré par le sommet autant que par le vide, on est amené à se surpasser soi-même pour une conquête gratuite, personnelle, anonyme. Ici, j'ai retrouvé avec bonheur le souffle poétique de son style, l'art des images, la beauté des paysages qu'il connaît bien et qu'il fait si heureusement partager à son lecteur… L'homme qu'on vient de retrouver est à demi mort, épuisé, terrassé par la fatigue et la faim, comme dans un état second. C'est un peu comme s'il revenait d'une autre planète, un miraculé, sauvé seulement par l'eau des nuages, un peu comme s'il était devenu un autre, que ce voyage avait quelque chose d'initiatique, l'avait transformé. Face à ses interrogations sur lui-même, sur son identité, son frère aîné est là pour l'inviter à reprendre pied dans le monde ordinaire des terriens. Il fait appel à sa mémoire individuelle, celle de leur enfance commune, du quotidien. C'est un peu comme si cet homme qui a tutoyé le sommet et qui a failli laisser sa vie dans cette entreprise, ressuscitait, connaissait une seconde naissance [la symbolique de la tente qui le protège, associée à l'image de la femme souligne cette idée] et il parle. Dès lors, la longue errance de cet alpiniste courageux et peut-être inconscient évoque celle du peuple d’Israël fuyant l’Égypte et la paroi montagneuse lui rappelle le message divin qui, dans le Sinaï, grava la loi de Yahweh.

    Les montagne ont toujours eu pour les hommes un caractère sacré et, dans cet univers minéral, sauvage, dépouillé, un être humain ne peut ressentir qu'une grande fragilité, qu'une grande humilité. De Luca connaît bien cette impression mais il est aussi un mystique, traducteur de la Bible et grand connaisseur de la religion juive. Il est donc normal que cet environnement lui rappelle le « Mont Nebo » d'où, selon la tradition hébraïque, Moïse qui n'a pas été autorisé par Dieu a fouler la Terre Promise a cependant pu l'apercevoir avant sa mort.

    L'homme reprend vie peu à peu, mais en même temps, entre dans une autre dimension, il devient une sorte de truchement divin, refait l'histoire du peuple d’Israël. Dès lors le texte prend une dimension biblique symbolique, revisite l'histoire de la délivrance du peuple d'Israël d’Égypte, sa pérégrination dans le désert en passant par le mont Sinaï jusqu'à la terre qui devait les accueillir, fait un parallèle entre l'eau salvatrice et la parole divine [« "Ils apprirent au pied du Sinaï que l’écoute est une citerne dans laquelle se déverse une eau de ciel, de paroles scandées à gouttes de syllabes." ], évoque la faute de la femme au jardin d'Eden, la malédiction qui pèsera sur elle pour la suite, l'expulsion d'Adam et d'Eve, leur destiné et leur descendance. Il réhabilite la femme, rappelle son rôle créateur de la vie, refuse de voir, comme le feront les religions par la suite, une condamnation à souffrir dans les douleurs de l’accouchement. Bien au contraire, il voit les femmes comme l'avenir de l'homme, comme le dira plus tard le poète, puisque la vie ne peut procéder que d'elles et qu’ainsi elles sont garantes de la pérennité du peuple d’Israël et donc de sa prospérité. Il rappelle que l'avenir de l'humanité réside dans l'amour, même s'il prend la forme d'un rapprochement charnel entre les hommes et les femmes. C'est bien en traducteur, en linguiste et même en exégète qu'il repense la Bible, commente le Décalogue... Il énumère les interdits édictés par Dieu au peuple élu, propose ses gloses, disserte sur ce qui est proscrit et sur ce qui est toléré, notant au passage les contradictions, souhaitant peut-être dans une sorte de bienveillante utopie que l'humanité s'inspire de ces commandements pour, dans une nouvelle morale universelle, devenir meilleure. Il assigne à ses paroles divines un effet miraculeux et les hommes font prévaloir l'amour qui guide leurs pas et inspire leurs actions mais n'oublie pas le destin des Juifs qui est d'errer par le monde, d'être sans cesse expulsés, victimes des pogroms et le la Shoah.

     

    Si j'ai goûté la style de l’auteur, sa poésie et la puissance de son verbe, je n'ai en revanche que très peu apprécié son message religieux même si je comprends qu'on puisse profiter de sa notoriété pour faire du prosélytisme. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose, à côté du message idéaliste porté par l'auteur et qui l'honore, mais ce livre me laisse quelque peu dubitatif au regard de la réalité de l'humanité.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • HISTOIRE D'IRENE

    N°951– Août 2015

     

    HISTOIRE D'IRENE – Erri de Luca- Gallimard

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Aborder un récit d'Erri de Luca, peut-être plus chez lui que chez un autre écrivain, est une invitation à le suivre. Eh bien, même si j'ai eu un peu de mal au début, je l'ai suivi dans cette fable. Après tout, croire à autre chose qu'à ce que le quotidien met sous nos yeux n'a rien d'extraordinaire et je viens d'apprendre qu'en Islande il se trouve des gens, et même des plus sérieux, pour croire à l'existence des elfes, ces êtres légendaires appartenant à un peuple caché mais qui les côtoient chaque jour. Après tout l'auteur situe son action en Grèce, pays de mythologie. Qui est donc cette Irène, abandonnée sur une plage et qui ne se sent bien que dans la mer où elle nage, la nuit, avec les dauphins. Ils sont ses amis et elle rompt des filets de pêcheurs pour les sauver et les nourrir. On dit même que l'enfant qu'elle porte a été conçu par l'un d'eux. A terre, elle n'est qu'une paria, chassée de chez le pope dès qu'elle a eu ses règles, mais mal lui en a pris, l'homme d'église est mort dans l'incendie de sa maison. On la dit sourde et muette parce qu'elle ne parle pas aux autres habitants, on se perd en conjectures sur la paternité de son enfant et bien sûr, puisqu'elle ne vit pas comme les autres, on l'ignore et surtout on s'en méfie. Elle donne cet enfant à la mer et son histoire au vieil homme qui, en retour lui prête une suite à la fois tragique et merveilleuse, celle de Jonas qui affronte le tempête, est avalé par une baleine grâce à laquelle il renaît. Mais elle ne peut rester sur terre où elle n'a pas sa place. L'auteur lui, Napolitain et déjà âgé l'écoute et lui raconte sa propre histoire qui est un peu étrange et cela les aide à se comprendre. C'est un vieux solitaire, un peu ermite qui aime la montagne qui, comme la mer, le rapproche de Dieu. Il lui propose de partir dans un endroit du globe où parait-il les dauphins meurent de vieillesse, l'invite à une vie différente parmi le humains à Naples, lui propose de troquer le microcosme de cette île grecque pour une vie de femme normale, mais elle lui préfère autre chose, un autre univers.

     

    Certes, de Luca parle de lui, de sa vie, de la Bible qu'il étudie avec passion et méditation, de la mythologie qui éloigne son lecteur de la réalité. Après tout ce que nous réserve le quotidien n'est guère passionnant et surtout si nous voulons bien le voir ainsi, nous écarte et même nous dégoûte de cette espèce humaine à laquelle, pourtant, nous appartenons tous.

    Les deux autres récits sont plus terre à terre, évoquent son histoire familiale, la guerre, la pauvreté...

     

    Alors, cette Irène, une petite sirène, pourquoi pas après tout et même si tout cela n'est pas sérieux, finalement je m'en fous. Ce sont quelques pas dans le merveilleux, dans un domaine de moins en moins exploré mais j'ai décidé de suivre ce conteur d'exception. Ses termes sont poétiques, son écriture fluide, servie par une traduction fidèle et comme toujours et c'est un plaisir de lire cette prose qui personnellement me transporte dans un ailleurs bienvenu. Même si tout cela a pour toile de fond l'eau qui donne la vie, j'y ai quand vu un rappel de la condition humaine avec son cortège de guerres, de souffrances, d'intolérance, cette vérité incontournable que nous ne sommes qu'usufruitiers de notre propre vie qui se terminera par la mort. Alors, le temps d'un récit, croire à autre chose, je veux bien, d’autant que le quotidien ne va pas tarder à me rattraper sous forme d'actualités violentes, de politique politicarde, de scandales, de massacres, de ces petits arrangements avec la vie, la légalité et le fameux « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles et que nos dirigeants, toujours aussi hypocrites mais faussement moralisateurs, se posent en donneurs de leçons. De Luca choisit de voir les choses à travers le prisme du merveilleux, pourquoi pas et pourquoi pas le suivre dans sa démarche ?

     

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • SUR LA TRACE DE NIVES

    N°867– Février 2015

    SUR LA TRACE DE NIVES – Erri de Luca - Folio.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Nives, c'est Nives Meroi, alpiniste italienne née en 1961 qui s'est rendue célèbre avec l’ascension de l'Everest en 2007 en étant la première femme à avoir conquis 10 sommets de plus de 8 000 mètres. Accrochés à la montagne, au cours d'un bivouac, un dialogue s'engage entre elle et de Luca. Cela nous donne, au hasard de la conversation où se mêle les souvenirs de l'auteur, une évocation du vent, présenté comme une personne, des sherpas oubliés de l'Himalaya qui usent leur vie de misère à aider les occidentaux, plus riches qu'ils ne le seront jamais à escalader la montagne. Face à la nature sauvage et grandiose des cimes, c'est le sentiment d'humilité qui l'emporte, avec la fatigue, le manque d’oxygène, la mort qui veille, observe l'alpiniste en profitant de ses moindres faux-pas. L'orage prend ici des dimensions dantesques dans le vide des ravins et lui rappelle les bombardements de Belgrade où Erri s'est installé volontairement pendant la guerre de Yougoslavie pour être du côté des assiégés. Les cimes qui rapprochent l'homme de Dieu favorisent la réflexion et ce sont des versets de la Bible dont il est un lecteur et un traducteur attentif qui lui reviennent autant que les inévitables considérations sur « la conquête de l'inutile » qui permet surtout de se retrouver soi-même, de faire le point sur son existence, loin de la recherche du succès. L'ascension et la descente d'une montagne s’apparentent à un travail de Pénélope qui fait et défait son ouvrage. C'est un acte éminemment solitaire, de confrontation avec la difficulté et l'inconnu qui le renvoie à son travail d'écriture pour l’inspiration et la page blanche devant laquelle il est assis.

    Les éléments, leur force, sont le miroir de la fragilité de l'être humain face à une vie dont nous ne sommes que les pauvres usufruitiers. La nature peut à tout moment précipiter l'alpiniste dans l'abîme, se venger de le voir ainsi fouler et violer son territoire. Le fait pour l'homme de savoir que son existence est à ce point dérisoire, qu'elle ne tient que du hasard et sûrement du miracle le ramène à une vision plus pragmatique des choses et du rapport aux autres. Dès lors, le respect du prochain, le geste naturel d'entraide et de solidarité, l'attention et l'amour qu’on lui porte prennent une dimension plus humaniste, plus humaine. Les pages sur la complicité, la passion qui unissent Nives et Romero, son époux, sont une véritable énergie pour elle et un rempart contre sa fragilité. Leur attachement commun et quasi amoureux à la montagne est révélatrice de cette démarche à la fois rare et exceptionnelle. Les mots, poétiques et d'une belle résonance minérale, comme sait les faire chanter l'auteur surtout quand il évoque les cimes et des abîmes, donnent ici à ce livre une vraie dimension d'invitation au respect de la nature, création divine qui est notre patrimoine commun, imprescriptible et inaliénable, la préoccupation constante de ne rien laisser derrière soi qui puisse la salir, la polluer.

    Ce texte rend hommage à cette femme face à ce milieu très masculin voire machiste de l'alpinisme. J'y vois personnellement une véritable reconnaissance à la fois de la fragilité et de la volonté de marquer son temps, son passage sur terre, sa « trace », simplement en y faisant ce qu'on aime, parce que c’est pour cela qu'on est ici, mais aussi dans le respect de l'autre. J'ai aimé ce livre qui n'est pas un roman mais un long dialogue dont la montagne mais aussi la vie révolutionnaire et engagée de l'auteur, ne sont que le prétexte. Mises à part des anecdotes d'ascension qui me laisse un peu indifférent(je ne suis qu'un homme de la plaine et du littoral), ce fut un bon moment de lecture à cause de la limpidité poétique de son écriture.

    L'ai-je déjà dit dans cette chronique, la démarche d'écriture et de création d'Erri de Luca, son parcours personnel altruiste et ouvrier qui sous-tend sa création littéraire exceptionnelle mériterait bien une distinction moins confidentielle que celles obtenues jusqu'ici.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE POIDS DU PAPILLON

    N°816 – Octobre 2014.

    LE POIDS DU PAPILLON Erri de LucaGallimard - Feltrinelli.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Ce sont deux récits somptueux, lus alternativement en français et en italien pour la beauté et la musicalité de ces deux langues cousines. Ils ont la montagne italienne pour cadre et la poésie pour souffle, l'un est dédié au duel entre un vieux braconnier et un chamois-roi de sa harde, l'autre à la complicité entre un narrateur et un pin des Alpes.

    L'animal est puissant, majestueux, d'une taille au-dessus de la moyenne. Il a engendré une nombreuse descendance mais pour lui, il le sait, la fin est proche et nécessaire parce qu'il sera obligatoirement et rapidement détrôné par un plus jeune. Telle est la loi de cette vie du troupeau sur lequel il règne en maître depuis si longtemps. Il viendra donc au-devant du chasseur qui l'abattra d'une seule balle sans qu'il ressente la moindre souffrance. L'homme solitaire qui gîte dans la montagne après une jeunesse révolutionnaire déçue, l'a poursuivi toute sa vie, en vain ! Il y a en lui un peu du capitaine Achab pourchassant Moby Dick, la baleine blanche et du « Vieil homme et la mer » dans ce combat qui l'oppose à l'animal, face à la nature. Mais aujourd'hui, c'en est fini de ces défis, de ces traques silencieuses et patientes entre deux rois qui partagent le même territoire, la même liberté, la même connaissance du terrain mais pas le même but. Le braconnier reste un homme incapable sans doute de s'attacher, qui n'est pas insensible aux yeux d'une femme mais s'en méfie. L'évocation de leur rencontre dans un café de la vallée a quelque chose de poétiquement sensuel. Il veut poursuivre son parcours terrestre mais maintenant le temps lui est compté parce que la vieillesse l'assaille, ce sera son dernier coup de fusil. Par respect pour cet animal fabuleux, il n'en tirera aucun profit. Il y a une sorte de communauté d'état entre eux, le silence, une solidarité, une attirance commune pour la solitude, une prise de conscience de la fuite du temps, un certain détachement pour les choses, mais cet instant de rencontre est le plus fort qui décidera de la suite.

    Les ailes blanches et fragiles d'un papillon viennent donner au récit, dans un écrin de silence, ce qu'il faut de légèreté et de tragique comme la vie elle-même. Elles sont comme une couronne sur la tête de ce chamois-roi, elles s'opposent aux ailes noires des aigles, des rapaces qui volent haut, se nourrissent des dépouilles des animaux qu'ils tuent.

    Erri de Luca s'affirme comme un sublime conteur. Le texte est initiatique et sa beauté est rude, comme la montagne. L'auteur est aussi un familier des cimes et des parois rocheuses et sait rendre pour son lecteur l’atmosphère du lieu, la faune comme la flore, sait lire dans les odeurs, dans les traces, dans la course des saisons, anticiper l'orage …

    Il est aussi un attentif lecteur de la Bible qui émaille son récit de références religieuses, il y a cet amour de la nature, un peu comme si l'homme partageait avec le chamois et l'arbre cette forme de vie, véritable cadeau de Dieu. La symbolique du ciel religieux et des cimes est très forte comme l'est aussi celle de la foudre qui épargne l'arbre accroché au rocher. La solitude qui fait partie de la condition humaine est ici soulignée par le sublime décor de la montagne. L'homme et le chamois connaîtront aussi la mort qui est l'ultime étape de la vie, mais l'arbre, avant d’être cendre sera bateau guitare ou sculpture...

    C'est un recueil de nouvelles plus bouleversant peut-être que les autres écrits d'Erri de Luca.

    ©Hervé GAUTIER – Octobre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE TORT DU SOLDAT

    N°767 – Juillet 2014.

    LE TORT DU SOLDAT – Erri De Luca - Gallimard.

    Le narrateur se voit confier la traduction en italien de l’œuvre d'un écrivain juif inconnu en Italie. Il explique pourquoi le yiddish est une langue riche et l'attachement qui est le sien à sa littérature. Il parle d'une rencontre fortuite dans un restaurant des Dolomites avec un vieil homme et une jeune femme. Pour lui les livres ont peuplé son enfance et chacun était pour lui une fenêtre sur le monde. Plus tard l'extermination des Juifs par les nazis l'a bouleversé, il a visité certains camps pour s’imprégner de la souffrance et de la mort injustes de ces gens, a évoqué leur résistance héroïque dans le ghetto de Varsovie, les grandes figures qui l'inspirèrent et les écrivains survivants qui en portèrent témoignage.

    Puis vient le récit plein de bon sens et parfois de naïveté de la jeune femme qui était en compagnie de l'homme à côté de la table du narrateur. Elle est allemande et l'homme qui l'accompagne est son père, un ancien tortionnaire nazi dont le seul tort, de son point de vue, est d'avoir été vaincu. Elle narre son histoire personnelle où ses parents lui ont sciemment caché la vérité, son père changeant de nom et de visage et se cachant sous le masque d'un aïeul pour ne pas avoir à lui avouer qu'ils était un criminel recherché. C'est le départ de sa mère qui provoque cette révélation et elle cherche à comprendre ce père qui campe toujours sur les certitudes de l’idéologie nazie. Il y a une sorte de complicité du silence entre elle et ce vieil homme qui finit par s'intéresser aux subtilités de la kabbale, aux mystères de l'alphabet et de la grammaire hébraïque et même y puiser les raisons de l'échec d'Hitler. Pourtant il est fier de ce qu'il a fait, redoute un éventuel procès et sa sentence et n'entend même pas se justifier en se cachant derrière les ordres reçus, sa seule faute ayant été la défaite de l'Allemagne. Dans son attitude il y a une sorte de défi. Il craint d'être pris puisqu'il est inscrit sur la liste des criminels recherchés, mais il quitte l'Amérique du Sud où il s'était réfugié, rejoint sa ville de Vienne et accepte pendant de nombreuses années un poste de facteur qui, dans sa tournée, a de centre Simon Wiesenthal ! Pourtant la compréhension de sa fille ne va pas jusqu'à porter le vrai nom de son père et elle se fait même stérilisée pour ne pas avoir d'enfant et ainsi ne pas transmettre les gènes de son père.

    Ce récit évoque la rencontre avec le narrateur dans cette auberge des Dolomites et le vieil homme se croit découvert à cause des caractères yiddish des documents que le narrateur est en train de traduire à la table voisine. Pire peut-être, le côté paranoïaque qu'il a développé pendant toutes ces années de cavale reprend le dessus et il voit là un avertissement prélude à son arrestation puis à son exécution alors que, pour sa fille, l'image du narrateur lui évoque un agréable souvenir d'enfance. Ce quiproquo le délivre de la vie en même temps que sa fille est sauvée in-extremis dans l'accident de leur voiture, libérant cette dernière du contrat tacite qui la liait à son père.

    Ce sont donc deux récits croisés offerts au lecteur avec une écriture simple, dépouillée et fluide, une évocation de l'angoisse de devoir, toute sa vie, supporter un mensonge pour la jeune femme et pour le vieil homme la certitude aveugle non seulement d'avoir fait son devoir en obéissant aux ordres mais, ce faisant, d'avoir bien agi.

    ©Hervé GAUTIER – Juillet 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX – Erri de Luca -

    N°651– Juin 2013.

    LES POISSONS NE FERMENT PAS LES YEUX – Erri de Luca - Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Dès l'abord, la quatrième de couverture a quelque chose d'attirant pour moi « A travers l'écriture, je m'approche de moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de 10 ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd'hui. ».

    Le narrateur passe donc ses étés, et spécialement celui de ses 10 ans, sur l'île d'Ischia en face de Naples avec sa mère. C'est un gamin qui est un peu taiseux [« "C'était ma spécialité rester silencieux" ], qui reste à l'écart des autres garçons de son âge, qui vit cette année avec des livres, la solitude de la nage, de la déambulation dans les ruelles du village, l'observation des gens et des choses, l'aide ponctuelle apportée à un pêcheur. Le monde des adultes le fascine et il croit le comprendre. Cette année sera aussi celle de la rencontre d'une fillette sur la plage, sans doute aussi solitaire et discrète que lui. Avec elle il engage la conversation parce qu'elle lui ressemble et ressent bien sûr les premiers frissons du désir. Elle incarne aussi la future femme, celle à qu'on aborde avec timidité parce qu'elle est vraiment différente des garçons que parfois elle regarde de haut. Lui est timide et tombe évidemment amoureux d'elle, n'a d'yeux que pour elle, lui obéit aveuglement. Tout cela n'est pas du goût des gamins de son âge qui le tabassent autant pour s'affirmer à leurs propres yeux que, peut-être pour prendre sa place auprès de la fille. Le plus étonnant est qu'il ne se défend pas, qu'il se laisse faire comme si les coups reçus dans ce contexte si particulier avaient valeur d’initiation [«  A dix ans, je croyais à la vérité des coups. L'irréparable me semblait utile. » ] Il accepte d'autant plus volontiers cette épreuve que, malgré son visage ensanglanté, il refuse de dénoncer ses agresseurs. Pendant ce temps, son amie, elle, conçoit un plan qui la révèle féminine dans sa soif de justice et d'équité. C'est par elle qu'il entrera dans ce monde des adultes.

    On pensera ce qu'on voudra de ce récit de sa vie. J'y vois volontiers la relation faite par l'adulte qu'il est devenu d'une période de sa vie où il a hâte de grandir, où il est pressé de se débarrasser de cette phase comme d'une mue devenue encombrante [« L'enfance se termine officiellement quand on ajoute un zéro aux années … mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l'intérieur et calme à l'extérieur."]. Pénétrer le monde des adultes à travers la violence, la soif de justice et l'amour, autant de pôles et de moments forts de leur vie qu'il voit encore de loin mais qu'il aspire à connaître le plus vite possible. Pourtant, il reste attaché à cette île, symbole de liberté et de beauté de la nature qui garde encore dans le repli des vagues et du sable des parcelles d'enfance. Cette année-là, il comprend le véritable sens du verbe « aimer », apprend d'elle le baiser pendant lequel il faut fermer les yeux et non les garder ouverts comme les poissons.

    Cinquante ans après, l'auteur devenu homme de lettres se souvient de l'année de ses 10 an avec émotion et nostalgie, accepte de la regarder en face comme, lorsqu'on est enfant, on cherche, presque par défit, à garder les yeux ouverts sous l'eau. Après viendront les épreuves inhérentes à ce monde des adultes tant convoité. Pour lui ce seront des dissensions avec sa famille, les douloureuses années d'après-guerre, le monde du travail et celui de l'engagement en politique, l'entrée en littérature. Cette année de ses dix ans, il la voit aujourd'hui non seulement comme une année de transition, mais peut-être comme une période un peu surréaliste pendant laquelle à la fois il hésite à sauter le pas, à envie de se laisser porter par les événements extérieurs, qu'ils soit violents ou au contraire pleins des frissons et des promesses du premier amour, une période comme suspendue dans le temps. Il n'a cependant pas retenu le nom de cette fillette qui lui a fait oublié l'enfance mais se souvient de son visage, de ses yeux. Ils l'ont durablement bouleversé. Il aurait pu lui donner un prénom inventé, l'imagination admet cet artifice, mais il préfère ce relatif anonymat, lui rendant hommage comme à un fantôme, choisissant de l'évoquer à la seule force des mots dans ce qu'elle a de plus fort dans son souvenir, la regardant les yeux grands ouverts.

    Ce texte, fort bien écrit et traduit m'a, comme toujours, laissé l'impression d'un bon moment poétique de lecture [«  Maintenant encore, dans les nuits allongées en plain air, je sens le poids de l'air dans ma respiration et une acupuncture d’étoiles sur ma peau »]. J'ai assez dit dans cette chronique tout le bien que je pensais le d'auteur pour ne pas changer d'avis. J'ai lu ce court texte avec plaisir, lentement, comme il convient à un roman autobiographique que De Luca aime offrir à son lecteur attentif devenu un peu son confident.

    © Hervé GAUTIER - Juin 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com









  • LE JOUR AVANT LE BONHEUR – Erri de LUCA

     

    N°509 – Mars 2011.

    LE JOUR AVANT LE BONHEUR – Erri de LUCA – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Tout commence par un match de foot improvisé dans une cour d'immeuble à Naples après la guerre, un ballon égaré sur le balcon du premier étage et un enfant qui le récupère. Le garçon découvre la phobie des fantômes, le mystère des cachettes et des trafics autant que la vision fugace d'une fille derrière la vitre du 3° étage, Anna. Il ne la reverra que quelques années plus tard !

    A l'occasion de l'épisode du ballon perdu, il découvre une cachette qui a servi à un juif pendant la deuxième guerre. Don Gaetano lui parle constamment de cette période, de l'histoire de cette ville... Il lui révèle le don qu'il a de deviner les pensées des gens qui l'entourent. Cela achève de faire de lui un personnage d'exception, capable d'accompagner l'accession de l'enfant vers l'âge adulte.

    Ce garçon, orphelin à la suite d'un drame sentimental, recueilli par une mère adoptive qu'il ne voit jamais, vit grâce à Don Gaetano, le concierge, homme simple et généreux qui se charge de lui. Il est son modèle. Il a quitté, il y a bien longtemps le séminaire pour l'amour d'une femme, s'est exilé en Argentine pour revenir à Naples. Ce garçon, qui est aussi le narrateur vit librement, attiré autant par la rue que par l'école et par les livres. Le soleil, le sang, la mer, sont le quotidien de ce décor. Là il apprend à lire à écrire, acquiert les rudiments d'un métier, rend des services et reçoit de Don Gaetano tout ce qu'un père peut donner à son fils, même s'il n'est pas le sien. Il favorise sa découverte du corps des femmes, le pousse vers cette veuve qui fera son éducation sexuelle. C'est aussi lui qui lui révèle le secret de sa filiation. Il était le fils de personne, il devient donc, grâce à lui « le fils de quelqu'un » !

     

    Quand Anna revient, des années après, Don Gaetano est encore là pour aider le garçon devenu adulte et l'incite à la rencontrer. Avec elle il connaîtra les émois, les tourments et les plaisirs de l'amour, le bonheur ! C'est un peu comme si, tout son parcours d'avant n'avait existé que pour cette rencontre. Il devra aussi affronter, dans une bagarre mortelle l'ami de cet Anna et c'est encore Don Gaetano qui fournira au garçon devenu un homme à la suite de cet épisode initiatique, l'opportunité d'une fuite vers l'Amérique du Sud et avec elle l'espoir d'une nouvelle vie...Là aussi le sang et le soleil servent de lien à ce passage.

     

    Je suis toujours étonné par la démarche d'écriture de De Luca. Le terme roman, c'est à dire fiction, ne s'applique peut-être pas exactement dans son cas tant il égrène ses souvenirs personnels de son enfance à Naples. C'est en fait une autre tranche de sa vie, de son enfance, qu'il nous offre dans cette ville d'exception qui a toujours fait rêver le monde entier [« Naples est une ville espagnole, elle se trouve en Italie par erreur »]. Il égrène les moments parcellaires de son histoire, la chaleur, les différents quartiers, le Vésuve, les détails du décor [« Le soleil tapait contre les vitres des derniers étages et faisait gicler des ricochets jusqu'à terre. Les vitres de Naples se passaient le soleil entre elles. »] et finalement lui donne le rôle de personnage principal. Il mêle à ce récit la marque d'une imagination féconde qui transporte le lecteur.

     

    Il ne manque jamais un détail, une évocation poétique : « C'était une journée pour les lézard sortis de dessous les pierres et qui se consolaient au soleil. Après les claques de la tramontane, le sirocco apportait ses caresses. ». Ce roman rappelle à bien des égards « Montedidio » (la Feuille volante n°456). Sa dimension initiatique, que la trajectoire hasardeuse d'un ballon de foot-ball provoque, passe ici aussi par une femme.

     

    J'aime décidément beaucoup la prose de De Luca, le décor qu'il plante, son style dépouillé, poétique et sa démarche d'écriture. C'est à la fois un enchantement et un dépaysement.

     

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

  • Le contraire de un – Erri de Luca

     

    N°460 - Octobre 2010

    Le contraire de un – Erri de Luca – Gallimard.

    Le titre de ce recueil de nouvelles est à la fois énigmatique et évident ainsi que le note la 4° de couverture « Deux n'est pas le double de un, de sa solitude. ».

    Un recueil comporte toujours une unité que recherche inconsciemment le lecteur. Ici, il présente deux parties et singulièrement c'est la deuxième, intitulée « Les coups des sens » et qui est la reprise d'un recueil publié quelques années plus tôt, où se justifie le plus ce titre. Ces courts textes qui évoquent effectivement les cinq sens sont, selon l'auteur, destinés à défaire «  le temps de quelques pages le nœud lâche et le nœud serré des récits sur l'aventure du deux, le contraire de un ». Ils se réfèrent principalement à des souvenirs de son enfance napolitaine, solitaire sans doute. Il confesse «  Je suis d'un siècle et d'une mer mineurs. Je suis né en leur milieu, à Naples en 1950 ». Plus loin de Luca confie à son lecteur «  Il a bien dû exister pour moi une heure où j'ai connu de quoi était fait l'envers des solitudes, le contraire de un » ou bien encore «  nous sommes deux, le contraire de un et de sa solitude suffisante ». Le ton est donc donné.

     

    Le recueil s'ouvre sur un poème à Mamm'Emilia (sa mère?). Il se poursuit par des textes où il est possible de lire la trace de son expérience militante, entre charges de police, gaz lacrymogènes et manifestations révolutionnaires, mais rapidement cette impression se dissipe et laisse place à une vision du monde différente, plus intime bien que fugace, comme en filigranes : « La jeune fille à la jupe bleue s'éloigna ce jour-là et qui sait qui a mérité de l'avoir entre ses bras ». Vient un autre texte, celui qui met en scène une femme qui attend son assassin sans le connaître qui aspire à la mort mais rejoint la vie grâce à une rencontre de hasard. Les femmes (ou les jeunes filles) comptent beaucoup dans l'œuvre de de Luca, elles accompagnent souvent un parcours intime d'adolescent puis plus tard d'adulte, parce qu'elles sont l'objet de fantasmes, soit parce qu'il en tombe amoureux et qu'elles font un petit bout de chemin avec lui, soit parce qu'elles sont une sorte d'ombre dans sa vie qu'elles ne font que traverser. Que se soit durablement ou non, elles suspendent pour lui le temps et font échec à sa solitude, sont effectivement le contraire de un.

     

    Ce sont des impressions d'enfance et d'adolescence napolitaines, pas vraiment tristes mais empruntes d'une certaine mélancolie. Les phobies ne sont pas absentes non plus (la mort, le noir, l'enfermement, l'étouffement, la peur de l'avenir...) qui sont des variantes de la solitude. Cette impression est prégnante tout au long de ces nouvelles et même lorsque qu'une équipe se forme, il revient toujours à ce concept de l'unique (« la moindre cordée de deux, même si elle s'entend bien, en a toujours un qui encaisse moins bien la retraite, qui voudrait risquer un peu plus » ). Plus tard, c'est sans doute en réaction contre cette enfance solitaire qu'il s'engagera dans des actions collective où l'individu certes agit conformément à un idéal individuel, mais le fait à l'intérieur d'un groupe.

     

    Je ne peux passer sous silence la poésie qui s'attache à l'étrange attraction des mots (« J'observais plutôt la querelle des couleurs sur le marché de la palette qui avait un trou pour le pouce et le sien trempait dans la sauce de l'arc en ciel »).

     

    l'hypothétique lecteur de cette chronique se sera sans doute rendu compte de l'intérêt que je porte à l'œuvre d'Erri de Luca non seulement par la qualité de son écriture simple et authentique (qu'une traduction fidèle ne trahit pas) mais aussi à cause de son engagement politique, militant et humanitaire sans concession.

     

    Chacun de ses livres est en tout cas pour moi un bon moment de lecture.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • MONTEDIDIO – Erri de Luca

     

    N°456 - Septembre 2010

    MONTEDIDIO – Erri de Luca - Éditions Gallimard.[Prix Fémina étranger 2002]

    (Traduit de l'italien par Danièle Valin)

     

    Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai un attachement particulier pour les romans d'Erri de Luca, à cause du style simple servi par une traduction fidèle et qui me parle assurément.

     

    Montedodido est situé sur une colline, un quartier pauvre de Naples dans les années 50. C'est une ville grouillante de vie qui est posée à côté d'un volcan qui peut lui apporter la mort. Le narrateur lui adresse un véritable chant d'amour. Il y décrit sa famille, fils unique d'un docker, il travaille comme apprenti chez un menuisier, mast'Errico, qui dit que « chaque journée est une bouchée ». Pour l'enfant qu'il est encore et qui n'a encore de treize ans, le salaire qu'il rapporte chez ses parents lui donne à penser qu'il est presque un homme. Le « boumeran » que lui offre son père est plus qu'un jouet et, comme il manque de place pour le lancer parce que les ruelles sont étroites, il s'entraine pour le jour où il aura assez d'espace pour le faire voler. Il parle de Rafaniello, un cordonnier juif, bossu et un peu naïf qui apprend les choses en songe et qui s'est arrêté à Naples par hasard sur la route de Jérusalem. Il croit que sous sa bosse se cachent des ailes d'ange qui vont l'aider à terminer son voyage vers la Terre Sainte en volant vers elle. C'est lui aussi qui apprend à l'enfant à rire de tout. Le narrateur rencontre aussi Maria, sa jolie voisine qui est attirée par lui, dit qu'ils sont fiancés et se donnent des rendez-vous, finissent par vivre ensemble...

    Le narrateur qui parle le napolitain [« (langue) très à l'aise dans l'insolence »]mais apprend l'italien pour mieux raconter cette expérience de vie qu'il écrit en secret sur un rouleau de papier.

     

    C'est un roman chronologique aux accents autobiographiques (ou plus exactement une auto-fiction, c'est à dire un récit où la pudeur de l'autobiographie se mêle intimement au merveilleux de la création. On s'inspire des choses faites et vues en les transformant au gré de son imagination et de sa volonté de refaire le monde à sa convenance) de transition entre l'enfance et l'âge adulte symbolisé par ce « boumeran » venu d'ailleurs et qu'il finira par lancer comme lui s'envolera vers la vie. Le temps qui passe est aussi noté par la voix du garçon qui mue, son corps qui affermit ses muscles (tous ses muscles), celui de Marie qui peu à peu devient femme et s'épanouit à l'éveil de la chair et de l'amour, la folie de Rafanielo (Il y a un parallèle entre le vol du « boumeran » et le futur essor de Rafanielo pour la Terre Sainte, véritable terre promise), l'évolution de la maladie de sa mère puis sa mort. C'est une seconde naissance à la vie, incarnée par la fête de Noël. A partir de là tout change (« à Naples, on grandit vite ») Comme souvent chez de Luca, ce passage se fait par les femmes. Ici, c'est Maria, mais c'est aussi sa mère malade.

     

    Il y a aussi une naissance à l'écriture. Le narrateur jeune et parlant tout juste la langue nationale qui est nouvelle pour lui, choisit de faire le récit de tout cela sur un rouleau de papier (ici il n'y a pas de feuille éparses (volantes?) mais le déroulement continu d'un texte sur un support sans fin apparente (« Même le rouleau tourne plus vite, tiré par le poids de la partie écrite »). L'écriture qui sera plus tard sa véritable raison de vivre se régénère elle-même.

     

    Ce récit qui se termine comme une fable est une peinture des petites gens pleine d'authenticité, de complicité et d'émotion. L'auteur écrit cela avec une grande économie de mots et un style dépouillé et poétique. Je ne me lasse pas de lire cet écrivain au parcours exceptionnel et à la langue envoûtante de simplicité.

     

     

     

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Septembre.http://hervegautier.e-monsite.com

  • TROIS CHEVAUX- Erri DE LUCA – Edtions Gallimard.

     

    N°261- Novembre 2006

     

     

     

     

     

    TROIS CHEVAUX- Erri DE LUCA – Edtions Gallimard.

    Traduit de l’italien par Danièle Valin.

     

     

    Je vais probablement étonner mon lecteur, mais j’ai goûté ce livre comme on goûte un long poème, un long poème sans rime mais avec des images, un rythme propre, lancinant et entraînant à la fois, avec parfois une tentation non réprimée d’en lire des passages à haute voix. Il est vrai qu’un roman vaut par l’histoire qu’il conte, mais aussi par les mots qui servent le récit, par leur musique, comme douce mélodie. Je ne sais si cela tient au texte italien ou à la traduction, mais c’est ainsi. Je pense aussi que lorsqu’une femme traduit un tel texte, le résultat ne peut qu’être plus harmonieux...

    Le style est dépouillé, sans fioriture, il sonne bien et mérite assurément d’être dit…

     

     

    L’histoire résonne comme une fable, la rencontre d’un émigré italien avec des femmes, la sienne d’abord, Dvora, qui l’attire en Argentine. Il y rencontre l’amour et la dictature militaire, la vie et la mort, l’engagement dans la clandestinité et le combat pour la liberté, dans un pays qui n’est pas le sien… C’est une danse autour du souvenir de cette femme qu’il a aimée et qui est morte sans sépulture, sans un endroit pour se recueillir, pour évoquer son souvenir, l’image qu’elle lui a laissée … Le sort qu’on lui a réservé était le même pour tous les opposants, jetée en mer d’un hélicoptère, les mains liées, pour ne pas laisser de trace, avec pour unique linceul l’eau glacée de l’océan… Pour cela, l’homme n’a que sa mémoire et quand il se rend au Malouines pour fuir ce pays maudit, le ressac de la mer fait resurgir en lui la vie de cette femme qu’il a aimée.

     

     

    C’est aussi un jeu de la séduction entre cet homme devenu jardinier solitaire et Làila, jeune femme « qui va avec les hommes pour de l’argent », danse de mort autour d’un souvenir et d’un projet également morbide. Leur amour est la fois sensuel et pur, en décalage à cause de la différence d’âge, celui de l’homme revient comme un leitmotiv à travers son histoire personnelle, souligne la fuite du temps… Trois chevaux, le temps de leur vie équivaut, dit-on à celle d’un homme… et lui en a déjà enterré deux ! La mort viendra, par hasard ou à son heure, mais elle viendra, c’est la condition humaine ! Le goût de la mort est présent à chaque page, c’est une fuite, un parcours qui va du sud au nord « par la panse de l’équateur »

     

     

    En contre-point, presque à contre-jour, il y a la personne d’un homme, Sélim, ouvrier africain égaré en occident mais qui n’a pas perdu le souvenir de sa terre dont il parle avec poésie ; Il évoque l’Afrique où l’on marche nus-pieds, où l’on bâtit des cases avec de la terre et de « l’eau du ciel »[«  Nos maisons sont faites de pluie, ce sont des nuages plutôt que des maisons ». Il lit l’horoscope dans les cendres du bois, cueille des bouquets de mimosas ou de thym en fleurs pour les vendre, mais aussi parce qu’ils sentent bon et ont la couleur du ciel, de la nature et du soleil. Musulman, il « prie à chaque adieu du jour » ;

     

     

    Cette fable peut se terminer ainsi « C’est ce que doivent faire les livres, porter une personne et non pas se faire porter par elle, décharger la journée sur son dos, ne pas ajouter leurs propres grammes de papier sur ses vertèbres. »

     

     

     

    © Hervé GAUTIER.     http://hervegautier.e-monsite.com 

  • TU, MIO -Erri DE LUCA - EDITIONS RIVAGES

     

     

    N°267 – Février 2007

     

    TU, MIO -Erri DE LUCA – EDITIONS RIVAGES

     

     

    D'emblée le titre fait entrer le lecteur dans le décor (Tu, mio: Toi, mien), exprimé en italien, la langue qui parle si bien de l'amour! L'auteur complète le tableau, la mer Tyrrhénienne, une île près de Capri, l'été, les vacances, les filles étrangères, les parties de pêche au large... Tout est rassemblé pour que l'auteur entraine dans son sillage de légèreté son lecteur-témoin!

     

    Et pourtant, tout n'est pas si superficiel qu'il y paraît. Face à lui, il y a le monde des adultes qu'il regarde de loin. La deuxième guerre mondiale n'est pas très éloignée et on l'évoque autour de lui par le souvenir, les paroles retenues, empreintes de secret, d'impuissances individuelles, de petites trahisons aussi... L'adolescent est curieux de cette période et de ces événements. C'est sa manière à lui d'aborder cette époque qu'il n'a pas connue, comme il recherche instinctivement la compagnie de camarades plus âgés et même des adultes, marquant ainsi son empressement à sortir de cette adolescence comme on se débarrasse d'une mue devenue encombrante. Le quotidien est aussi évoqué à l'occasion de la présence des libérateurs américains à Naples parce que c'est une ville agréable mais où il règne “la contrebande, le marché noir, tout le commerce des dollars”. Cette ville est pour ces soldats étrangers “le plus vaste bordel de la Méditerranée... une ville offerte, les cuisses écartées aux marins”. Puis le décor se réduit à l'île et à quelques personnages. Il y a la complicité de Nicola, un pêcheur, un peu un modèle qui lui enseigne l'art d'attraper du poisson et de comprendre la mer à laquelle il est attaché, comme il l'est aussi à la terre. Lui c'est presque un grand frère qui a aussi fait la guerre et en a retiré un goût âcre, mais il n'est pas un véritable confident. Il y a aussi son oncle, un peu le double d'un père absent, comme dans “Une fois, un jour, mais c'est un homme qui “avait la bonne quarantaine [qui] plaisait aux femmes et savait leur faire comprendre qu'elles lui plaisaient”, il y a Daniel, le cousin, de quatre ans son aîné. C'est une sorte de latin-lover un peu superficiel, mais c'est par son entremise qu'il va se faire accepter par le groupe de garçon et de filles plus âgés, un véritable passeur dans cet épisode de sa vie! Avec eux, il est à cheval entre deux mondes, celui de d'adolescence où on est toujours attaché à la famille, à ses valeurs traditionnelles de respect, de travail et celui qu'il aperçoit avec envie, celui des adultes dont il fera bientôt partie mais où il hésite à entrer.

     

    Le récit évoque aussi une jeune fille, Caia, au nom venu d'ailleurs qui offre à tous sa liberté, son insolence, sa maturité et parfois sa révolte, mais révèle son origine juive à l'auteur, tout juste âgé de seize ans. Bien sûr, ce dernier en tombe amoureux, comme on le fait à l'adolescence, c'est à dire avec toute la pudeur qui sied à cet âge et aux années cinquante pendant lesquelles se déroule ce récit. C'est par Caia, une jeune fille, presqu' une femme, qu'il va finalement passer d'un monde à l'autre, dans une atmosphère de liberté, d'euphorie et aussi par l'apprentissage du chagrin né de la séparation et de l'absence. Un amour de vacances est par définition éphémère et chargé de regrets.

     

    L'épisode où il se fait mordre par une murène juste pêchée est révélateur. C'est une sorte de passage initiatique du néophyte qui découvre douloureusement un des secrets du métier de pêcheur. La blessure est soignée par Nicola et la cicatrice laissée sur sa main est en quelque sorte exorcisée par Caia “Elle touchait la surface d'une douleur, une prise nette capable de la raviver comme de l'adoucir”. C'est la jeune fille qui l'entraine avec elle dans le monde des adultes.

     

    Il va y avoir un processus intime d'appropriation réciproque entre le narrateur et Caia. ¨Peu lui importe son passé amoureux fait de passades réelles ou supposées. Par petites touches, leur complicité va aller s'affirmant. Le nom de la jeune fille va être transformé par lui et pour lui seul, lui va hériter d'un surnom, mais pas n'importe lequel, celui de “tate”, papa en yiddish, et mieux encore, il va lui rappeler son père disparu dans la mort. Il va même se réaliser une sorte de transfert, comme une sorte de prise en compte de la tendresse que son géniteur n'a pas eu le temps de lui prodiguer, comme une facette des rapports complexes qui peuvent exister entre un père et sa fille Elle le lui avoue sans embage“ Ce n'est pas la première fois que je sens quelque chose de mon père en toi”, parce qu'elle retrouve, ou veut à toutes forces retrouver en lui les gestes et la présence paternelle. C'est un peu comme si cette jeune fille prenait possession du narrateur avec la complicité de ce dernier “ Non Hàiele, je ne veux pas être laissé en paix par toi. J'ignore ce qui m'arrive depuis peu, depuis que je te connais, mais c'est une plénitude”. Elle en fait son “vieux chevalier” et lui marche dans ce jeu où la retenue et peut-être la timidité le dispute à la volonté de grandir par et pour elle. “Tu m'as appelé tate, tatele, du nom que tu as aimé le plus au monde. Que m'importe d'avoir raté tes baisers longs comme un plongeon? Moi, j'étais là pour baiser ton front, te donner le bras, t'acheter de la barbe à papa, porter ta valise”. Tout cela va crescendo au point de faire sienne la haine qu'elle porte soudain, à cause de quelques couplets de chants SS, à ce groupe de touristes allemands, responsables à ses yeux de la mort de sa famille. Jusqu'au bout, le jeune homme s'approprie ce besoin de vengeance, comme si son passé à elle, devenait le sien!

     

    Il y a aussi le retour sur terre, le départ nécessaire, parce que le temps passe, que les choses changent, qu'il faut continuer à vivre... il voit partir la bateau qui emporte Caia et attend le sirocco qui sera pour lui le signal du départ vers le quotidien, vers un monde qui aura changé pour lui grâce à cet été. Ce concept du temps qui passe et aussi celui du temps qui change se retrouve dans “Une fois, un jour” à travers des photos un peu jaunies, des souvenirs qui reviennent, l'enfance qui disparaît et le corps qui grandit...

     

    Ce roman qui puise ses racines dans le passé et l'intimité de personnages appelle une précision de l'auteur lui-même mais qui est postérieure à cette œuvre. Il écrit que “Au moment ou l'on décrit ces personnes, on les rencontre à nouveau et puis on ne prend définitivement congé, parce que l'écriture donne un congé définitif au temps passé : au moment où on les retrouve, on échange un dernier salut. L'écriture rentre dans la catégorie des meilleures rencontres” [Essais de réponse].

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