Yamen Manai
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Bel abîme
- Par hervegautier
- Le 23/11/2021
- Dans Yamen Manai
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N°1609- Novembre 2021
Bel abîme – Yamen Manai - Elysad.
Le narrateur n’a pas de prénom. De lui nous ne saurons qu’il n’a que quinze ans, que c’est un délinquant emprisonné à Tunis où il a grandi et qui, avant de passer en jugement, s’adresse au psychiatre chargé de l’examiner et à son avocat commis d’office dont il sait qu’ils ne feront rien pour lui. Il est musulman mais pas islamiste, pas terroriste non plus, comme on l’a craint pendant un temps, déteste les groupes, sa famille qui le rejette, pour la laquelle il n’est rien et qui ne le soutient pas, les gens à l’extérieur, mais refuse de confier sa vie à un passeur comme l’ont fait tant d’autres dans l’espoir d’une vie meilleure. Il appartient pourtant à une famille respectable et respectée, dont le père universitaire et l’autre fils sont violents avec lui et dont la mère est, sinon complice, à tout le moins passive. Il n’est en effet meilleur bourreau que les nôtres qui connaissent nos fêlures et savent où nous frapper. Son histoire est celle de ceux qui sont nés sous une mauvaise étoile, les malchanceux, celle de tous les malheureux oubliés par les leurs dont on ne soupçonne pas la situation de souffrance intime et qui tentent de vivre malgré des pulsions suicidaires et les envies de fuite. Il est de ces gens à qui la vie n’a pas fait de cadeaux, qui a trahi ses rêves et qui n’acceptent pas cette situation. A cause de ce contexte, il nourrit de la rancune contre sa famille mais aussi contre la société qui l’entoure, qu’il juge agressive et hypocrite et en conçoit une sourde révolte. De nos jours cette situation de refus s’accompagne d’ordinaire, dans la communauté maghrébine, d’une référence à Dieu, mais pour ce jeune homme ce n’est pas le cas et il ne croit à aucune divinité ni aux vaines promesses de la religion dont il ne respecte pas les interdits. Ce climat délétère est lourd à porter pour lui. Pourtant il aime lire et les livres sont son ultime consolation, et surtout il aime aussi Bella, une chienne débarquée dans sa vie par hasard et dont il s’occupe avec attention. Elle est devenue sa raison de s’accrocher à cette vie que pourtant il hait. Au fil des pages son amertume, la pertinence de ces propos, sa situation au sein de cette famille qui ne fait aucun effort pour le comprendre et le sort qui est fait à cette pauvre chienne tissent autour de lui un climat d’empathie. Il fait même figure du justicier en révolte contre les institutions et que le peuple protège même si on comprend également la position officielle du gouvernement dans la lutte contre la rage. Pourtant c’est une rage d’une autre nature qui le fait devenir ce délinquant qui désespère même de son propre pays à la dérive. Il ne fait aucun doute qu’il devra payer son attitude incompréhensible pour les autorités et inadmissible pour la justice, mais la sanction pénale ne sera jamais aussi lourde que la peine qu’il ressent pour Bella. Lui ne sera même pas hypocrite pour faire alléger sa punition et on imagine le désarroi de l’avocat et du psychiatre face à sa détermination.
Il est beaucoup question de mains dans ce long monologue, celles qui le frappent, celles qui lui donnent de l’argent pour qu’il s’éclipse, celles qui écrivent les textes officiels qui ont force de loi, celles qui caressent Bella, celles qui tiennent le fusil, enfin celles sur lesquelles il tire...
Le livre refermé, malgré une écriture brute, je ressens de la compassion pour ce jeune homme abandonné de tous, et d’abord de sa famille, qui s’éveille au monde et qui en conçoit un rejet. Je comprends toute l’importance d’un animal pour un enfant ainsi délaissé et sa révolte qui traduit une immense solitude.