Jean-Christophe RUFIN
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LE GRAND CŒUR – Jean-Christophe RUFIN
- Par hervegautier
- Le 04/11/2013
- Dans Jean-Christophe RUFIN
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N°690– Novembre 2013.
LE GRAND CŒUR – Jean-Christophe RUFIN - GALLIMARD.
Réfugié dans l’île de Chio en Grèce, Jacques Cœur[1395-1456] tente d'échapper à ses poursuivants envoyés, pense-t-il, par le roi de France Charles VII qu'il a pourtant servi. Il sent sa mort prochaine et rédige ses « Mémoires » pour la postérité. Il revient sur les différentes périodes de sa vie qui ont fait successivement de lui le fils sans grand avenir d'un modeste pelletier de Bourges, un maître de monnaie, un commerçant avisé, un prisonnier, un banquier, un armateur puis l'Argentier du roi et l'homme le plus riche de France. Une ascension sociale sans précédent pour lui mais il est maintenant un homme traqué qui craint pour sa vie.
C'est vrai qu'il l'a servi ce « Petit roi de Bourges » comme on l'appelait par dérision tant son autorité était mince, qu'il lui a permis par son argent d'achever cette interminable « guerre de 100 ans »(avec l'aide de Jeanne d'Arc), ramenant ainsi la paix sur le territoire mais surtout réformant et agrandissant le royaume, le faisant sortir de la féodalité en l'ouvrant à l'Orient et à son commerce, faisant passer ses sujets du Moyen-Age à la Renaissance, contribuant à l’émergence de la classe bourgeoise, fortunée et pourvoyeuse d'impôts, écartant les nobles et réduisant les pouvoirs de l’Église. Jacques Cœur n'y fut évidemment pas pour rien, conseilla habilement le roi, assainit les finances du royaume, développa le commerce international. Sachant reconnaître sa valeur, Charles VII fit sa fortune en favorisant son activité commerciale, en le nommant collecteur de la gabelle, en l’anoblissant et en l'instituant son principal conseiller. Lui qui était plutôt humble et discret se fit pourtant bâtir à Bourges, sa ville natale, un palais à la fois image de sa nouvelle puissance et de cette transition inspirée de l'Italie, médiéval sur une façade et renaissance sur l'autre mais qu'il n'habita pas. Ce bâtiment lui ressemblait bien lui qui était un véritable Janus, un homme aux deux visages, multipliant les contradictions mais parvenant toujours à faire prévaloir ses intérêts, aimant la proximité du pouvoir autant que la vie avec les gens du peuple. Tout comme le roi d'ailleurs puisque ces deux êtres se ressemblaient un peu tant dans leur personnalité que dans leur parcours ! Cela se vérifia quand le roi rencontra Agnès Sorel qui fut sa maîtresse et à qui il fit de somptueux cadeaux. Elle sera la meilleure cliente de Jacques Cœur et peut-être davantage puisque ce dernier, même s'il était amoureux de son épouse n'était pour autant pas insensible aux charmes des autres femmes. Jean-Christophe Rufin nous dit cependant qu'ils ne furent pas amants mais seulement confidents, presque frère et sœur. [« Je te connais aussi bien que je me connais moi-même. Nous sommes deux morceaux d'une étoile qui s'est brisée en tombant un jour sur la terre. » lui dit-elle]. Ils s'épaulèrent l'un l'autre face aux trahisons qui sont une constante de l'espèce humaine et aux intrigues de cour où ils risquaient leur position, leur situation et peut-être leur vie. Si Agnès fut supplantée par une autre femme, c'est sa fortune qui valu à Jacques Cœur sa défaveur puisqu’il était devenu, à cause des guerres menées contre les Anglais pour reconquérir le domaine royal, le créancier du roi lui-même, ce qui n'était guère souhaitable. On pense aux déboires du surintendant Fouquet plus tard.
La mort d'Agnès signe le début de la disgrâce de Jacques, à la fois abandonné par le roi et jalousé par les courtisans pour sa trop grande fortune qu'ils rêvent de se partager. Accusé de crimes imaginaires et de malversations on l'arrête. Il dut subir un long procès et lui qui avait été puissant mais qui maintenant n'était plus rien put mesurer le poids de la solitude autant que celui de l'acharnement inspiré par la haine et la jalousie de ceux qui l'attaquaient dans le seul espoir d'en tirer profit. A l’opprobre et au déshonneur on ajouta la torture qui, selon les procédures de l'époque fournissait des aveux d'un meilleur aloi que ceux obtenus sous l’empire de la peur. Il avoua tout ce qu'on voulait ce qui eut pour effet de sauver sa vie mais de confisquer ses biens, ce qui était le véritable but de l'opération. Puis vint l'humiliation de « l'amende honorable » et un long procès truqué au terme duquel il fut jeté en prison mais parvint à s'en échapper pour se mettre au service du pape Calixte III ; Lui aussi put vérifier cette adage des anciens romains qui voulait que « la roche tarpéienne est proche du Capitole ». Il se réfugia sur l’île de Chio où il mourut .
J'ai déjà dit dans cette chronique combien j'apprécie les œuvres où l'histoire rejoint la fiction sans qu'on sache vraiment où s’arrête l'une et où commence l'autre. Faire revivre des personnages qui ont marqué notre histoire ou notre culture, leur faire « un mausolée de mots », « un tombeau romanesque » comme il le dit si bien, pour leur rendre un hommage mérité ou les tirer de l'oubli qui recouvre tout, est à mon sens, la marque des grands écrivains, des humanistes. Avec de nombreuses analepses, un texte riche, poétique, bien documenté et agréable à lire, Jean-Christophe Rufin, avec un sens consommé du suspens, raconte la vie passionnante de cet homme qui, parti de rien devint rapidement l'homme le plus riche de France. Mais il ne se contente pas de rapporter des faits historiques, il prête à Jacques Cœur des sentiments et des réflexions qui lui sont personnels. Dans une postface, il avoue même qu'il s'est tellement coulé dans la peau de son héro [« Je ne sais ce qu'il penserait d'un tel portrait et sans doute me ressemble-t-il plus qu'à lui »] qu'il en est, en quelque sorte, devenu le jumeau. Je ne connais de sa biographie que ce que les médias en ont dit : Il est certes comme lui né à Bourges, comme lui il a été un voyageur passionné et anticonformiste, un homme de pouvoir aussi. Malgré la différence d'époque et de contexte, leurs deux parcours sont peut-être semblables, partis de rien, ils ont connus la réussite professionnelle et la consécration personnelle. Dans les différents postes qu'il a occupés, Rufin a sûrement, lui aussi, éprouvé le pouvoir de l'argent, la cupidité de ses semblables, la compromission et la corruption, connu la solitude et toutes les bassesses dont l'espèce humaine est seule capable. Peut-il pour autant dire avec Jacques Cœur « Je peux mourir, car j'ai vécu. Et j'ai connu la liberté » ?
J'avais déjà apprécié l'oeuvre de Jean-Christophe Rufin (La Feuille Volante n°313 à propos de « Rouge Brésil »). Cette ouvrage a de nouveau été pour moi un bon moment de lecture.
© Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com
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ROUGE BRESIL - Jean-Christophe RUFIN [Gallimard]
- Par hervegautier
- Le 01/04/2009
- Dans Jean-Christophe RUFIN
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N°313 – Septembre 2008
ROUGE BRESIL – Jean-Christophe RUFIN [Gallimard].
Nous sommes sous la Renaissance, en 1555, et le Chevalier de Malte Nicolas Durand de Villegagnon commande une expédition à destination du Brésil, et plus précisément pour la baie de Rio de Janeiro alors sauvage et inexplorée, afin d'y implanter une nouvelle colonie française face aux Portugais, mais aussi pour gagner des âmes, c'est à dire évangéliser les indiens qui peuplent ce qu'on appelle la « France Antarctique ». C'est donc à une authentique épopée, malheureusement avortée et oubliée de l'histoire de France, que l'auteur nous convie, comme en d'autres temps Jean de Lery ou André Thevet.
C'est à travers les yeux de deux orphelins, Juste et Colombe, embarqués dans cette expédition pour servir d'interprètes auprès des tribus indiennes, mais qui eux, sont à l'improbable recherche d'un père dont leur mémoire conserve le souvenir et peut-être la légende, que ce récit nous est offert. L'auteur y réalise un véritable travail anthropologique mais aussi théologique dans la querelle qui oppose catholiques et réformés et montre comment les hommes peuvent faire prévaloir ce qui les divise contre ce qui devrait les réunir et combien les passions peuvent les changer irrémédiablement. Jugez plutôt, Villegagnon, tout pétri de christianisme et de culture antique, de chevalerie, d'humanisme tolérant va être transformé par ce voyage initiatique en acteur convaincu de la répression contre les protestants, faisant de cet épisode, avec quelques années d'avance, une répétition générale des guerres de religion qui déchireront la France.
Ce récit nous donne à voir des paysages luxuriants de cette France des Tropiques, un peuple d'indiens, les Tupinanbas[ou Tupis], anthropophages certes, mais qui participent, par leur mode de vie, à la fois sensuel et sans tabous, à une vision d'un paradis terrestre perdu et soudain retrouvé. C'est un hymne à la nature, à la liberté, un appel au bonheur depuis longtemps oublié ou étouffé par les sociétés européennes, deux conceptions de l'humanité, colonisatrice, libératrice, mais finalement meurtrière des Européens, harmonieuse, naturelle et attirante des indiens. Le mythe du « bon sauvage » sera repris plus tard au Siècle des Lumières.
Le titre, « Rouge Brésil » m'évoque, certes, un bois précieux, mais surtout le sang, la violence aveugle de la guerre du côté des Européens, l'anthropophagie traditionnelle au côté des indiens [l'auteur se livre à une intéressante déclinaison de ce concept vu du côté des blancs qui ont embrassé la cause des Tupis], mais aussi la passion pour ces contrées, les histoires d'amour contrariées ou qui se terminent bien ... Voilà pour l'histoire, mais il n'y a pas que cela.
Les personnages, en réalité une véritable galerie de portraits, qui servent de guides au lecteur attentif sont à la fois l'image de la condition humaine dans tout ce qu'elle a de plus répugnant, mais aussi de plus attachant. L'auteur en fait une évocation où le réalisme et parfois le grotesque le dispute à l'émotion
Je voudrais une nouvelle fois dans cette chronique, comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire à propos d'autres auteurs, mentionner non seulement le récit qui nous est conté et qui nous entraîne dans un autre univers [l'aspect documentaire et documenté d'un récit est important pour le lecteur qui, à cette occasion apprend quelque chose, surtout ici où cet épisode est complètement occulté par l'Histoire], mais aussi, et peut-être surtout le style aux accents parfois voltairiens. Je veux redire ici que le bon usage de notre si belle langue française transforme le moment consacré à la lecture en une période de pur plaisir. Un humour subtil qui doit beaucoup à la litote, le dispute aux descriptions poétiques, le délicat emploi de la syntaxe, la richesse du vocabulaire, précis juste et recherché qui puise sa rareté, et donc son précieux sens, dans des termes qui empruntent beaucoup à un passé désormais révolu et donc inconnu. C'est déjà un voyage au pays des mots qui est lui-même un dépaysement prisé du témoin attentif. Il procède de cet enchantement que tout lecteur souhaite trouver dans un livre.
J'ai lu ce roman avec délectation. Mon improbable lecteur ne manquera pas de m'objecter que je n'ai, pour cela aucun mérite, ce livre ayant, accessoirement, été couronné en 2001, par le prestigieux « Prix Goncourt ». C'est vrai, mais il voudra bien cependant considérer que ce n'est assurément pas cela qui a retenu mon attention autant qu'il pourra observer que, cette chronique étant avant tout marquée du sceau de la liberté et de l'absence de compromission de quelque nature que ce soit, j'y exerce un droit à la libre parole qui en fait le fondement. Ainsi ne me suis-je jamais gêné de donner des avis qui vont parfois à contre-courant de la mode ou de la pensée de plus en plus unique, même si, souvent, une distinction a accompagné la sortie de l'oeuvre commentée. C'est que, indépendamment de son talent littéraire, le parcours de Jean Christophe Rufin est déjà original. Pensez donc, médecin humanitaire, ce qui est soi n'est pas banal, puisqu'il traduit au quotidien l'action difficile de celui qui a vocation de guérir ou de soulager la souffrance, c'est à dire de mettre à la disposition des plus démunis sa faculté de les soigner, mais aussi voyageur-témoin, et on sait combien cela est de nature à nourrir la créativité de celui qui porte en lui cette merveilleuse faculté non seulement d'attester ce qu'il voit, mais aussi de créer un récit de fiction et, à cette occasion, de faire chanter les mots. Cette musique est toujours agréable à mes oreilles. Puis vint ce prix qui a heureusement contribué à distinguer celui qui menait une carrière de réflexion et d'action, puis cette nomination comme ambassadeur de France et, plus récemment, son élection à l'Académie Française. C'est là un cheminement tout à fait remarquable, un engagement personnel qui atteste à la fois de sa créativité littéraire, du regard qu'il porte sur le monde, du témoignage qu'il entend apporter à l'évolution des mentalités. « Rouge Brésil » procède de cette démarche.
© Hervé GAUTIER - Septembre 2008.