la feuille volante

Elena Ferrante

  • l'amour harcelant

    La Feuille Volante n° 1243

    L'AMOUR HARCELANT - Elena Ferrante – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano.

     

    Un matin, on retrouve, flottant dans un bras de mer le corps d'une femme âgée vêtue seulement d'un soutient gorge de luxe et de bijoux. C'est Amalia, la mère de Delia qui semble s'être suicidée eu égard à l'absence de violence. Delia, 45 ans, sans en être particulièrement bouleversée, va donc chercher à élucider ce qu'elle considère comme une énigme. Son enterrement est l'occasion de retrouver la famille oubliée et ses trois sœurs avec qui elle n'a plus grand chose en commun et qui vivent loin d'elle. Ainsi sont réveillées de vieilles rancœurs et de mauvais souvenirs, la rupture de ses parents, il y a longtemps. Delia se charge de liquider les affaires de sa mère, remonte ainsi le temps, tente d'éclaircir des questions restées en suspens et notamment la présence d'un homme, Caserta, qui pourrait bien être son amant. Dès lors, cet homme âgé va apparaître et disparaître tout au long du roman, insaisissable et énigmatique. En fait Caserta n'est pas un inconnu et au fil du temps elle le reconnaît, prend conscience du rôle qu'il a joué au sein de sa famille à elle, famille qui se délitait et une Amalia qui cherchait à secouer le joug de son mari et menait une vie parallèle à la sienne, passant d'une femme modeste et travailleuse à une femme entretenue par son possible amant et qui choisit d'abandonner son mari. J'ai surtout vu une Delia solitaire et malheureuse, restée célibataire sans enfant parce que désabusée et déçue par la vie. A mesure qu'elle remonte le temps au rythme de la poursuite effrénée de ce vieil homme, des odeurs qu'elle perçoit, des images de son enfance qu'elle revoit, comme les morceaux d'un puzzle, l'amènent à la découverte de la vraie personnalité de cette mère qu'elle ne connaissait pas vraiment. En, elle finit par se trouver beaucoup de points communs avec elle à travers les vêtements d'Amélia découverts après sa mort et qui lui vont parfaitement ! Pire peut-être, les rapports entre les deux femmes ne sont pas seulement douloureux, ils sont aussi pervers parce que la fille s'identifie à sa mère, avec en plus, par jalousie ou par haine, la volonté de nuire à cette dernière en mentant à ceux qui l'entourent pour les priver tous d'un bonheur qu'elle-même ne peut atteindre. Il en résulte pour Delia une solitude qui remonte à l'enfance et me paraît être soulignée au moment du récit dans l'emploi même du langage entre les personnages : Delia s'exprime en italien alors que la plupart de ses interlocuteurs emploient le dialecte napolitain. D'ailleurs on parle beaucoup, on s'invective avec parfois des jurons. C'est le tempérament napolitain qui ressort à chaque page. Il y a du sexe, de la violence, des insultes, des trahisons et de l'incompréhension... On se demande comment Amélia, jeune et belle couturière pauvre et qui plaisait aux hommes a pu choisir son mari, un peintre de quatre sous, jaloux et brutal avec elle et comment la séparation a pu pourrir leur couple quelques années plus tard. Peut-être tout simplement l'usure du temps ! Alors l'amour harcelant est-il celui d'une mère pour sa fille, d'un mari pour sa femme au point de la pousser au suicide malgré leur séparation ou peut-être celui d'Amalia pour cet amant mystérieux ?

    Ce roman italien « l'amore molesto » a été porté à l'écran en 1995 par Mario Martone.

     

    Un mot de l'auteure dont c'est le premier roman. On a beaucoup écrit sur elle qui s'est notamment signalée par la publication d'une saga autobiographique en quatre volumes, « L'amica geniale ». Elena Ferrante est un pseudonyme et on se perd en conjectures sur sa véritable identité mais peu m'importe. Je retiens avec intérêt que tout en exerçant son art avec talent, elle choisit de rester secrète, en dehors des circuits médiatiques traditionnels, attitude d'autant plus originale que la quasi totalité des écrivains courent après la notoriété. Je ne peux que saluer cette attitude.

     

     

  • La vie mensongère des adultes

    N° 1508- Octobre 2020.

     

    La vie mensongère des adultes – Elena Ferrante – Gallimard.

    Traduit de l’italien par Elsa Damien.

     

    C’est un lieu commun de dire que pour chacun, l’enfance représente une période qui conditionne la vie future. Elle peut-être heureuse ou désastreuse, on en garde toujours un souvenir prégnant qui parfois s’accompagne de mystères quand on aborde la personnalité de certains de ces membres ou des épisodes de leur vie. C’est ce qui est arrivé à Giovanna, enfant choyée et cultivée, pour qui sa tante Vittoria était une inconnue, l’objet de tous les rejets de la part de la famille, un véritable tabou au point qu’on fait disparaître son visage sur les photos. Sa ressemblance éventuelle avec cette parente honnie plane sur tout le roman. Ainsi son enfance a été très tôt un calvaire, rajoutez à cela une couche d’adolescence forcément difficile avec des interrogations intimes sur son corps et sur sa beauté naissante et troublante, des angoisses existentielles sur un bijou de famille et les possibles conséquences de son existence sur le destin de la jeune fille, sur les garçons, sur l’amour et le sexe, sur ses fantasmes personnels, vous avez une petite idée de ce qu’a été sa vie pendant cette période, coincée entre la fascination et l’interdit et qui fait l’expérience du mensonge et de l’hypocrisie des adultes sans pour autant les comprendre. Puis reviennent les vieilles querelles familiales, les secrets, les incompréhensions, transformés avec le temps en haines recuites qui poussent à l’éclatement des fratries, l’hostilité voire le bannissement de certains de leurs membres, le maintien de cette enfant, entre culpabilisation et fantasme, dans une sorte de bulle où l’on cultive sa différence, au nom déclaré de son intérêt, mais aussi du respect des différences sociales. Avec les années on finit par mettre en doute les personnages que se sont tissé les adultes, au point de porter sur eux un regard contestataire. Peu à peu on en dévoile les non-dits, les mensonges, les trahisons, les adultères, savamment enveloppés dans la plus naturelle des duperies et masqués par de tonitruantes affirmations de façade au point de démystifier complètement l’image traditionnelle des parents et d’assister à l’éclatement de la famille et à la recomposition artificielle d’une autre. Nous apprenons à nos enfants à ne pas mentir, ce qui est à la fois une message éducatif et une facilité pour nous, mais ces derniers ne manquent pas de s’apercevoir avec le temps et malgré leur innocence et leur candeur que le monde des adultes est justement fait de mensonges et d’hypocrisie mais aussi de jalousie, de méchanceté, de mal-être, d’intentions de nuire, de vengeances, et s’empressent de l’imiter, devenant adultes à leur tour. Giovanna n’échappe pas à cette règle et, retenant facilement la leçon, devient comme eux. Elle comprend aussi très vite son pouvoir de séduction sur les hommes alors que la laideur était pour elle une obsession, ce qui lui permet d’alimenter ses rêveries les plus secrètes et les plus folles.

    Dans le regard désabusé qu’elle porte sur la société des hommes, elle ne trouve par dans la religion le soulagement qu’elle pourrait espérer dans un pays tourné largement vers le christianisme et elle regarde la vie de Jésus comme une histoire pleine de contradictions. Pourtant la dimension religieuse existe qui baigne tout ce texte. Ce roman de passage vers l’âge adulte, à tous les sens du terme, se déroule à Naples à travers les yeux d’une jeune fille à la découverte d’elle-même, qui observe le monde des grandes personnes avec une envie mêlée de craintes, d’hésitations, de chimères et qui recherche le modèle paternel puisque le sien lui a fait défaut.

     

    Je suis entré de plain-pied à titre personnel dans ce roman fort pertinent qui, par bien des côtés, a dépassé la simple fiction. Le style d’Elena Ferrante est toujours aussi fluide et agréable à lire, ce qui m’a procuré de bons moments et ce d’autant plus que la période délétère que nous vivons actuellement, avec les attentats aveugles, le virus imprévisible et les crises présentes et à venir, incite plutôt à la sinistrose.

     

     

  • L' amie prodigieuse

    La Feuille Volante n° 1319

     

    L'amie prodigieuse (enfance-adolescence) Elena Ferrante – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Esla Damien.

     

    Cette amitié qui lie Elena Greco, fille d'un portier à la mairie et Lila Cerullo, fille d'un cordonnier, deux petites napolitaines d'un quartier pauvre de cette ville, commence dans les années 50. Comme c'est souvent le cas, elles ne se ressemblent pas. Lila est petite, maigre, provocante et exerce un ascendant sur Elena, la narratrice, plus timide, réservée et calme. Cette période est pour elles pleine des folies et des phobies de l'enfance, les poupées qui parlent et auxquelles elles confient leurs secrets, les ogres que les terrorisent, les histoires qu'elles se racontent...et la peur de la mort avec tous ces gens, adultes et enfants, décédés de maladies ou d'accidents dans ce quartier oublié dont la vie, avec ses ragots, ses péripéties, ses violences et ces moments anodins, nous est largement détaillée. Les aléas de l'existence vont séparer ces deux amies et Lila, pourtant surdouée doit quitter l'école pour travailler dans l'échoppe de son père alors qu'Elena, un peu moins brillante, reste dans le cursus scolaire, même si Lila continue à accompagner les études de son amie, d'inspirer ses réflexions, tout en nourrissant des projets commerciaux autour de la chaussure et de l'atelier de son père. L'adolescence aussi va les séparer, et Elena, plus belle et plus vite formée, verra autour d'elle s'agglutiner les garçons quand Lila restera à la traîne, pas pour longtemps cependant. Leurs amours ne seront pas en reste puisque les deux adolescentes de quinze ans sont le point de mire des garçons frimeurs de leur quartier qui font tout pour les impressionner et s'en faire remarquer. Pour elles les choses ne seront pas si simples, soit que ceux qui les désirent sont souvent éconduits, soit qu'elles se heurtent elles-mêmes à l'indifférence, coincées entre le fantasme du grand amour de gosse et la volonté de leurs parents de réaliser pour elles un riche mariage, parfois malgré elles et le regard qu'elles portent sur les adultes est à la fois contempteur ou enthousiaste... Leurs vies vont donc se croiser, s'opposer, entre jalousie et admiration, complicité et critiques, projets avortés et amours contrariées, sur fond de souvenirs de la guerre, dans l'ombre de la Camora, du parti communiste et du Vésuve. Elles auront des idées d'avenir chacune dans leur domaine, souffriront de l'opposition entre les riches et les pauvres dont elles font partie, rêveront à l'amour, devront elles aussi abandonner leurs chimères.

    Je me mets un instant à la place de Lila et de son projet d'usine de chaussures auquel elle a dû renoncer. Cette jeune fille a du caractère, c'est une rebelle, ce qui lui a valut des réprimandes du côté familial. C'est vrai qu'elle n'est pas soumise comme l'est en principe une jeune-fille italienne de cette époque. Quand on est jeune, on imagine son avenir et il n'est pas rare qu'on y croie si fort que l'on prenne cela comme une promesse de la vie. Mais cette vie ne nous fait aucune promesse ni même aucun cadeau et nos projets ne sont bien souvent que des fantasmes promis à la déception. Lila finit, à seize ans, par choisir le mariage où l'argent prend le pas sur l'amour, Elena au contraire continue d'opter pour les les études et même si c'est dur pour elle, ne néglige pas le jeu de la séduction en opposants ses différents soupirants… La séparation apparente entre les deux amies se manifeste de plus en plus parce qu'elles se retrouvent rapidement dans deux mondes différents, mais sans pour autant se perdre de vue.

     

    C'est bien écrit et vivant, passionnant même et si on est un peu perdu dans la multiplicité des acteurs , la liste généalogique du début aide un peu à s'y retrouver et ce détail est appréciable.

    C'est le premier volume d'une saga sur la difficulté de se faire une place quand la vie vous impose un départ dans la pauvreté. Il commence par l'annonce de la disparition inquiétante de Lila à 66 ans qui a toujours avoué à son amie sa volonté de disparaître sans laisser de trace. Elena remonte donc le temps pour consacrer cette amitié et ce même si elle trahit un peu la volonté de son amie, mais, ce faisant, elle veut aussi faire échec à l'oubli qui est un des grands défauts de l'espèce humaine.

     

    Je termine en précisant que l'auteur, Elena Ferrante, nonobstant son talent d'écrivain maintenant reconnu, a, jusqu'à présent préservé son identité et sa vie privée. Je salue ce détail à un moment où bien des gens font n'importe quoi pour être connus et pour qui la notoriété est plus important que tout le reste.

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2019.http://hervegautier.e-monsite.com