la feuille volante

Laurent Cantet

  • Vers le sud

    N°1873– Mai 2024.

     

     

     

    Vers le sud – Un film de Laurent Cantet.

     

    Ces nouvelles de l’écrivain haïtien Dany Laferrière, de l’académie française, ont été adaptées par Laurent Cantet (1961-2024), réalisateur et scénariste de cinéma et de télévision qui vient de nous quitter. Avec ce film de 2005 le cinéaste s’attaque à un problème de sons temps, celui du tourisme sexuel, mais pas exactement dans le sens auquel on peut s’attendre. Pour cela il met en scène trois femmes blanches, américaines et québécoises, Ellen (Charlotte Rampling), Brenda (Karen Young) et Sue (Louise Portal) qui viennent, en célibataires, chercher à Haïti,en 1979, le plaisir avec de jeunes noirs et spécialement Legba (Menolty Cesar) que deux d’entre elles se partagent se partagent. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules et Ellen confie revenir chaque année à Port au Princes pour le plaisir de rencontrer des jeunes qui deviennent leurs amants. Toutes passent ici un séjour après quoi elles repartiront vers leur quotidien parce que la règle non-écrite est que personne ne s’attache à personne et que chacun oublie l’autre après en avoir profité. Chacune de ces trois femmes se présente dans un monologue et Brenda nous confie être déjà venue avec son mari, il y a trois ans et avoir déjà connu Legba qu’elle n’a pas oublié. Lui ne vit que du plaisir qu’il donne à ces femmes et en retire de l’argent, des cadeaux... Sa mère voudrait bien qu’il revienne vivre chez elle, qu’il change de vie, se range, mais accepte son argent faute de pouvoir faire autrement. Ce pays est pauvre et instable où l’armée est aux ordres d’un pouvoir corrompu et dictatorial. Il n’y a que très peu infrastructures touristiques et la prostitution aussi bien féminine que masculine s’ajoute au soleil, aux palmiers, à la mer, au farniente...les autorités tolèrent cet équilibre fragile simplement parce que ce tourisme sexuel rapporte de l’argent à un pays qui en a bien besoin. A ce titre, les ordres de ces femmes blanches sont exécutés et elles-mêmes sont respectées ou à tout le moins tolérées, parce qu’elles apportent des devises. Elles ne sont jamais inquiétées quand un meurtre a lieu dans cette communauté de jeunes hommes. En revanche ces éphèbes sont rejetés, à l’image de l’attitude révélatrice du patron de l’hôtel face à Legba, ce qui n’est pas du racisme mais du mépris. Ce qui au départ n’était qu’un jeu, une simple quête du plaisir pour ces femmes qui trouvaient dans ce pays l’opportunité de faire ce qu’elle ne pouvaient pas ou n’osaient pas faire chez elles, se transforme pour Brenda en un drame. Ses larmes du début, quand elle se souvient de son premier adultère avec Legba, font écho à celles qu’elle verse pour la mort de son amant et aussi à celles d’Ellen qui prend conscience, en rentrant définitivement chez elle, de la fin de ce jeu de l’amour, de la perte de Legba à qui, malgré tout elle était attachée et aussi à celle de Brenda désormais sans attache, qui choisit de rester dans ce sud paradisiaque pour oublier ce bouleversement dans sa vie. D’ordinaire on jetait, avec raison, l’opprobre sur ces hommes qui choisissaient des pays d’Asie, non pour leur culture ou leurs paysages, mais parce qu’ils y trouvaient l’occasion de pratiques sexuelles proscrites et surtout condamnées dans leur propre pays. On a beaucoup parlé des situations dont les femmes ont toujours été victimes dans toutes les couches de la société, de la part d’hommes influents qui ont profité de leur position dominante. Une certaine littérature, notamment vaudevillesque, s’en est même largement nourrie. Des actions judiciaires sont actuellement pendantes, des esclandres ont été dénoncés, des scandales ont éclaté et un mouvement général de libération de la parole s’est développé, dénonçant cette situation inacceptable de dépendance dans un pays où la femme est traditionnellement regardée comme un pilier de la famille. Ce film, tourné en République dominicaine et à Haïti, a l’avantage de lever l’hypocrisie sur la réalité du tourisme sexuel, sur cette nature humaine à laquelle nous appartenons tous, où la recherche du plaisir charnel est une constante, nonobstant toutes les paroles lénifiantes qui peuvent être dites, que cela implique les hommes autant que les femmes, jusques dans l’oubli du risque des maladies vénériennes. Cela est rappelé par une mère de famille au début du film «  Les bons masques sont mélangés avec les mauvais, mais tous portent un masque ». C’est là une marque universelle soulignée par le mélange des langues anglaise et française. Le décès de Laurent Cantet a provoqué un grand nombre d’hommages bienvenus pour faire connaître son œuvre. C’est peut-être dommage qu’on ne le reconnaisse que maintenant.

  • Entre les murs

     

    N°314 – Septembre 2008

     

    ENTRE LES MURS – Un film de Laurent CANTET [Palme d'or Cannes 2008].

     

    Il est de la “Palme d'or” comme du “Prix Goncourt”, on parle de l'œuvre qui est couronnée et elle fait débat! C'est d'ailleurs heureux puisque, pour un créateur, rien n'est pire que l'indifférence. Ici, c'est carrément une polémique que suscite ce film et on oscille entre des extrêmes, soit on est laudatif voire inconditionnel, soit les critiques pleuvent...

     

    A s'en tenir au film, qu'en ai-je retenu? D'abord le décor : une classe de 4° dans un collège de ZEP d'une banlieue difficile où un professeur de Français peine à faire son véritable métier, celui d'enseigner notre langue, de provoquer les réactions constructives de ses élèves, de leur donner l'occasion de s'exprimer sur le programme scolaire mais aussi sur la langue, la littérature, la syntaxe, le vocabulaire...

     

    Premier constat : Le message ne passe pas et le malheureux enseignant à qui on demande de nombreux diplômes pour être nommé à ce poste a du mal à se faire entendre de ses élèves et en est réduit à faire de la discipline dans sa classe, pour la simple raison qu'il n'y règne pas l'ordre et le silence nécessaires à la transmission du savoir. C'est aussi un paradoxe, ce professeur souhaiterait évidemment plus de sérénité dans son cours, même s'il a été, quelques années avant, un étudiant un peu indiscipliné, voire chahuteur, dans les amplis de la faculté! Cela est souligné par le personnage d'Esméralda, volontiers frondeuse et irrévérencieuse... qui veut plus tard être policière, sans doute par amour de cet ordre qu'elle contribue largement à perturber dans ce microcosme!

     

    Deuxième constat : Les élèves veulent rester dans le système scolaire, même si, d'évidence, il ne leur sert à rien: témoin cette jeune fille au début du film qui ne veut pas être dirigée sur le “secteur professionnel” alors que son avenir est plus sûrement dans ce domaine que dans le milieu scolaire traditionnel d'où elle sortira sans diplôme et donc sans perspective. Cette classe étant composée majoritairement d'enfants d'immigrés, on comprend bien que l'école, qui devrait être regardée comme une chance d'intégration est en réalité une voie de garage. S'ils en sont exclus, ce sera aussi l'expulsion administrative du territoire avec toutes les conséquences qu'on peut imaginer. Dès lors, l'école apparaît comme un moyen des plus artificiels de maintenir un fragile équilibre que les élèves eux-mêmes, en dépit de leur intérêt, ne font rien pour entretenir.

     

    Troisième constat : Les enseignants de ce collège sont conscients de cela, témoin ce professeur de mathématiques qui, en se présentant à ses collègues, se déclare “prof de tables de multiplications”! C'est assez dire le niveau de cette 4° où, d'évidence, les acquis des années antérieures sont nuls! D'ailleurs, on n'entend jamais François Marin parler de littérature, ce qu'il devrait quand même faire! Chacun de ses cours n'est qu'un long et pénible débat, par ailleurs oiseux et sans méthode, avec ses élèves, sur tout et n'importe quoi... Et on se demande bien ce qu'ils peuvent en retirer.

     

    Quatrième constat : L'organisation d'une société à laquelle l'école est censée préparer inclut l'ordre. Le professeur devrait incarner l'autorité et, à l'évidence, ne le fait pas puisque non seulement il accepte, au nom sans doute de la dialectique, un dialogue qui se révèle stérile avec des élèves inconsistants dont on comprend vite qu'ils sont ici pour passer le temps, mais surtout perd son sang-froid et se met lui-même dans une position difficile à tenir. Le spectateur sent bien que l'autorité dont est censé être revêtu le chef d'établissement, et à travers lui l'école, ne peut rien face à la mauvaise volonté des élèves. La décision du Conseil de discipline prononçant l'exclusion de Souleymane est révélatrice. Il sera expulsé de France [on devine son avenir] et paiera seul ce qui n'était qu'un dérapage partagé né de l'insolence constante de cette classe, mais aussi du manque d'autorité du professeur. [Le spectateur aurait sans doute espéré davantage de mansuétude dans le prononcé de cette sanction!]

     

    Cinquième constat : Ce film montre bien bien que ceux qui sont irrévérencieux sont noirs ou d'origine maghrébine, les blancs et les jaunes méritent félicitations et encouragements, ce qui correspond bien à l'image [malheureuse] de notre société multiraciale pour laquelle l'école veut être une chance d'intégration, ce qu'en réalité elle est rarement! C'est la mère de Souleymane qui présente, dans sa langue, ses excuses personnelles au nom de son fils pour éviter l'exclusion que celui-ci semble maintenant accepter comme une fatalité. Double constat d'échec en matière d'éducation, celui de l'école certes, mais aussi celui de la cellule familiale.

     

    Sixième constat : la faillite de l'école mise en évidence par les dernières secondes du film. Cette séquence pose question. Une élève qu'on n'a pas vue pendant le long métrage, c'est à dire qu'elle ne s'est signalée ni par son insolence ni par son assiduité, vient avouer simplement “qu'elle n'a rien appris pendant l'année”! On suppose qu'elle s'est également ennuyée dans les classes précédentes. C'est là un constat des plus alarmants remettant en cause le fondement même de l'enseignement et, au-delà, de notre société.

     

    Septième constant : à mon avis, le rôle d'un professeur de Français, surtout en 4°, est de donner envie à ses élèves de lire. Cela ne me semble pas évident au vu de ce film, nonobstant l'épisode du journal d'Anne Frank. Je voudrais cependant souligner que l'allusion d'Esméralda à “La République” de Platon, qu'elle dit avoir lu avec intérêt me semble un peu artificiel face à l'image qu'elle a donné d'elle. Soit c'est faux et c'est dommage, soit c'est vrai et François Begaudeau, l'auteur du roman qui a servi de prétexte à ce film, n'a plus qu'à changer de métier, ce que je crois, il a fait.

     

    J'observe enfin qu'un débat s'instaure entre les élèves sur la nationalité française et qu'Esméralda déclare n'être pas fière d'être française. Pourtant, j'imagine que ses parents, eux, ont beaucoup souffert pour cela et ne doivent pas renier leur choix!

     

    Un film est une œuvre d'art. Le rôle d'un artiste n'est pas seulement de créer, c'est à dire de réaliser une fiction, c'est aussi de porter témoignage de son temps. De ce point de vue, Laurent Cantet remplit son rôle, d'autres cinéastes l'ont fait également avec talent, même si ce témoignage est nécessairement partiel, voire partisan. En tout cas, son film ne laisse pas indifférent. C'est là un documentaire plus qu'une œuvre de création, mais je continue de penser et même d'espérer que l'école reste globalement un moyen d'éducation, voire d'intégration et un des fondements de notre société.

  • Ressources humaines

    N°1872– Avril 2024.

     

    Ressources humaines – Un film de Laurent Cantet.

     

    Laurent Cantet (1961-2024), réalisateur et scénariste de cinéma et de télévision vient de mourir à l’âge de 63 ans. Ce film de 2000 a notamment été récompensé par le « César de la meilleure première œuvre » et celui du « Meilleur espoir masculin » pour Jalil Lespert. Il évoque l’expérience de Franck (Jalil Lespert), un fils d’ouvrier de province qui, grâce aux sacrifices de ses parents, a été diplômé d’ HEC et a obtenu un stage dans l’usine où travaille son père comme simple ouvrier, depuis 35 ans. Il se retrouve aux « Ressources humaines », c’est à dire à la Direction, chargé de mettre en œuvre les nouvelles dispositions des « 35 heures ». Ses nouvelles responsabilités lui laissent entrevoir une carrière prometteuse au sein du groupe , malgré un certaine hostilité de la part de la hiérarchie intermédiaire. Franck est à la fois l’objet de la fierté de son père mais aussi prend conscience des réalités de l’entreprise et à ce titre est suspect de trahison de classe. Dans le cadre de ses fonctions, il s’oppose d’abord aux syndicats de gauche qui se méfient de l’usage que fera le patron de cette nouvelle loi et réclament des négociations. Un peu par hasard, il apprend et révèle le projet de licenciement des plus vieux ouvriers moins rentables, soutient la grève et fait acte de rébellion face au patron qui le met à la porte. Cette mise en perspective est pertinente puisqu’elle met en évidence les illusions d’un jeune diplômé, fils d’ouvrier, face à la rentabilité de l’entreprise mais aussi désireux de ne pas trahir ses origines, placé devant son avenir professionnel, conscient de la différence qui existera toujours entre les ouvriers devenus chômeurs dans une ville de province et sa propre carrière de cadre dirigeant qui se déroulera dans un autre contexte, ailleurs. Ce film est bien servi par des acteurs peu connus du grand public à l’exception de Jalil Lespert. .

    Né à Melle de parents instituteurs Laurent Cantet était diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques ( IDHEC) et a été couronné par une palme d’or au 61° festival de Cannes en 2008 pour son film « Entre les murs » à l’unanimité du jury. Il s’est d’abord consacré aux courts métrages – « L’étendu » (1987)- « Tous à la manif » (1994) - « Jeux de plage »(1995) , puis aux longs métrages « Les sanguinaires »(1998),  « Ressources Humaines »(2000) pour Arte, suivis de nombreux autres jusqu’en 2021. Une belle réussite en tout cas. Il s’est également impliqué à titre personnel en faveur des sans-papiers en 2010 puis dans la promotion de l’égalité des hommes et des femmes et de la diversité sexuelle et de genre dans le cinéma et l’audiovisuel. Il était également impliqué dans l’association « amitié Echire-Haiti ». Discret et indépendant, Laurent Cantet laissera l’image d’un humaniste, soucieux des problèmes sociaux de son époque.