Pierre Bayard
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Oedipe n'est pas coupable
- Par ervian
- Le 27/01/2025
- Dans Pierre Bayard
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N°1962– Janvier 2025.
Œdipe n’est pas coupable - Pierre Bayard – Les éditions de Minuit (2021).
Selon le tragédien grec Sophocle (-495-406), Laïos, roi de Thèbes et sa femme Jocaste eurent un fils Œdipe. A la naissance de ce dernier, ses parents apprennent par un oracle que cet enfant tuera son père et épousera sa mère. Pour éviter cela ses parents décident de l’exposer aux bêtes sauvages qui le dévoreront et, dans ce but, le confient à un berger qui néanmoins lui sauve la vie et l’enfant se retrouve élevé par le roi de Corinthe. Apprenant la prophétie et dans le but d’y faire échec, Œdipe, croyant être le fils de ce roi, fuit Corinthe et, sur la route de Thèbes rencontre, à un croisement, le convoi de Laïos. A la suite d’une altercation le tue sans savoir qu’il est son père, accomplissant ainsi la première partie de la prédiction, le parricide. Un sphinx (ou une sphinge) terrorise par ses questions les habitants qu’il (elle) met à mort s’ils n’y répondent pas correctement. Œdipe, plus rusé, résout l’énigme, tue le monstre, conquiert le trône de Thèbes et épouse Jocaste. Œdipe devient donc roi de Thèbes, réalisant ainsi sans le savoir, la deuxième partie de l’oracle, l’inceste. Celle qui est maintenant son épouse apprenant les faits et se souvenant de la prédiction, se suicide et Œdipe se crève les yeux et disparaît. Cela c’est pour la mythologie.
Une forte culpabilité pèse donc sur les épaules d’Œdipe pour le meurtre de son père, entretenue par la pièce de Sophocle qui nous est connue et par Freud qui a, bien plus tard, théorisé le « complexe d’Œdipe », repris par de nombreux écrivains, le vouant inexorablement et définitivement au parricide et à l’inceste. Pierre Bayard, également psychanalyste, ne peut évidemment faire l’impasse sur ce sujet. Il est aussi le fondateur de la « critique interventionniste » et conteste cependant sa culpabilité de la mort de Laîos, l’inceste étant par ailleurs légitime dans la société grecque et, au cas particulier Jocaste qui aurait bel et bien reconnu Œdipe, accepte de faire l’amour avec lui et d’avoir des enfants. Pour ce faire notre auteur effectue une lecture approfondie de la pièce du dramaturge grec mais aussi de deux autres, postérieures à « Œdipe roi » qui constituent une trilogie, « Œdipe à Colone » et « Antigone », ce qui permet, sur une plus longue période d’apprécier la personnalité et l’action d’autres personnages parfois absents dans la pièce initiale et de revisiter le statut d’Œdipe. Il conçoit sa démonstration comme un roman policier dont il serait l’unique enquêteur.
Le destin d’ Œdipe est connu depuis d’Antiquité où la vie des hommes était, contrairement à nous aujourd’hui, plus largement dépendante des devins et de leurs oracles et des dieux, de leurs interdits et de leurs malédictions comme c’est le cas de LaÏos avant lui pour avoir tué un des fils de son protecteur. La notion de vérité qui était la leur ne correspond pas vraiment à nos critères actuels. Pierre Bayard note qu’ Œdipe, connaissant le fatum qui pèse sur lui, fait ce qu’il peut pour le contrecarrer, illustrant cette idée obsédante pour moi qui consiste pour un humain à accomplir, le plus souvent volontairement, ce qu’il veut précisément éviter. D’autre la mythologie est pleine de violence, de conflits familiaux, de meurtres, de viols, de suicides et d’enlèvements qui incarnent les passions humaines. Pierre Bayard relève les nombreuses contradictions relatives aussi bien à l’oracle qu’à ceux qu’il concerne, sans oublier l’action des dieux sous forme de vengeances, de fatalités, parfois elles-mêmes contradictoires ou contrariées par l’homme, par exemple la blessure infligée aux pieds d’Œdipe à sa naissance lui aurait occasionné une telle infirmité que le meurtre de Laïos et de ses comparses se fût révélé impossible. Il fait la part du réel et de l’imaginaire puisqu’il s’agit de personnages de fiction qui se seraient échappés d’un livre et à qui il reconnaît liberté et conscience, c’est à dire une vie autonome par rapport à la mythologie. Il note également que des imprécisions relatives aux faits rapportés, qui varient en fonction des différents auteurs, n’aident pas vraiment à la manifestation de la vérité puisque nous sommes dans une enquête policière. De plus la volonté de Freud d’interpréter ce mythe sous le seul code sexuel peut apparaître réducteur, la psychanalyse pouvant elle-même être assimilée à une mythologie.
Pour venger la mort de Laïos, Apollon envoie la peste sur la ville de Thèbes et Œdipe, à la suite de l’enquête qu’il mène sur sa propre histoire, se convainc qu’il en est le seul responsable puisque qu’il est bien celui qui a tué l’homme au croisement de la route de Thèbes. Sa conviction est en effet confortée par les accusations du devin Tiresias. Dès lors, il accepte le rôle de « bouc émissaire » sacrificiel, aveuglement et bannissement, alors que rien ne l‘accuse objectivement, illustrant une attitude collective accusatrice systématique face à un désastre. On comprendra fort bien que notre auteur, dans sa recherche, ne retienne pas cette option.
Je l’ai dit, Pierre Bayard est également psychanalyste et c’est à ce titre qu’il entre dans le psychisme d‘Œdipe qui, convaincu de sa culpabilité, laisse parler son « surmoi » libérateur à seule fin de trouver une sorte de repos intérieur alors même qu’il n’est pas coupable. En effet les révélations qui lui ont été faites sur son histoire font qu’il est devenu son propre procureur.
Tout cela pourrait paraître un divertissement d’intellectuel, sans commune mesure avec les préoccupations d’un citoyen ordinaire par ailleurs peu familier des textes mythologiques et non versé ni dans les arcanes de la psychologie humaine ni dans les nombreuses références avancées. On peut effectivement voir les choses ainsi mais la démonstration faite par l’auteur dans un autre de ses ouvrages de l’erreur d’Agatha Christie est du même ordre ("La vérité sur Dix petits nègres"). Cette démonstration, par ailleurs passionnante, illustre cette « critique interventionniste », pour le moins originale et qui invite le lecteur (et le critique) à sortir de son rôle passif et de mettre en doute le texte qu’il vient de lire en en dénonçant les contradictions, sans pour autant en changer une virgule. Remettre en question les vérités les plus établies n‘est pas un travail du moindre intérêt et l’épilogue est convainquant .
Cette invitation m’évoque,a contrario, ma lointaine scolarité où mes dissertations, loin de s’inscrire dans cette méthode sans doute non encore clarifiée, s’inspiraient largement -le mot est faible-, au point d’en être souvent de pâles paraphrases-, des considérations de « Lagarde et Michard ».
Bien documenté et bien écrit, ce fut, comme d’habitude, un bon moment de lecture.
© Hervé GAUTIER
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Oedipe n'est pas coupable
- Par ervian
- Le 27/01/2025
- Dans Pierre Bayard
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N°1962– Janvier 2025.
Œdipe n’est pas coupable - Pierre Bayard – Les éditions de Minuit (2021).
Selon le tragédien grec Sophocle (-495-406), Laïos, roi de Thèbes et sa femme Jocaste eurent un fils Œdipe. A la naissance de ce dernier, ses parents apprennent par un oracle que cet enfant tuera son père et épousera sa mère. Pour éviter cela ses parents décident de l’exposer aux bêtes sauvages qui le dévoreront et, dans ce but, le confient à un berger qui néanmoins lui sauve la vie et l’enfant se retrouve élevé par le roi de Corinthe. Apprenant la prophétie et dans le but d’y faire échec, Œdipe, croyant être le fils de ce roi, fuit Corinthe et, sur la route de Thèbes rencontre, à un croisement, le convoi de Laïos. A la suite d’une altercation le tue sans savoir qu’il est son père, accomplissant ainsi la première partie de la prédiction, le parricide. Un sphinx (ou une sphinge) terrorise par ses questions les habitants qu’il (elle) met à mort s’ils n’y répondent pas correctement. Œdipe, plus rusé, résout l’énigme, tue le monstre, conquiert le trône de Thèbes et épouse Jocaste. Œdipe devient donc roi de Thèbes, réalisant ainsi sans le savoir, la deuxième partie de l’oracle, l’inceste. Celle qui est maintenant son épouse apprenant les faits et se souvenant de la prédiction, se suicide et Œdipe se crève les yeux et disparaît. Cela c’est pour la mythologie.
Une forte culpabilité pèse donc sur les épaules d’Œdipe pour le meurtre de son père, entretenue par la pièce de Sophocle qui nous est connue et par Freud qui a, bien plus tard, théorisé le « complexe d’Œdipe », repris par de nombreux écrivains, le vouant inexorablement et définitivement au parricide et à l’inceste. Pierre Bayard, également psychanalyste, ne peut évidemment faire l’impasse sur ce sujet. Il est aussi le fondateur de la « critique interventionniste » et conteste cependant sa culpabilité de la mort de Laîos, l’inceste étant par ailleurs légitime dans la société grecque et, au cas particulier Jocaste qui aurait bel et bien reconnu Œdipe, accepte de faire l’amour avec lui et d’avoir des enfants. Pour ce faire notre auteur effectue une lecture approfondie de la pièce du dramaturge grec mais aussi de deux autres, postérieures à « Œdipe roi » qui constituent une trilogie, « Œdipe à Colone » et « Antigone », ce qui permet, sur une plus longue période d’apprécier la personnalité et l’action d’autres personnages parfois absents dans la pièce initiale et de revisiter le statut d’Œdipe. Il conçoit sa démonstration comme un roman policier dont il serait l’unique enquêteur.
Le destin d’ Œdipe est connu depuis d’Antiquité où la vie des hommes était, contrairement à nous aujourd’hui, plus largement dépendante des devins et de leurs oracles et des dieux, de leurs interdits et de leurs malédictions comme c’est le cas de LaÏos avant lui pour avoir tué un des fils de son protecteur. La notion de vérité qui était la leur ne correspond pas vraiment à nos critères actuels. Pierre Bayard note qu’ Œdipe, connaissant le fatum qui pèse sur lui, fait ce qu’il peut pour le contrecarrer bien que la mythologie soit pleine de violence, de conflits familiaux, de meurtres, de viols, de suicides et d’enlèvements qui incarnent les passions humaines. Pierre Bayard relève les nombreuses contradictions relatives aussi bien à l’oracle qu’à ceux qu’il concerne, sans oublier l’action des dieux sous forme de vengeances, de fatalités, parfois elles-mêmes contradictoires ou contrariées par l’homme, par exemple la blessure infligée aux pieds d’Œdipe à sa naissance lui aurait occasionné une telle infirmité que le meurtre de Laïos et de ses comparses se fût révélé impossible. Il fait la part du réel et de l’imaginaire puisqu’il s’agit de personnages de fiction qui se seraient échappés d’un livre et à qui il reconnaît liberté et conscience, c’est à dire une vie autonome par rapport à la mythologie. Il note également que des imprécisions relatives aux faits rapportés, qui varient en fonction des différents auteurs, n’aident pas vraiment à la manifestation de la vérité puisque nous sommes dans une enquête policière. De plus la volonté de Freud d’interpréter ce mythe sous le seul code sexuel peut apparaître réducteur, la psychanalyse pouvant elle-même être assimilée à une mythologie.
Pour venger la mort de Laïos, Apollon envoie la peste sur la ville de Thèbes et Œdipe, à la suite de l’enquête qu’il mène sur sa propre histoire, se convainc qu’il en est le seul responsable puisque qu’il est bien celui qui a tué l’homme au croisement de la route de Thèbes. Sa conviction est en effet confortée par les accusations du devin Tiresias. Dès lors, il accepte le rôle de « bouc émissaire » sacrificiel, aveuglement et bannissement, alors que rien ne l‘accuse objectivement, illustrant une attitude collective accusatrice systématique face à un désastre. On comprendra fort bien que notre auteur, dans sa recherche, ne retienne pas cette option.
Je l’ai dit, Pierre Bayard est également psychanalyste et c’est à ce titre qu’il entre dans le psychisme d‘Œdipe qui, convaincu de sa culpabilité, laisse parler son « surmoi » libérateur à seule fin de trouver une sorte de repos intérieur alors même qu’il n’est pas coupable. En effet les révélations qui lui ont été faites sur son histoire font qu’il est devenu son propre procureur.
Tout cela pourrait paraître un divertissement d’intellectuel sans commune mesure avec les préoccupations d’un citoyen ordinaire par ailleurs peu familier des textes mythologiques et non versé ni dans les arcanes de la psychologie humaine ni dans les nombreuses références avancées. On peut effectivement voir les choses ainsi mais la démonstration faite par l’auteur dans un autre de ses ouvrages de l’erreur d’Agatha Christie est du même ordre. Cette démonstration, par ailleurs passionnante, illustre cette « critique interventionniste », pour le moins originale et qui invite le lecteur (et le critique) à sortir de son rôle passif et de mettre en doute le texte qu’il vient de lire en en dénonçant les contradictions, sans pour autant en changer une virgule. Remettre en question les vérités les plus établies n‘est pas un travail du moindre intérêt et l’épilogue est convainquant .
Cette invitation m’évoque,a contrario, ma lointaine scolarité où mes dissertations, loin de s’inscrire dans cette méthode sans doute non encore clarifiée, s’inspiraient largement -le mot est faible-, au point d’en être souvent de pâles paraphrases-, des considérations de « Lagarde et Michard ».
Bien documenté et bien écrit, ce fut, comme d’habitude, un bon moment de lecture.
© Hervé GAUTIER
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La vérité sur "Dix petits nègres"
- Par ervian
- Le 24/01/2025
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N°1961– Janvier 2025.
La vérité sur « Dix petits nègres » - Pierre Bayard – Les éditions de Minuit (2019).
Pierre Bayard se livre à une lecture critique de ce roman emblématique d’Agatha Christie paru en 1939 que l’usage actuel bien-pensant a rebaptisé « Ils étaient dix », estimant que l’auteure s’est trompée dans la désignation du coupable.
Dans le roman d’Agatha Christie, dix personnes qui ne se connaissent pas sont invitées sur l’île du Nègre sur la côte du Devon en Angleterre par un certain O’Nyme, mystérieusement absent. Chaque invité appartient à une classe sociale différente mais ils ont tous été dans le passé, accusé de meurtres pour lesquels ils n’ont pas été poursuivis par la justice. Dès leur arrivée dans l’île, ils sont interpelés par la voix étrange d’un gramophone. En outre, ils découvrent dans leur chambre une comptine racontant l’histoire de dix petits nègres qui meurent les uns après les autres. Ce roman est très célèbre et Pierre Bayard le résume en quelques pages, énumérant les morts qui se succèdent en même temps que disparaissent des statuettes censées représenter chacun d’eux mais conteste le dénouement.
D’une manière générale, il est clair que, dans un roman, l’auteur qui tient la plume, comme on dit quand on a des Lettres, est le seul maître du jeu et déroule son histoire conformément à l’épilogue qu’il a imaginé. Comme c’est un roman policier, Il attend la fin, avec tout le suspens qui convient et qui égare le lecteur vigilant, pour dévoiler le nom du coupable. Le livre refermé, le lecteur peut se contenter d’acquiescer mais n’est cependant pas obligé d’adhérer à la conclusion proposée, certaines d’entre elles étant bancales voire invraisemblables. Ici Pierre Bayard s’attache à noter les nombreuses contradictions et à démontrer scientifiquement qu’il y a des erreurs manifestes dans la démonstration d’Agatha Christie et pour se faire donne la parole au véritable coupable qui s’adresse directement au lecteur, C’est l’un des personnages que Pierre Bayard fait sortir du roman pour en quelque sorte se dénoncer (Sans vouloir minimiser les mérites et surtout sa faculté de déduction et de prévision de cette courageuse personne, les arguments développés et des citations notées trahissent une remarquable érudition!). C’est une technique originale mais qui illustre bien un sujet de réflexion qui a donné lieu à des dissertations parfois hasardeuses de la part de générations de potaches, c’est à dire la liberté des personnages de fiction qui traditionnellement sont esclaves de l’auteur du roman mais qui en réalité jouissent d’une liberté à la fois réelle mais incomplète comme le note Pierre Bayard. Ce personnage prend logiquement le contre-pied du texte d’Agatha Christie, notant les nombreuses contradictions, énumérant les pistes restées vierges, se posant des questions non soulevées par l’enquête, en étayant son propos de nombreuses références à la littérature policière. La chose n’est pourtant pas aisée tant le roman a été favorablement accueilli dans le public lors de sa publication et considéré comme la perfection en matière d’intrigue policière. Pour ce faire, ce personnage dont nous ne saurons le nom qu’à la fin, ne se prive pas de citer souvent les travaux de… Pierre Bayard soi-même !
Cette démarche critique qui remet en question les conclusions d’un thriller, pourtant d’autant mieux accueilli qu’il émane d’un auteur connu et reconnu, n’est pas unique. Pierre Bayard s’est également attaché à remettre en question le dénouement du célèbre film Hitchcock « Fenêtre sur cour » (« Hitchcock s’est trompé » - 2023).
© Hervé GAUTIER
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Comment parler des faits qui ne se sont pas produits
- Par ervian
- Le 22/01/2025
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N°1960– Janvier 2025.
Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? – Pierre Bayard – Les éditions de Minuit.
D’emblée le titre peut logiquement poser question mais à la réflexion c’est un peu la définition du mensonge, de la mythomanie, de l’affabulation qui existent dans la vie courante et dont le résultat peut se révéler désastreux simplement parce que plus le mensonge est gros plus il prend. En littérature, qui est principalement le domaine de la fiction, c’est différent puisque la chose est connue du lecteur et a donc moins de conséquences même si certains auteurs peuvent être tentés de présenter sous la forme d’une récit véridique une histoire parfaitement imaginaire. L’auteur, également psychanalyste, invoque «la réalité subjective» explicable comme une activité de compensation de la part de l’écrivain mais dénonce également la crédulité initiale du lecteur dont la propension à croire aux contes de fées et à en être à la fois ravi et terrifié remonte à l’enfance.
Pour un romancier, créer des situations et des personnages fictifs, mêler vérité factuelle et vérité littéraire n’a rien d’exceptionnel puisqu’il parvient ainsi à l’essentiel grâce à son imagination, c’est à dire à exprimer ce que lui-même ressent ou ce qu’il désire croire et qu’il communique à son lecteur.
La psychanalyse influe sur la création artistique dans la mesure où selon la théorie freudienne, la pulsion sexuelle déplace son but sexuel initial vers un autre but, la création par exemple, une partie de l’énergie sexuelle pouvant être détournée vers la création selon le principe de sublimation. Dès lors, comment expliquer que des écrivains ont décrit avec précisions des faits qui ne se sont pas encore produits au moment où ils les évoquent ? La fabulation dont ils ont fait preuve n’a d’égal que leur volonté manipulatrice de créer leur propre mythe littéraire personnel en falsifiant leurs propres documents, en s’inspirant de l’œuvre des autres ou en révélant après coup des écrits imaginaires et secrets. La tentation est grande en effet de modeler une image actuelle de soi en inventant un personnage antérieur. Une vie amoureuse complexe oblige à inventer des mensonges en permanence à destination de ses nombreux partenaires. Cette situation complexe est de nature à solliciter l’imagination et donc de parler de faits qui ne se sont pas produits ou à en créer d’autres qui ne sont que mensonges, créateurs de liberté pour leur auteur mais en faisant le moins de mal possible à ses amants. Dans le domaine politique, les faits sont peut-être plus marquants dans la mesure c’est le domaine de l’idéalisation qui lui-même est sous-tendu par une conviction profonde préalable (qui a dit que les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient ?) et il est donc plus naturel de faire l’éloge d’un régime politique quand on est soi-même profondément convaincu de ses bienfaits, ce qui ne manque pas de créer des circonstances pour le moins contradictoires. S’agissant de l’imagination, « la folle du logis » de Pascal, qui est la compagne de la « pulsion narrative » elle favorise la déformation et la recomposition du réel par la falsification consciente des faits de la part des auteurs, souvent journalistes, créant pour un certain public moins averti, angoisse et même terreur par accès aux mondes parallèles hérités de notre enfance. Pierre Bayard, qui est aussi un homme de Lettres, a soin de préciser, non sans un certain humour, que la création d’un personnage littéraire prend une autre dimension.
Le livre refermé, j’ai tenté de réfléchir à ce que je venais de lire attentivement (en n’étant pas sûr d’avoir tout compris) et de l’appliquer à moi-même, le psychanalyste qu’est l’auteur ne manquerait pas d’y trouver la nature d’un éventuel dérangement personnel. Ma malchance ordinaire m’a très tôt amené à compenser en imaginant des faits et des situations qui m’étaient favorables mais qui ne se sont évidemment jamais produits, des illusions, de véritables « plans sur la comète ». Je n’y crois évidemment pas mais ce processus naît de lui-même et s’efface aussi vite qu’il est venu. De la même façon, cette imagination quelque peu débordante a généré une envie d’écrire dans le domaine de la fiction et, obéissant à cette pulsion narrative, évidemment affabulatrice dont parle l’auteur, il m’arrive d’imaginer, et donc de parler pour moi-même, des débuts de romans, c’est à dire des faits qui ne se produiront jamais et qui par ailleurs s’évanouissent vite dans les méandres de ma mémoire.
Pour avoir assisté récemment à une de ses conférences par ailleurs passionnante, je peux mesurer l’intérêt de son approche « critique interventionniste » de la lecture, notamment dans le domaine de la littérature policière, sa manière particulière d’entrer dans un roman, ainsi que dans l’exploration des mondes parallèles. Cet essai très documenté et très intéressant m’incite à explorer encore davantage l’univers de l’auteur.
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Aurais-je sauvé Genevieve Dixmer?
- Par ervian
- Le 25/04/2016
- Dans Pierre Bayard
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La Feuille Volante n°1036– Avril 2016
AURAIS-JE SAUVÉ GENEVIÈVE DIXMER – Pierre Bayard – Les Éditions de Minuit.
Les gens de ma génération se souviennent sûrement du « Chevalier de Maison-Rouge » qui fut le premier feuilleton télévisé de cape et d'épée diffusé en 1963 d'après l’œuvre d'Alexandre Dumas et d'Auguste Maquet. Inspiré par la vie d'Alexandre Gonsse de Rougeville, il a ému la France entière. Il retraçait l'histoire de cet aristocrate recherché par la police et caché chez les époux Dixmer, royalistes, qui voulait libérer Marie-Antoinette de la prison du Temple. Parallèlement, Maurice Lindey, un républicain patriote, tombe amoureux de Geneviève Dixmer dont le mari accueille Lindey qui ainsi lui sert de couverture, tout en sachant les sentiments que ce dernier nourrit pour son épouse. La libération de Marie-Antoinette échoue, Geneviève est arrêtée, condamnée à la guillotine. Maurice la rejoint pour mourir avec elle. Cela c'est pour l'histoire tragique qui bouleversa durablement l'auteur, alors âgé d'une dizaine d'années au point que cela modifia, selon son propre aveu, sa notion même de l'amour. En effet, il tomba littéralement amoureux de Geneviève (peut-être aussi à cause du beau visage de l'actrice Anne Doat qui l' incarnait). Aussi était-il tentant pour lui, sans vraiment réécrire le texte, de la retrouver, de voyager dans le temps, d'entrer dans le roman, d'en devenir un de ses personnages, en l’occurrence Lindey, et de tenter, tout en respectant l'intrigue et aussi la personne de Geneviève, de la faire échapper à son injuste sort. Il vivra donc sous le Révolution et ses violences et voyagera à l'intérieur de ce roman par le truchement d'un artefact de lui-même, dans le seul but de la sauver.
Cela paraît surprenant de vouloir ainsi entrer dans un livre, même si ce métalepse a déjà été utilisé notamment par Woody Allen qui ainsi retrouva Emma Bovary ou tourna « La rose pourpre du Caire ». C'est vrai que la fiction autorise l'extraordinaire et même si l'auteur est un être réel et Geneviève un personnage de roman, l'inconscient intervient dans cette relation et la rend possible. D'autre part la lecture attentive d'un texte amène le lecteur à y projeter ses propres fantasmes et à se situer dans un « monde intermédiaire » entre le réel et le fictif. En outre, l'identification à un personnage de roman appartient à l'enfance et nous sommes tous d'anciens enfants qui nous souvenons parfois de cette période. Il n'empêche que malgré tout, on ne peut rien modifier du passé. Notre auteur est donc projeté dans ce Paris de 1793(exactement du 10 mars à la fin octobre) inconnu de lui . Pour autant cet exercice suppose qu'il se mette dans la peau d'un homme de la Révolution, qu'il prenne en compte les données sociologiques, politiques, culturelles, idéologiques, religieuses de l'époque, l’émergence d’idées venues du Siècle des Lumières, le basculement dans la Terreur, les menaces extérieures et intérieures, la situation d'insécurité, tout en restant lui-même et en respectant l'intrigue et son épilogue qu'il connaît, contrairement à Lindey. Cela implique qu'il s'exprime à la première personne, qu'il use de son véritable nom, ce qui n'est pas le cas évidemment dans le texte de Dumas et Maquet. Dès lors, cette période troublée qu'est la Révolution ouvre-t-elle la voie à des problèmes concrets d'éthique extrêmement éloignés des positions philosophiques trop théoriques. Ainsi Lindey-Bayard doit-il choisir entre la femme qu'il aime et son idéal républicain, sa décision emportant nécessairement des conséquences dramatiques et caractérisant un choix impossible. Dès leur première rencontre fortuite, il est amené à se demander s'il doit défendre cette femme qu'il ne connaît pas et qui est peut-être suspecte, au seul motif qu’il en est tombé amoureux au premier regard, question d'autant plus pertinente que, par la suite, il est parfaitement conscient qu'elle se sert de lui et que pour cela il sacrifie volontairement son idéal républicain. Ainsi, peut-on admettre que la fin justifie les moyens dans la mesure où, la libération de la reine entraînerait la mort de Bayard, ramené par les royalistes et leur chef le chevalier de Maison-Rouge, à un simple moyen au service d'une cause supérieure à laquelle il est étranger ? Après avoir été dans le déni de cette situation, Bayard est mis par Geneviève devant le dilemme suivant : trahir la République et la sauver par amour et ainsi se déshonorer lui-même, c'est à dire faire un choix égoïste en trahissant son idéal, où envoyer cette femme à la mort, autrement dit, peut-on mentir et laisser mettre à mort quelqu'un qu'on aime au nom d'un principe dogmatique. Nous sommes dans un cas de conflit des loyautés, de valeurs, mais ici les choses bifurquent quelque peu puisque Geneviève s'offre elle-même (par amour?) à Lindey-Bayard, c'est à dire trahit son mari contre la sauvegarde du chevalier de Maison-Rouge, son frère. Je note que notre auteur se refuse à cette alternative, par principe autant que par devoir. De son côté, le mari n'hésite pas à sacrifier son épouse qui ainsi marche vers l’échafaud en compagnie de son amant qui se livre lui-même pour mourir avec elle.
Ce n'est pas la première fois que l’auteur use de ce subterfuge d'écriture. Déjà dans « Aurais-je été résistant ou bourreau ? », il s'était transporté en France lors de l'occupation allemande de la 2° guerre mondiale, se demandant quelle aurait été son attitude en ces temps troublés. Cet essai qui se situe entre l'analyse littéraire et la philosophie, est émaillé d'exemples, de démonstrations et de citations d'universitaires et de philosophes, pleins aussi d'analepses et de prolepses qui servent le parti-pris de l'auteur pour se réapproprier cette fiction. Reste le concept d'écriture original qui permet l'exploration de la personnalité potentielle de l'auteur ainsi que les problèmes de réflexions et d'éthiques soulevés auxquels je ne souscris pas totalement, notamment celui où il parle de la responsabilité que nous avons envers ceux que nous croisons. Je ne tiens pas non plus l'humanité, dont je fais évidemment partie, en suffisamment haute estime pour l'investir de ces hautes préoccupations, de ces questions d'honneur, de respect et d'amour. J'ai quand même bien aimé ce livre, bien écrit, original dans son concept et dans cette expérience menée dans le contexte du passé mais qui permet aussi de penser le présent et l'avenir.
© Hervé GAUTIER – Avril 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]
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AURAIS-JE ETE RESISTANT OU BOURREAU ? – Pierre Bayard
- Par ervian
- Le 01/08/2013
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N°668– Août 2013.
AURAIS-JE ETE RESISTANT OU BOURREAU ? – Pierre Bayard - Les Éditions de Minuit.
Pour les gens de ma génération qui n'ont pas fait la guerre mais qui en ont entendu parler [beaucoup par ceux qui l'ont connu de loin, peu par ceux qui ont été d'authentiques héros], je me suis souvent demandé quel aurait été mon comportement pendant cette période troublée. Sauf bouleversement dans ma vie, je n'aurais certes pas été un délateur mais sûrement pas non plus un résistant héroïque, tout juste un tiède, comme la plupart des Français de l'époque. Mais le destin nous joue parfois de ces tours ! Je me suis dit que ce livre pouvait peut-être m’aider à clarifier mon propre questionnement.
L'auteur, né en 1954, tente de répondre à cette question en remontant le temps et en imaginant fictivement qu'il se trouve dans la situation de son père à la même époque parce qu'il a avec lui une similitude culturelle, des aspirations et un parcours communs. Il imagine donc une uchronie et se demande quelle aurait été son action dans ce contexte historique. Il a donc, fictivement, 18 ans en 1940, et élève d’hypokhâgne fuyant Paris se retrouve dans le sud de la France. Pour l'aider dans sa démarche d'analyse et de création, il convoque Louis Malle et Patrick Modiano pour le film « Lacombe Lucien », Daniel Cordier pour son engagement de Résistant, Stanley Milgram pour son expérience, Romain Gary pour ses romans et bien d'autres figures qui ont brillé par leur exemple...
C'est un texte dense, documenté, logique aussi dans son raisonnement, écrit par un universitaire et un psychanalyste qu'est Pierre Bayard et qui alterne entre fiction et démonstration. L'auteur y démonte les mécanismes qui amènent chaque homme face à une crise, soit à l'ignorer par peur, soit à s'engager pour y faire échec, soit à aider ceux qui en pâtissent. Il dissèque la « personnalité potentielle » que nous portons tous en nous et qui nous révèle, dans un tel contexte exceptionnel, tels que nous sommes réellement,même si l'image que nous donnons de nous-mêmes est peu flatteuse, fait la part du hasard, prend en compte les contraintes intérieures qui poussent les êtres à agir ou au contraire à s'abstenir, depuis les désaccords idéologiques et politiques jusqu'à l'indignation et l'empathie en passant par la soumission à l'autorité, le devoir d’obéissance aux ordres ou au contraire le devoir moral de refuser de les exécuter, le risque encouru par ceux qui osent sortir du rang et, au nom de leur conscience, de se singulariser. Il remet en cause au passage bien des idées reçues sur l'engagement personnel et sur les actions qui en découlent, détaille la nature de l'intervention du « bourreau » dans la « solution finale », le génocide rwandais ou la dictature sanguinaire de Pol Pot, analyse finement ce qu'il appelle « la personnalité altruiste ».
Quand il choisit de revenir à la fiction et de se mettre en situation de choisir entre De Gaulle et Pétain, il note son dégoût du régime de Vichy, son indignation face à ses agissements, sa sympathie pour les juifs mais aussi son incapacité à agir dans l'instant par peur de la dénonciation, de la torture et de la mort. Il est en effet peu indulgent avec lui, estimant que s'il avait vécu à cette époque, il aurait tenté de survivre dans la tourmente politique du régime de Vichy et aurait poursuivi ses études pour assurer son avenir en refusant l'action de résistance. Il se trouve quand même des excuses que le lecteur voudra bien admettre au nom de la peur ressentie. Les élèves de l’École Normale avaient pour ordre à l'époque de se tenir en dehors de toute action politique, même si en tant qu'institution, cet établissement ne partageait pas les idées du Maréchal. S'ils le faisaient c'était l'exclusion c'est à dire pour lui l'anéantissement d'années d'effort, l'effondrement d'un rêve familial, l'impossibilité d'entrer dans la Fonction Publique et donc de gagner sa vie, de fonder une famille comme il le souhaitait. Tout cela allait à l'encontre de l'exemple donné par de Sousa Mendes, ce consul du Portugal qui, en dépit d'une interdiction formelle de son pays, délivra, en juin 1940, plus de 30 000 visas à des juifs leur permettant ainsi de sauver leur vie, c'est à dire qu'il accepta délibérément de sortir du cadre existant pour n'agir que selon sa conscience. C'est, au sens de l'auteur, faire prévaloir la liberté simplement parce qu'on accepte de s'abstraire des contraintes mentales imposées, c'est aussi une manière de créativité puisqu'on invente ainsi une forme d'action qui est sans modèle préétabli. Ce n'est plus seulement un acte de résistance, c'est l'exploration d'une voie nouvelle qui met en évidence le concept de liberté, une véritable réinvention de soi. En ce qui le concerne, il avoue qu'il n'a pas ce courage et voit ici la raison de son défaut d'action. Il avoue quand même, malgré tout ce qu'il a dit auparavant et qui est de nature philosophique et altruiste que pour nombre de jeunes leur entrée personnelle en Résistance n'a pas été motivée par les rafles de juifs mais par l'institution du STO en février 1943 ! Pour lui c'est une véritable bifurcation qui le détermine grâce à des certificats médicaux à se faire affecter à la bibliothèque de l’École et attendre ainsi la Libération. Il parvient quand même à se dire que c'est là une forme de désobéissance et qu'il peut ainsi aider ceux qui ont fait le choix de la Résistance alors que son père n'a pu échapper au travail obligatoire en Allemagne.
Parmi tous ceux qu'il énumère et qui sont entrés en résistance, beaucoup sont croyants et s'estiment inspirés par Dieu. L'auteur qui, à l'inverse de son père, avoue être agnostique, ne peut justifier sa forme d'engagement, si faible soit-elle, par sa foi. Pour autant il admet que la démarche de ceux qui se sont engagés à résister, est de l'ordre du mystère et qu'il y a en nous un autre « moi ».
C'est donc un livre passionnant, agréable à lire, une fiction croisée avec un témoignage authentique qui donne l'occasion d'une réflexion sur l'éthique, d'un questionnement intime et peut-être d'une remise en cause personnelle.
© Hervé GAUTIER - Août 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com