la feuille volante

Antoine CHOPLIN

  • L'INCENDIE

    N°900– Mai 2015

    L'INCENDIE – Antoine Choplin – Hubert Mingarelli – La Fosse aux ours.

    Deux hommes qui se sont connus dans le passé et qui se sont revus à l'occasion de l’enterrement du père de l'un d'eux entament une correspondance. Jovan habite Belgrade et travaille aux archives d'un institut de musicologie et Pavle habite un port de l'Argentine et travaille dans une scierie. La cérémonie passée, ils décident d'entreprendre une correspondance. C'est à cet échange épistolaire qu'est convié le lecteur.

    Au commencement, les lettres sont brèves, presque timides mais rapidement ce qui pouvait passer pour une correspondance de circonstances qui n'avait aucune chance de perdurer bien longtemps, s'étoffe, les lettres s'allongent et évoquent des souvenirs précis du conflit en ex-Yougoslavie auquel ils ont ensemble participé. Pourtant elles sont écrites avec une grande économie de mots, comme si ce qui motivait réellement cette correspondance devait cependant rester secret. On y apprend l'existence d'une maison désormais en ruines à Ostrovo, la présence d'un troisième soldat, Branimir, et d'une femme, l'occupante de cette maison. Dès lors le lecteur entre de plain-pied dans les souvenirs, mais ils resurgissent presque malgré soi et on aurait bien voulu les oublier à jamais au point que leur simple évocation suffit à interrompre momentanément cet échange, tant le malaise qu'ils ont réveillé est grand. C'est un peu comme si Jovan voulait se débarrasser de « ses sales pensées » en les écrivant à son ami par dessus l'océan, mais elles s'incrustent malgré sa volonté de parler d'autre chose.

    Cette correspondance est assez étrange. Non seulement elle évoque un souvenir que nos deux épistoliers auraient voulu oublier, mais c'est un peu comme s'ils souhaitaient se faire mal ou remuer avec cependant un certain courage les vieux démons et, par ce biais, obtenir une forme de rédemption, cette correspondance n'étant pas autre chose qu'une véritable confession. L'absolution devait sans doute venir de cette évocation elle-même et de la réponse de l'autre, de sa compréhension, de son acquiescement, ou peut-être du chemin fait à moitié par chacun d'eux ? Cette volonté de revivre le passé en évitant de voir le monde non comme il est mais comme on voudrait qu'il soit, de pratiquer face aux difficultés la politique de l'autruche, l'envie que tout cela n'ait été qu'un simple cauchemar ou simplement que tout cela n'ait jamais existé, c'est sans doute l'attitude de Pavle qui a pris l’initiative de cette évocation que Jovan fait semblant de ne pas comprendre, au moins au début. Il y a une montée de l'intensité à travers les phrases échangées, mais aussi une sorte de paradoxe dans cet échange. Jovan et Pavle remuent un passé fangeux mais, à la fin de chaque lettre, ils font échange d'amabilités et de vœux qui sont en contradiction avec les paroles partagées, les non-dits qu'ils font semblant d'ignorer, des souvenirs qu'ils voudraient définitivement effacer.

    Je me suis toujours demandé si on pouvait se libérer par l'écriture, si le fait de mettre des mots sur des maux pouvait les adoucir, exorciser des peurs, des deuils, des remords. J'ai longtemps cru à l’effet cathartique du discours, j'en suis beaucoup moins sûr maintenant. Je ne suis pas sûr non plus que cet échange de lettres qui s'étale sur environ un an contribue à rapprocher ces deux hommes et à entretenir leur amitié, je pense au contraire que chacun gardera ce souvenir comme une plaie ouverte en refusant d'en parler et que ces lettres n'ont finalement fait que raviver une douleur bien inutilement. Cela m'évoque aussi le souvenir qui s'effrite avec le temps. Non seulement la mémoire humaine est naturellement défaillante et ce d'autant plus qu'on veut occulter celles de nos actions qui ne nous ont pas vraiment grandi. Ce roman, parce qu'on peut dire que c'en est un, est original dans la manière dont il est conçu. Il aurait parfaitement pu être écrit par un seul auteur mais il a été réalisé à quatre mains. Sa singularité réside en effet dans le fait que les deux écrivains ont respecté le rythme de la correspondance, l'un attendant la réponse de l'autre pour, à son tour prendre, la plume. C'est une invitation à la réflexion qui n'est pas inutile et également un bon moment de lecture .

    ©Hervé GAUTIER – Mai 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA NUIT TOMBEE – Antoine Choplin

    N°680– Septembre 2013.

    LA NUIT TOMBEE – Antoine Choplin – Éditions la Fosse aux ours.

    Prix du roman France Télévision 2012.

    Gouri est écrivain public à Kiev où il vit avec Térésa sa femme et leur fille Kesnia. ll revient à moto pour la première fois depuis deux ans dans le région contaminée de Tchernobyl interdite au tout habitant. Pourtant, avant de se retrouver dans la zone interdite il traverse des villages ou de rares être humains vivent encore et qui ont choisi de rester pour braver l'interdit ou simplement parce qu'ils n'avaient pas ailleurs à aller, au mépris de la souffrance et de la mort.

    C’est que ces lieux ont été pour lui synonymes de bonheur familial jusqu'à l'explosion de la centrale et il a été contraint de les quitter. S'il a été épargné par la catastrophe, cela n'a pas été le cas de sa fille Ksénia contaminée par la radioactivité. S'il est là, c'est parce qu'il s'est assigné une mission : récupérer la porte décorée par leur fille de leur ancien appartement, à Pripiat. Pour cela il lui faut entrer dans la zone interdite malgré l'interdit, les soldats qui contrôlent et les trafiquants qui pilent tout, mais avant de pousser plus loin, il rencontre ses anciens amis, Iakov, Vera, Kouzma qui survivent comme ils peuvent, irradiés et malades. Avec eux, il évoque le passé, ceux qui ont choisi de se dévouer sans aucune protection pour tenter d'enrayer la catastrophe, ceux qu'on a appelés « les liquidateurs » et qui, pour la plupart sont morts, ces maisons enfouies par les bulldozers, ces champs qu'il a fallu décaper et traiter, ces villes désormais désertes et surtout ce silence, ce vide, ce monde désormais interdit. On évoque cet avant-goût de l’apocalypse en buvant de la vodka comme pour exorciser ces événements et ce présent qui est une hypothèque sur l'avenir et en mangeant des produits contaminés, comme par défit. Gouri a sa façon à lui de réagir, depuis la catastrophe, il a composé un poème par jour « comme un petit crachat de ma salive à moi dans le grand feu, et se sera comme ça tous les jours que Dieu me donnera. »

    L'art serait-t-il le dernier rempart contre la souffrance et la mort, la barbarie, contre ce réacteur qui menace toute l'Europe, qui reste comme une insulte à l'humanité. Le nom de Tchernobyl n'est jamais cité comme si ce livre était celui d'un retour, celui d'un poète, d'un écrivain public qui a été « liquidateur » mais ne trouve rien de mieux que les mots pour réagir face à l'horreur et à la mort, « oui mai c'est déjà pas mal » note-t-il... Il y a aussi une une dimension poétique dans ce livre. Iakov, cet ami qui va mourir et qui le sait demande à Gouri le poète de l'aider à écrire, une ultime fois, une lettre d'amour à sa femme pour la remercier d'avoir été à ses côtés, quelque chose qu'elle aimera lire, qui lui fera du bien quand il ne sera plus là ! Il faut que cela soit écrit de sa main, par lui, comme si cela venait de lui, même si ce ne sont pas exactement ses mots. Cette complicité entre un homme qui va mourir et un autre qui va rester en vie se manifeste donc à travers des mots, de la poésie, la seule chose qui vraiment incarne la vie... Et puis il y a les poèmes de Gouri qui disent avec une grande économie de mots tout ce que cet épisode a eu de monstrueux et qui porte encore en lui sa dimension de mort. « La bête n'a pas d'odeur et ses griffes muettes zèbrent l'inconnu de nos ventres. D'entre ses mâchoires de guivre jaillissent des hurlements des venins de silence qui s’élancent vers les étoiles et ouvrent des plaies dans le noir des nuits. Nus voilà pareil à la ramure des arbres dignes et ne bruissant qu'à peine transpercés pourtant de mille épées à la secrète incandescence ».

    © Hervé GAUTIER - Septembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • APNÉES - Antoine CHOPLIN

     

    N°415 – Avril 2010

    APNÉES - Antoine CHOPLIN – Éditions La fosse aux ours.

     

    Il doit bien y avoir sur notre pauvre terre des zones inconnues du cadastre international, non répertoriées sur les cartes routières, ignorées des guides touristiques. Une telle éventualité est sans doute redoutée des automobilistes égarés mais doit être une opportunité intéressante si ce conducteur est attentif aux phénomènes paranormaux.

     

    Plan-les-Ouates, le nom sonne déjà comme un mystère dans sa musicalité, même si on a de bonnes raisons de penser que cette localité existe effectivement et se trouve près du lac de Genève. Assurément, cela invite à la réflexion, à la circonspection même... Voilà que notre narrateur, Arène Margay, friand de lexicographie et adepte par ailleurs de l'apnée qu'il se proposait de pratiquer justement ce jour, y tombe en panne de voiture. La Suisse est pourtant un pays où tout paraît prévu, répertorié, organisé, sans surprise, mais bon, pourquoi pas?

    Le temps de réparer, une visite de la ville s'impose donc d'autant qu'elle s'inscrit dans le domaine du temps obligatoirement perdu, qu'on ne compte plus et que le printemps qui s'annonce, après sans doute un long hiver, va rendre agréable. La flânerie est donc de rigueur! Comme il se doit, dans un tel lieu, ce parcours ne peut qu'être confié au hasard et suivre un marcheur semble être une bonne méthode, et quand ce guide improvisé est une jolie femme, cela ne peut mieux tomber... Dès lors, toutes les illusions sont possibles, les visuelles comme les auditives, donnant asile à l'extraordinaire, au fantastique... Apparemment, celle qu'il a prise, à son insu, pour guide dans cette ville de nulle part s'y dirige elle aussi avec une boussole aléatoire et le fait qu'elle possède un appareil photo et choisisse de fixer l'image d'Arsène sur la pellicule fait naître chez notre homme une multitude de fantasmes. D'autant que de suivant, il devient suivi et qu'un dialogue s'engage, vite transformé en balade commune et peut-être complice. Les présentations se font, elle s'appelle Marine Duchamp, lui avoue qu'elle est amnésique suite à un accident de voiture... De là à imaginer un monde approximatif où les références vitales ordinaires n'ont plus court, il n'y a qu'un pas et respirer devient incongru. Arsène pousse son avantage, profite de cette défaillance de mémoire pour lui faire croire abusivement qu'ils sont été amants et finit par être pris à son propre jeu.

     

    Derrière l'histoire, j'observe que le texte se décline à la première personne, l'emploi du « je », dans le contexte de ce qui est une sorte de fable, peut apparaître comme une personnalisation à outrance, laissant par ailleurs la place à l'humour, à la liberté d'écriture et de création. Cela s'annonçait bien pourtant, avec cette mise en scène où le lecteur pouvait tout imaginer, mais la chute ne me paraît pas être à la hauteur de ce qui aurait pu être un récit singulier...

     

    Et l'apnée dans tout cela? Est-ce la même ivresse qu'on ressent autant à se priver d'oxygène qu'à se souler de mots, un moment de quasi folie que seule la fiction permet et que s'accorde un auteur-narrateur pour s'évader du monde, une panne qui est peut-être plus qu'une allégorie pour justifier le plaisir de suivre une inconnue, d'entamer avec elle une passade ou une passion? Est-ce une action expiatoire pour avoir joué et s'être laissé emporté par son désir? Est-ce une volonté de se couper du monde? Le baiser qu'elle choisit de lui donner est-il lui aussi, à sa manière, une forme allégorique de l'apnée?

     

    Pour ce qui est du vocabulaire, le lecteur friand de mots rares et d'usage inhabituel est servi. Il pourra aisément les mâcher, les déguster avec gourmandise à la suite de ce narrateur et de son appétit de langage. Je ne suis pas bien sûr cependant que cette débauche sémantique s'attache durablement le lecteur, d'autant que, dans le même temps, la rigueur syntaxique, pour sa part, n'est pas toujours observée, surtout dans les dialogues entre Arsène et Marine. Je ne suis pas bien sûr non plus, à titre personnel, de partager l'enthousiasme exprimé dans la 4° de couverture du narrateur et de sa passion pour le lexicologie. Ce récit est sûrement un exercice de style intéressant, une occasion passionnante de laisser libre cours à la musique des mots, voire à une démonstration d'érudition, mais, au fil des pages, les phrases emphatiques, voire amphigouriques ont fini par me lasser, par m'ennuyer même...

     

    Comme toujours, le hasard a guidé mon choix et j'ai conscience d'être peut-être passé à côté de quelque chose, mais je ne suis pas bien sûr de vouloir accompagner cet auteur dans un parcours créatif qui, d'emblée, me plaisait bien.

     

     

     © Hervé GAUTIER – Avril 2010

    http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

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