Nadeije Laneyrie-Dagen
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L'étoile brisée
- Par hervegautier
- Le 24/07/2021
- Dans Nadeije Laneyrie-Dagen
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N° 1561 - Juillet 2021
L’étoile brisée – Nadeije Laneyrie-Dagen – Gallimard.
Je remercie les éditions Gallimard et Babelio de m’avoir permis de découvrir ce roman exceptionnel.
C’est une grande fresque historique, sociologique et ethnographique (j’ai lu avec plaisir notamment ce qui concerne les Tupinambas) où la richesse de la documentation le dispute à l’imagination la plus passionnée. Ici, au début, le lecteur est transporté dans un petit port espagnol, à la toute fin du Moyen-Age, où, après une période de cohabitation, les catholiques se sont mis à haïr les juifs et à les persécuter au motif qu’ils étaient un peuple déicide. Ainsi, pour sauver ses deux fils, Yehohanan et Yehoyakim, la famille Cocia les envoie sur les route de l’Europe. Ce roman relate leurs errances et c’est donc l’occasion de vivre l’ambiance de cette aube de la Renaissance qui commence à contester la toute puissance de l’Église catholique qui a baigné le Moyen-Age avec ses rituels incontournables et omniprésents, ses abus, l’intolérante Inquisition et son cortège d’ordalies, de « questions », de bûchers, et de tortures, les massacres de juifs, leur fuite, parfois leur conversion forcée ou l’abandon de leur identité pour survivre et continuer à exister et à commercer malgré la haine des chrétiens. Grâce à de nombreuses sagas que nous conte l’auteure, le lecteur voyage dans tout le monde connu, de l’Espagne à la Toscane, de la France à l’Allemagne, de l’Angleterre à Venise et aussi dans les contrées inconnues de l’Amérique, croise la mort et connaît des voyageurs émouvants au destin parfois étonnants que ce genre d’époque est capable d’engendrer. C’est le cas de Tyterogat, esclave indienne devenue Maria Canar, maîtresse d’Americo Vespucci puis son épouse. Yehohanan devenu Juan depuis de sa conversion au christianisme, fils de cordonnier et petit-fils de rabbin, deviendra marin, pilote et cosmographe, compagnon de Vespucci et de Colomb, puis reviendra Yahia, réfugié séfarade en Afrique, dessinateur de cartes destinées à l’empire ottoman. Son frère sera le médecin de Luther ...Ils sont croiser d’autres personnages, ce qui donne à ce roman une sorte d’unité, une dimension un peu vertigineuse à cause du temps qui passe apaise parfois les tensions, et confère assurément un intérêt supplémentaire au récit.
Des destins, grands ou petits se font et se défont, des vies se déroulent, des amitiés se nouent et se dénouent, des amours se tissent, des unions se créent, autant d’aventures personnelles faites de frasques ou de vertu, avec secret ou tapage, dans la vie ou dans la mort, autant d’histoires individuelles qui s’inscrivent dans celle plus grande de l’humanité. Le texte invite le lecteur à Florence pour le supplice de Savonarole, suit l’étonnant destin de la famille Vespucci, celui d’Amerigo et de son aventure américaine, évoque les guerres menées en Méditerranée contre les musulmans et la pratique de l’esclavage. Il assiste au partage des terres nouvelles entre le Portugal et l’Espagne, aux querelles sur les cartes, aux interprétations divergentes qu’on peut donner aux terres nouvellement conquises, et notamment l’Inde, à cause des richesses potentielles qu’on en espère, de leur peuplement afin de mieux les exploiter et de la nécessité de les évangéliser. Il est l’invité des joutes en temps de paix grâce auxquelles on se prépare à la guerre, est informé des mariages arrangés entre les nobles ou les importants négociants pour des questions d’intérêt, des dotes qu’on discute âprement, connaît le sort des enfants non désirés qu’on abandonne en les déposant le matin à la porte d’un hospice, celui des filiations parfois douteuses, celui des épouses innocentes livrées lors de la nuit de noces à la violence d’un époux souvent plus vieux, seulement désireux de vérifier que sa promise est vierge, qu’elle a encore ce pucelage indispensable à une alliance légitime et qu’elle ne sera destinée qu’à porter sa future descendance masculine. Il est le témoin des grands changements de mentalités, de la moralité discutable de certains ecclésiastiques, du trafic de l’Église autour des reliques et des indulgences pour financer la future basilique de Rome et qui précipitera le schisme protestant de Luther et ses changements radicaux, l’affirmation, contre l’avis de Ptolémée, de la rotondité de la terre, de sa rotation sur elle-même et de sa révolution autour du soleil, de la représentation artistique des corps nus, de la dissection des cadavres humains, du doute qui s’insinue chez certains penseurs sur l’existence même de Dieu. Il voit les luttes ordinaires menées depuis toujours par les hommes pour obtenir le pouvoir ou la fortune et qui pour cela engendrent les pires ignominies et la tentative des femmes pour s’affirmer face à eux parce que, sans elles, point de plaisirs des sens, point de descendance et donc de dynastie ou de successeur dans le commerce.
Le livre refermé, j’ai eu, comme à chaque fois que je lis une saga, l’image de la condition humaine avec cette extraordinaire volonté de faire prévaloir la vie qui est unique et malheureusement parfois inique, avec sa difficile quête du bonheur et de la survie dans les périodes troublées. Dans ce genre de récit au long cours on est toujours confronté au sens de la famille, au mensonge, à l’hypocrisie, à la liberté, au destin, à la volonté des autres, aux nombreux paradoxes de la vie qui pour les uns est belle et pour d’autres un fardeau mais dont chacun n’est ici-bas qu’usufruitier, avec la mort au bout du chemin après les espoirs, les illusions, les échecs qui la jalonnent. Il y a le parcours individuel avec ses parts d’ombres, la trace qu’il laisse dans le souvenir des autres, le temps qui passe et le vertige qu’il imprime en nous, la mémoire des choses avec ses regrets et ses remords, la certitude que nous ne sommes ici que de passage, sans autre horizon que la contingence.
Ce remarquable roman fait 740 pages mais je l’ai lu avec grand plaisir grâce notamment à la fluidité du style de l’auteure, sans que l’ennui ou la lassitude ne s’invitent dans ma lecture. Cet ouvrage très pédagogique transforme le lecteur en un grand observateur de cette période de l’humanité qui mérite bien son nom de Renaissance après les années d’obscurantisme religieux et social du Moyen-Age.