la feuille volante

Javier Cercas

  • Terra alta

    N°1655- Juillet 2022

     

    Terra Alta – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič et Karine Louesdon.

     

    Dans une petite ville de Catalogne, Gendesa, capitale de la Terra Alta, un meurtre atroce vient d’être commis, le massacre avec tortures et mutilations d’un vieux couple de riches industriels dans une villa isolée, les Adell. Lui, malgré ses quatre vingt dix ans dirige encore une importante cartonnerie, des riches dans une région pauvre. Pourtant l’affaire se présente plutôt mal sans indices ni traces d’effraction, même s’il apparaît que, malgré son catholicisme militant, ce patron parti de rien, sorte de potentat arriviste exploitait ses ouvriers et suscitait des envieux. Ce n’était pas cependant une raison suffisante pour le tuer. On pense même à un meurtre rituel à cause de leur appartenance à l’Opus Dei. L’enquête vite classée ne tient que grâce à l’entêtement de Melchor Marín. C’est en effet lui qui, muté temporairement dans cette région éloignée de Barcelone pour sa sécurité, va être chargé de l’enquête. C’est surtout l’occasion de faire connaissance avec lui. Fils sans père d’une prostituée, il a grandi dans les bas-fonds de Barcelone et la pègre qu’il a très vite fréquentée l’a amené en prison où la nouvelle de l’assassinat sordide de sa mère et la lecture des « Misérables » ont fait de lui un révolté et l’ont déterminé à faire des études pour devenir… policier, ne serait-ce que pour découvrir son vrai père mais surtout pour découvrir les assassins de sa mère, un justicier obsédé par les injustices de ce monde, un homme tiraillé entre les figures emblématiques hugoliennes de Valjean et de Javer ! Malheureusement pour lui, il va s’apercevoir que la recherche effrénée de la justice peut mener aux pires injustices et que, sur cette terre catalane, le souvenir de la Guerre Civile espagnole n’est pas éteint.

    Sa mutation dans cette région isolée où d’ordinaire il ne passe rien va certes être pour lui l’occasion de se ranger en rencontrant Olga sous l’égide des livres, en l’épousant et en lui faisant un enfant, mais cette affaire de meurtre va bouleverser durablement sa vie et son séjour ici

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    Roman original, qui n’est pas sans soulever des questions philosophiques, morales et de conscience, agréablement écrit (traduit?) et qui ménage le suspense jusqu’au bout en associant cette fiction à l’Histoire du pays. Je l’ai lu passionnément et sans désemparer avec le souvenir tragique de cette Guerre Civile qui ensanglanta l’Espagne de 1936 à 1939, des assassinats sommaires pratiqués des deux côtés et de celui des Républicains et des brigades internationales sur le rythme entraînant de « Viva la quinta brigada », chant emblématique de ces volontaires qui luttèrent vainement pour liberté et contre le fascisme.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • A petites foulées

    N°1659- Juillet 2022

     

    A petites foulées – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Mario Rota est un jeune universitaire italien assez médiocre, divorcé, solitaire, un peu sauvage, en poste dans une université américaine. Sa vie tient beaucoup de la routine, des cours qu’il dispense sans grande conviction, de sages soirées entre collègues qui lui ressemblent et de vagues pensées érotiques pour une jeune femme dont il dirige la thèse. Rien de bien folichon donc. Il n’est pas vraiment chanceux avec les femmes, pas « donnaiollo » comme disent si joliment nos amis italiens et son seul exercice physique consiste en un jogging dominical, mais il s’est récemment foulé une cheville lors de cette séance. Pour banal et temporaire qu’il soit cet épisode et surtout la semaine qui va suivre, vont prendre une importance énorme dans sa vie. A l’université, il s’aperçoit que les choses changent pour lui, mais surtout que tout est contre lui, les femmes qui l’entourent se désintéressent de lui, on réduit ses heures de cours et donc son salaire, on lui affecte un bureau beaucoup moins confortable et un nouveau professeur plus prestigieux arrive qui lui fait de la concurrence sur tous les plans, bref on le pousse dehors parce qu’il est indifférent à tout et que sa médiocrité professionnelle va à l’encontre de la volonté d’améliorer le niveau du département de linguistique où il travaille, à commencer par celui des professeurs. Il s’enfonce petit à petit dans cette atmosphère où il se sent l’objet d’une persécution qui ressemble à une descente aux enfers.

    Ce court roman, un de ses premiers livres, est bien antérieur aux « Soldats de Salamine » qui a fait la notoriété de son auteur. J’aime bien lire Javier Cerca depuis que je connais ses œuvres, parce que c’est bien écrit (bien traduit?)et même si celui-ci a eu sur moi son habituelle attraction, il m’a paru assez lent au début. L’épilogue est surprenant, quoique sans doute plus courant qu’on pourrait le penser concernant nos sociétés humaines. C’est certes une critique de l’université américaine mais aussi sans doute du monde du travail et de la société en général où la règle est d’affaiblir l’autre pour prendre sa place, le déstabiliser ou s’enrichir à ses dépends, une sorte d’évocation d’une forme de schizophrénie, mais j’y ai surtout vu une observation pertinente de l’espèce humaine dans tout ce qu’elle a de plus mesquin, de plus hypocrite. L’antihéros de Cercas a quelque chose de fragile, de simplement humain.

  • A la vitesse de la lumière

    N°1658- Juillet 2022

     

    A la vitesse de la lumière – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Un jeune espagnol qui ressemble fort à Cercas lui-même, qui veut devenir écrivain, comprend que pour cela il lui faut voyager, rencontrer des gens, faire des expériences. Alors pourquoi pas les États-Unis ? Sauf que ce fut Urbana, ville universitaire certes, mais triste et perdue au fond de l’Illinois, pas vraiment de quoi nourrir son rêve américain ! Il y croise par hasard Rodney, un vétéran du Vietnam au comportement bizarre . Pas très original non plus ! Mais cette rencontre a vraiment lieu quelques années plus tard, surtout par l’intermédiaire des lettres que Rodney envoyait à son père pendant les hostilités et qu’il confit au narrateur. Elles parlent de la violence et de l’absurdité de cette guerre et à son retour il se sent étranger dans son propre pays, a du mal à assumer sa qualité d’ancien combattant malgré ses médailles à cause des massacres perpétrés au Vietnam notamment sur des femmes et des enfants innocents. Il est bouleversé et culpabilisé et ne puise la raison d’une vie décousue que dans l’alcool, la drogue et une forme de marginalité inexpliquée. Notre apprenti écrivain condamne certes cette attitude meurtrière, y voit l’opportunité d’un roman à écrire, mais hésite longtemps notamment à cause du mutisme de Rodney qui se refuse à collaborer. Plus tard, quand ce dernier reprend une vie normale et rangée, le projet d’écriture revient et avec lui, la parole de Rodney qui accepte, malgré ses réticences, d’évoquer ses souvenirs comme pour les exorciser et s’en libérer, parce que c’était la guerre, les ordres, la logique des choses, la terreur qu’il fallait entretenir chez l’ennemi, mais ce qu’il n’ose dire c’est qu’il a ressenti une certaine jouissance à tuer parce que l’impunité était la règle et qu’il ressentait une impression de puissance dont aujourd’hui il a honte. D’ailleurs officiellement il ne s’est rien passé et le procès qui a évoqué le massacre se traduit par un classement vite oublié.

    De son côté l’écrivain décrit son parcours, règle quelques comptes et la galère du début laisse place petit à petit à la notoriété, au succès, à l’argent facile et aux conquêtes féminines. Cette célébrité, ce parcours brillant et cette consécration font qu’il néglige sa famille au profit de sa carrière et lui donne la certitude que tout lui est permis et, toutes choses égales par ailleurs, il ressent cette même impression de toute puissance qui était celle de Rodney au Vietnam. En une sorte de fulgurance (à la vitesse de la lumière) il en prend conscience et se sent responsable de la mort accidentelle de sa femme et de son fils. Pour lui comme pour son ami, son impression de toute puissance, Rodney avec son arme, lui avec sa plume, leur donnent l’impression d’être des Dieux. Rodney était obsédé par ceux à qui il avait donné la mort face à la fragilité de la vie, la narrateur se sent coupable de la disparition des siens parce qu’il les a négligés. En tout cas les deux ressentent un terrible sentiment de solitude face au poids de leur passé qui les rend haïssables et méprisables à leurs propres yeux, qui leur ôte le goût de vivre, qu’ils combattent avec alcool et drogue. Ce qui les a uni, bien des années après, ce sont les larmes, celles du deuil pour Cercas et du remords et de la révolte pour Rodney. L’écrivain se découvre lui-même comme un véritable zombi, un fantôme en état d’hibernation, au bord du gouffre de la mort et évoque cette « porte de pierre » qu’il ne pourra jamais franchir, un assassin qui espère sans trop y croire dans le rôle rédempteur de l’écriture. Il écrira pourtant son livre, mêlant son destin à celui de son ami, pour maintenir en vie les morts, témoigner de leur passage sur terre mais aussi, à titre plus personnel, pour se faire pardonner ses trahisons, pour se sortir du piège dans lequel il s’était lui-même enfermé et faire échec à sa propre mort.

    Comme toujours j’ai apprécié cette lecture non seulement parce que le texte est bien écrit et évidemment bien traduit, parce que, dès lors que j’ai ouvert un des romans de Cercas, il m’est difficile de le lâcher, mon attention étant maintenue en éveil jusqu’à la fin. Non seulement il parle, malgré quelques longueurs, de l’écriture, du métier d’écrivain avec ses grandeurs, ses servitudes et ses illusions, de l’impossibilité d’exprimer le message qu’il entend faire passer, à cause de la hantise de la page blanche mais aussi de la perpétuelle envie de remettre à plus tard ce devoir d’expression. Il pose de problème de la notoriété, du succès littéraire, de la vertigineuse euphorie du succès qui vous font passer pour un intellectuel, c’est à dire un être à part qui, après des années de galère, mène une vie différente d’avant, même si celle-ci le précipite dans la marginalité et le désespoir. Il analyse avec force détails son parcours, ses succès, ses échecs dans la publication de ses œuvres, ses périodes d’abattement de doute, d’humilité parfois forcée,

    Il s’agit d’une sorte de mise en abyme, un roman qui s’écrit à l’intérieur même d’un autre roman où se mêle autobiographie avec une foule de détails personnels sur ses livres et sa vie et une fiction inspirée d’autres expériences. L’auteur évoque une guerre qu’il n’a évidemment pas faite mais il choisit, comme souvent, d’en dénoncer les violences et les atrocités mais se retrouve aussi face à lui-même. Le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il s’agit moins d’un roman au sens traditionnel du terme que d’une réflexion de Cercas sur lui-même, sur son métier d’écrivain, ses romans. C’est vrai que chaque auteur puise dans sa vie et dans ses expériences la matière de son œuvre, c’est ce qui en fait la valeur et l’originalité même s’il tombe dans un solipsisme parfois dérageant. Ici je ferai difficilement la part des choses entre le roman, c’est à dire l’imagination et la réalité qui relient la guerre du Vietnam et ses atrocités à la mort d’un enfant et d’une épouse.

    J’ai lu ce livre comme une longue réflexion sur le sens de la vie humaine, où destiné et liberté se conjuguent et s’affrontent, se rejoignent parfois sans qu’on sache très bien laquelle prend le pas sur l’autre, la vanité des choses humaines, leur aspect transitoire, la faculté de trahir les siens et l’hypocrisie de vivre ainsi, éternelles interrogations et compromissions de l’homme.

  • Les soldats de Salamine

    N°1656- Juillet 2022

     

    Les Soldats de Salamine– Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Le titre du roman fait allusion à la victoire de la flotte grecque sur les navires perses beaucoup plus nombreux, en 480 av J-C . Ce récit traite bien d’une guerre (ou d’un épisode de celle-ci), mais elle est plus contemporaine. Il s’ouvre en effet sur l’exécution manquée de l’écrivain-poète-journaliste espagnol Rafael Sanchez Mazas (1894-1966), un des fondateurs de la Phalange, par les Républicains vaincus qui fuyaient. Il eut en effet la chance d’être épargné par les balles du peloton et se cacha dans la forêt. Retrouvé par un milicien, ce dernier déclara à ses chefs n’avoir rien vu et lui sauva donc volontairement la vie. Ce genre d’épisode romanesque existe sans doute dans tous les conflits mais Mazas s’en est fait l’écho au point d’en faire une sorte de légende, voire une supercherie, savamment entretenue par lui-même de son vivant puis après sa mort par sa famille.

    Javier Cercas entreprend d’écrire cette histoire à partir de cette anecdote et auparavant d’en vérifier son authenticité à travers différents témoignages disponibles mais cette recherche le transforme rapidement en biographe de Sanchez Mazas, c’est à dire ses origines familiales, son parcours littéraire et politique à l’intérieur de la Phalange, mais il ne s’interdit pas, devant les lacunes des documents à sa disposition et la confusion qui baigna cette période troublée, mais aussi face à l’insolente chance de Mazas, d’imaginer ce qu’il ne sait pas. Ainsi mêle-t-il dans son récit l’imaginaire du romancier à la précision de l’archiviste. La fin de vie de Mazas fut moins glorieuse, plus indolente et égoïste, davantage consacrée à la politique qu’à la littérature, plus mélancolique et désabusée aussi et l’oubli acheva de recouvrir les quelques traces qu’il laissa de son passage sur terre. Restait pour l’écrivain qu’est Javier Cercas, et surtout pour conclure son livre, à identifier le milicien anonyme qui sauva Mazas, ou à l’inventer. Il n’y avait à priori rien de commun entre eux et même toutes les raisons pour que cet homme le dénonce ou le tue, les troupes républicaines étant à l’agonie. .

    Dès lors quel est le lien entre Mazas et les soldats de Salamine ? Mazas aurait eu l’intention de relater cette histoire d’exécution manquée et de donner ce titre à son récit, titre qui a été repris par Cercas pour le sien. Écrire un livre est toujours une aventure et comme beaucoup d’écrivains Cercas fut victime de son livre c’est à dire de la propre vie de ce dernier, de son indépendance, de sa liberté, à moins qu’il n’ait lui-même et inconsciemment manqué son but. Bref il était déçu de son travail . Il n’avait pour ce récit que la version nationaliste de Mazas, il considérait donc qu’il lui fallait pour être complet la version républicaine mais il voulait surtout mettre un visage, et peut-être un nom sur le fantôme de ce milicien. Le hasard voulut qu’il rencontra un survivant républicain de la Guerre Civile avec qui il évoqua ses derniers moments dans l’armée républicaine, sa fuite vers la France et le camp d’Argelès, son engagement dans la division Leclerc, sa folle équipée africaine puis française et l’imagination créatrice de Cercas ne put s’empêcher de relier à l’aventure de Mazas à celle de ce milicien anonyme qui lui sauva la vie.

     

    Je voudrais en aparté évoquer le sort de ces républicains contre qui la France n’était pas en guerre mais qui les accueillit d’une façon honteuse, bien indigne du pays des droits de l’homme et de la liberté qu’elle est censée être. Dans le camp d’Argelès comme dans bien d’autres, des êtres humains sont morts faute de soins et même des plus élémentaires actes de simple humanité. Après avoir été connu l’opprobre de la défaite ils eurent à souffrir des exactions injustifiées des troupes coloniales françaises. Ils ne nous en voulurent cependant pas puisque les survivants s’engagèrent dans la légion étrangère pour combattre le nazisme. Faut-il rappeler que les premiers militaires à libérer Paris furent ceux de la 2°DB de Leclerc et plus précisément la compagnie du capitaine Dronne, « La Nueve », composée principalement … de républicains espagnols qu’on choisit d’ailleurs d’oublier une seconde fois en ne les citant pas parmi les troupes libératrices.

    Je me suis très tôt passionné pour cette guerre d’Espagne mais je n’ai abordé l’œuvre de de Javier Cercas dont j’ignorais l’existence, qu’à la faveur d’un prêt amical de livre (« Terra Alta »). Je n’ai pas été déçu par ce que j’ai lu et je dois avouer que lorsque j’ouvre un de ses livres, j’ai beaucoup de mal à m’en détacher à cause du style clair (servi sans doute par une bonne traduction) et ce malgré quelques longueurs que je lui pardonne volontiers. L’intérêt qu’il a suscité m’a incité à poursuivre la découverte de son univers créatif et ce d’autant plus que j’ai ai apprécié cette invitation à réfléchir sur la dimension morale et philosophique du récit offert à la lecture. J’ai par exemple toujours été scandalisé qu’on oublie le sacrifice de quidams, souvent des étrangers, qui sont morts pour que les générations suivantes d’un pays qui n’était pas le leur soient libres et parlent le français et qu’on ne retiennent, le plus souvent, que les noms des dirigeants emblématiques.

    Ce roman a été adapté au cinéma en 2003 par David Trueba.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • Le monarque des ombres

    N°1657- Juillet 2022

     

    Le monarque des ombres – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Karine Louesdon et Aleksandar Grujičič.

     

    Celui qui se cache derrière ce titre, c’est Manuel Mena, le grand oncle maternel de l’auteur, sous-lieutenant phalangiste, mort à dix-neuf ans à la bataille de L’Ebre en 1938. Cette mort héroïque d’un jeune homme fut une sorte de fierté familiale dans ce village désolé d’Estremadure malgré l’avènement de la République et la tragique guerre civile. L’oubli reste une des grandes énigmes de l’espèce humaine, même au sein des familles et l’auteur, après avoir longtemps refusé d’évoquer l’histoire de ce parent, a résolu de le faire, pour lui mais surtout pour sa famille, comme un devoir de mémoire, une obligation morale et personnelle, parce que rien n’avait été fait auparavant au sujet de cet homme et que les choses écrites non seulement perdurent plus longtemps mais surtout ont une apparence de vérité. Il va donc, un peu malgré lui, parler de sa famille et de cet aïeul, et ce faisant, rouvrir les plaies de cette guerre civile que la génération précédente avait voulu oublier. Il va parler de cet homme, mort jeune pendant ce conflit fratricide qui divisa même les familles, évoquer le rapide passage sur terre de quelqu’un qui a combattu les armes à la main pour défendre l’idée qu’il se faisait du destin de son propre pays. Il va donc se rendre dans cette maison familiale désormais vide, dans ce village d’Estremadure qu’il a quitté depuis longtemps où une rue porte le nom de ce sous-lieutenant, avec le risque d’apprendre sur lui des choses qui ne vont pas forcément dans le sens du souvenir qu’il a laissé. En effet Javier Cercas a une sensibilité de gauche et parler ainsi de ce grand oncle qui a combattu volontairement dans les rangs franquistes, c’est à dire fascistes, tient un peu de la gageure. Il va rencontrer des membres de sa famille qui l’ont connu, retrouver des anciennes lettres, de rares photos, évoquer son souvenir, rafraîchir la figure un peu oubliée de ce garçon tout juste sorti de l’adolescence, enthousiaste à l’idée de combattre, animé d’un esprit de sacrifice, mort en pleine jeunesse les armes à la main pour défendre une certaine idée de son pays qui lui av ait été forgée par ses parents, même s’il eût été plus logique qu’il se tournât vers l’idéal républicain et ses réformes, dans cette famille modeste d’une province pauvre et désolée aux mains de grands propriétaires terriens. Cercas le fait avec un certain sentiment de culpabilité, ravivant le deuil de ceux qui l’ont aimé et ont survécu, même s’il retisse et nourrit la légende de Manuel qui ne vieillira pas, ne sera jamais la victime du temps, ne connaîtra jamais la vieillesse avec ses altérations physiques, ses regrets, ses remords, ses phobies... Qu’on le veuille ou non, il y a une certaine aura à mourir jeune. Puis, petit à petit, cette statue se lézarde, cette silhouette un peu fantomatique d’un jeune garçon enthousiaste et idéaliste, trop tôt mûri par les événements tragiques qu’il a été amené à vivre et qui le dépassaient, s’affine pour laisser place à un homme mélancolique et solitaire qui portait sur ce monde qui l’entourait un regard à la fois désabusé et fataliste, se rendant compte de la réalité absurde des choses qui l’avaient amené là où il était.

    Cela commence un peu laborieusement sous forme de biographie qui mêle l’histoire de cette famille et de ce village, à celle de l’Espagne devenue républicaine, avec des souvenirs d’école, des remarques sur la passivité et l’inconstance des gens qui votent en fonction des circonstances et surtout contre leur intérêt, un projet de livre puis de film avec David Trueba. Le texte est un peu bizarre puisqu’il évoque l’histoire de cette famille en parlant de l’auteur, Javier Cercas, alternativement à la troisième personne mais aussi en lui donnant la parole. Il refait, avec la précision d’un historien, le parcours de certains de ses membres entre engagements républicains et franquistes (ou phalangistes) dans la grande tourmente de cette époque dont Antoine de Saint-Exupéry, alors reporter, a pu dire « ici on fusille comme on déboise ». Le grand oncle de l’auteur ne vécut de douze mois dans son grade d’officier, mais il le fit intensément comme un combattant convaincu de la justesse de la cause qu’il défendait. Cette évocation brise un peu la légende et conte la véritable histoire de Manuel, malgré les erreurs des documents administratifs régimentaires et comptes-rendus de mouvements des troupes. Cela prend même par moments la forme ennuyeuse d’un rapport militaire sur les attaques, les contre-attaques, les positions perdues puis reprises, le décompte des morts et des blessés, les distinctions obtenues, les remarques sur la stratégie et ses conséquences … Je m’interroge également sur la qualification de « roman » donné au livre alors que, plus j’avançais dans ma lecture plus j’avais la certitude de ne lire qu’une chronique d’où l’imagination était absente et qui dessinait petit à petit le vrai visage de ce jeune homme oublié. L’épilogue, s’il ne doit rien à la fiction, a cependant son pesant d’émotions qui fait de ce texte autre chose qu’un simple récit.

    Reste le titre un peu énigmatique comme c’était déjà le cas dans un précédent livre (« Les soldats de Salamine »). Manuel Mena a été après sa mort idéalisé par la mère de l’auteur, il est pour elle à l’image d’Achille dans l’Iliade d’Homère, combattant pour une cause qui le dépasse et qui meurt au combat, l’homme d’une vie brève et d’une mort glorieuse en pleine jeunesse qui couronne une belle vie et le fait accéder à l’immortalité, qui règne sur les défunts, « le monarque des ombres », l’idéal grec, l’exact contraire d’Ulysse qui, vivant, connaît la vieillesse.

    Cette démarche littéraire enfin aboutie a quelque chose d’extraordinaire, non seulement parce qu’elle tire de l’anonymat et raconte l’histoire de ce jeune homme entraîné dans la tourmente de cette horrible et meurtrière guerre civile, mais aussi parce qu’elle parle de lui comme de quelqu’un qui a été amené à combattre pour les intérêts des autres, contre les siens propres mais qui l’a fait avec l’enthousiasme de la jeunesse et y a perdu son unique bien, sa vie, avec l’illusion que la cause pour laquelle il se battait était juste. Qu’aurait-il pensé, s’il avait survécu, de la quarantaine d’années de dictature qui s’ensuivit ?

    Il y a aussi la démarche de l’auteur dans l’écriture de cette histoire. Au terme de ce saut dans le passé de sa famille, de réticent au départ, il se sent obligé de la transcrire parce qu’il est écrivain, seul sans doute parmi sa parentèle capable d’écrire une telle chose, mais aussi parce que, désormais dépositaire de ces révélations jusqu’alors secrètes, il en devient responsable, et, l’écrivant, il s’en libère aussi parce que l’écriture a ceci de miraculeux que les mots ont à la fois ce pouvoir de partage et de résilience au terme duquel celui qui tient la plume se révèle à lui-même, et ce bien que je ne partage pas tout à fait sa vertigineuse prise de conscience culpabilisante à la fin.

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs et tous les mensonges. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je lui sais gré de sa démarche si bien exprimée et incitatrice de réflexions.

     

     

  • L'imposteur

    N°1660- Août 2022

     

    L’imposteur – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Enric Marco (né en 1921 en Catalogne) est connu pour avoir été militant anarchiste pendant la guerre d’Espagne, exilé en France, déporté par les nazis et grand témoin de la déportation des Espagnols, anti-franquiste, syndicaliste, jusqu’à ce qu’un journaliste espagnol démontre la supercherie en 2005. Il ne pouvait donc qu’être un sujet d’étude et aussi un personnage pour Javier Cercas, observateur attentif de l’espèce humaine. Pourtant, si une telle imposture provoque à priori des réactions contradictoires compte tenu du contexte, notre auteur est tenté de faire de lui un héro de roman simplement parce que sa vie elle-même est un roman et qu’un écrivain de son importance, qui est habitué à manier la fiction dont personne n’est dupe, peut avoir ainsi l’occasion d’un best-seller. Cependant cette démarche peut parfaitement accréditer les affirmations de Marco et ainsi nourrir la légende qu’il a lui-même construite. Pourtant, Cercas, à la suite de ce journaliste, dans une enquête minutieuse qui se révèle parfois un peu fastidieuse pour le lecteur, s’attache à démonter toutes les pièces de ce dossier qui se révèle mensonger. Il s’ensuit une longue réflexion sur la démarche de Marco, sa personnalité, son parcours, ses raisons d’agir ainsi dans un contexte de mémoire de la Shoah, l’appropriation de la guerre civile, du combat des républicains pour la liberté et des crimes du franquisme par une génération qui ne les a pas connus. Ce livre peut être regardé comme un paradoxe puisque Cercas s’insurge contre la duperie de Marco mais en même temps celui-ci exerce sur lui une sorte d’attirance. En effet, de même que l’écrivain de fiction transforme sa propre existence en créant des personnages et des situations qui n’existent pas, Marco qui n’est qu’un quidam, se révolte contre sa vie minable, la réinvente à la manière d’un créateur de fiction en se prêtant à lui-même des rôles qu’il n’a jamais eus.

    D’une manière générale, mentir est mal, c’est à tout le moins ce qu’on nous enseigne dans notre enfance, mais tout être normalement constitué s’aperçoit très vite que le mensonge est vital si on veut mener une vie apparemment normale au quotidien. Non seulement on ne compte plus ceux qui, de leur vivant, ont tressé et nourri leur propre légende pour s’imposer dans la société, soit pour en tirer des avantages, soit pour impressionner leur auditoire, soit simplement par orgueil personnel… et ont fini par y croire eux-mêmes mais aussi ceux qui passent leur temps à s’auto-encenser. Le mensonge sous toutes ses formes, de la simple cachotterie d’enfance au scandale d’État en passant par la tromperie banale, la trahison ordinaire ou l’adultère, fait donc partie intégrante de l‘espèce humaine et ceux qui s‘obstinent à la pratique de la sincérité sont de plus en plus rares et le font pour des motifs moraux ou religieux. Avec les promesses électorales non tenues, les palinodies et les tricherie des hommes politiques qui entretiennent l’anti parlementarisme, les « fake news » des réseaux sociaux, les propos révisionnistes,.. nous sommes servis. D’autre part, concoctez une petite escroquerie bien léchée en essayant de penser à tout, ça ne prend pas et vous vous heurtez à la dénonciation et à la critique, mais bâtissez un énorme canular sans nuances ni même sans vraisemblance et il est d’emblée accepté sans contestation, surtout quand les temps sont troublés par des guerres ou des périodes agitées où les informations ne sont que parcellaires. C’est bien connu, plus le mensonge est gros plus il prend !

    Cercas, après avoir longtemps hésité à écrire ce livre, mène donc à cette occasion, en dehors de toute fiction, une réflexion sur la mémoire historique où réalités et imaginaire s’entremêlent, s’appropriant cette meurtrière guerre civile qui ensanglanta l’Espagne et ses conséquences, dénonçant autant l’amnésie que la naïveté qui font partie de la nature humaine. Il s’interroge sur le cas de cet homme qui aurait normalement dû resté inconnu mais qui a pris une dimension internationale inattendue grâce à ses couches successives d’affabulations, dans un contexte romantique de martyr laïque comme survivant des camps de concentration et de lutte pour la liberté. Le canular a certes été démonté, les contradictions révélées et la réalité reconstruite, mais l’histoire, toujours écrite par les vainqueurs, nous a légué des vérités officielles qui perdurent toujours et s’encrent dans le temps.

    Cercas montre Marco tel qu’il est, narcissique, mythomane, manipulateur, amoureux de lui-même, désireux de refaire sa morne vie à sa manière mais si « la fiction sauve, la réalité tue » parce que, selon Faulkner, le passé n’est qu’un élément du présent et finit toujours par vaincre ceux qui veulent le manipuler. La morale est sauve en quelque sorte… Pour une fois !

    Je trouve que Cercas s’en tire bien parce que le sujet était ardu et à priori difficile à traiter face à une opinion publique facile à abuser. En ce qui concerne Marco, il contribue à remettre les choses à leur vraie place et peut-être à inviter à contester les vérités les plus établies et entretenues par la mémoire collective à propos de certains de nos contemporains.

    Depuis que je lis les œuvres de Javier Cercas j’apprécie qu’il soulève à l’occasion d’un livre des questions importantes. Ici , comme d’ailleurs dans l’enquête du journaliste espagnol auparavant, ce qui est dénoncé a peut-être (peut-être seulement) contribué à libérer Marco de la bulle dans laquelle il s’était lui-même enfermé et où il finissait par être un peu à l’étroit.

     

     

  • Anatomie d'un instant

        

    N°568 – Avril 2012.

    ANATOMIE D'UN INSTANT – Javier Cercas – ACTES SUD.

    Traduit de l'espagnol par Élisabeth Beyer et Alexandra Grujieie.

    L’Espagne est un pays qui ne peut nous laisser indifférents. Il a toujours fait partie de notre culture, de notre histoire, soit à l'occasion de conflits, soit parce que, au nom de la démocratie, de la défense de la liberté, nous avons, nous Français, pris partie pour sa sauvegarde, même si, la politique s'en mêlant, le résultat n'était pas forcément à la hauteur des espérances tressées. Ce pays qui reste celui du soleil, du farniente, des vacances, de l’exubérance mais aussi de la culture a inspiré de nombreux créateurs et nombreux sont les Espagnols qui ont trouvé refuge en France, s'y sont établis, ont choisi de combattre pour lui, l'ont enrichi... Il resurgit régulièrement dans l'actualité pour nous rappeler qu'il n'est pas seulement un pays voisin, limitrophe de la France mais surtout un peuple ami avec qui nous partageons plus que d'anecdotiques événements.

    La Guerre d'Espagne, ses suites parfois malheureuses, l'établissement durable du fascisme ont nourri fantasmes et soutiens de tous ordres en faveur de ceux qui avaient une légitime aspiration à la liberté, et le retour à la démocratie a été salué par tous comme la fermeture d'une parenthèse douloureuse de quarante années de franquisme. Las, dans toutes les démocraties, surtout si elles sont jeunes, il y a toujours des nostalgiques du passé, des idéologies perdues, de l'arbitraire, de l'injustice, des privilèges qu'ils ont perdus. Franco a laissé une trace prégnante dans ce pays. Malgré l'ouverture à la liberté, le pays a été secoué par des attentats, des soulèvements populaires. Nous sommes en Février 1981, Adolfo Suàres, Président du gouvernement est un homme affaibli qui vient de démissionner de sa charge et le parlement s'est réuni ce 23 février pour élire son successeur, Calvo Sotelo. Les débats promettent d'être houleux et passionnés mais ce n'est que le jeu normal de la démocratie quand surgissent des militaires en armes qui intiment l'ordre impératif à tous de se mettre à terre en le soulignant de coups de feu. A leur tête, le lieutenant-colonel Tejero de la Garde Civile, unité emblématique du franquisme. Nous avons tous en mémoire cette scène où la liberté bascule, le coup d’État qui est une pratique traditionnelle en Espagne recommence, le franquisme menace la jeune démocratie, créant un vide que des militaires putschistes ne vont pas tarder à combler, et ce en direct. Les membres de la représentation nationale se couchent tous, à l'exception de trois personnes, Adolfo Suàres, le vieux général Guitiérrez Mellado et Santiago Carrillo, qui, pour des raisons différentes tentent de résister, à leur manière à cet officier menaçant. Ce geste peut passer pour du courage, de la révolte, une manifestation de liberté face à la violence mais il peut parfaitement être analysé différemment. L'auteur se demande avec pertinence s'il n'était tout simplement pas dicté, pour chez chacun d'eux, par le besoin de racheter une faute personnelle.

    Adolfo Suàres est un homme politique controversé, ancien membre de la phalange, arriviste ambitieux et opportuniste dénué de scrupules. Il fut choisi par le roi Juan Carlos pour organiser la transition démocratique, c'est à dire de liquider le franquisme et légaliser le parti communiste. Il s’acquitta de cette tâche, mena les réformes nécessaires mais c'est un homme épuisé, abandonné de tous et surtout du roi, au bord de la retraite qui vient de donner sa démission de chef du gouvernement et que le monde politique souhaite voir se retirer. L'ambiance autour de lui est à la conspiration et tout, à l'intérieur comme à l'extérieur, semblait avoir pour but l'éviction de Suàres. L'auteur se demande s'il ne cherche à mourir en martyr dans un ultime geste spectaculaire et ce même s'il n'était pas au courant, comme beaucoup d'autres initiés, de l'intrusion de Tejero dans l'hémicycle.

    Guitiérrez Mellado est un officier de carrière fondamentalement franquiste, maintenant haï des militaires, qui a combattu dans les rangs nationalistes pendant la Guerre civile et devint, à cette période, membre de la 5° colonne c'est à dire qu'il infiltra les rangs républicains. Promu général, il s'engagea en politique et devient ministre de la défense dans le gouvernement d'Adolfo Suàres dont il était l'ami personnel. Puis, à la suite de son opposition spectaculaire à Tejero, épuisé, il se retira de la politique.

    Santiago Carrillo fut un dirigeant historique du parti communiste espagnol, il a combattu dans les rangs de l'armée républicaine pendant la Guerre civile. Compromis pendant ce conflit, il joua un rôle déterminant dans le processus de transition démocratique. Au moment du putsch il est un homme politique sur le déclin. Le jeu politique fit que Carrillo le communiste et Suàres l'ancien phalangiste, pourtant ennemis inconciliables se retrouvèrent côte à côte dans le rétablissement de la démocratie et que, lorsqu'ils furent l'un et l'autre évincés de la vie politique, ils entretinrent de solides liens d'amitiés.

    Vient ensuite l'évocation des putschistes, les généraux Armada, Milans et le lieutenant-colonel Tejero, tous militaires ambitieux, monarchistes, franquistes et opposés à la démocratie telle que l'entendait Suàres et donc contre lui, mais surtout tous fondamentalement différents dans leurs motivations, ce qui mena le putsch à l'échec.

    Même si l'auteur présente ces hommes, qu'il qualifie de traîtres à leur idéal comme des personnages de fiction, les événement du 23 février s'étant déroulés dans une lumière blafarde et quelque peu irréelle, ce récit n'est pas un roman, c'est plutôt une non-fiction écrite avec faconde parce que la réalité dépasse l'imaginaire. Avec une précision d'archiviste, Javier Cercas démonte tout ce qui a conduit à ce coup d’État, certes avorté, mais oh combien prévisible dans la classe politique et ce qui en motiva l'échec, le putsch manqué n'étant que la partie visible de conspirations multiples et secrètes dans un contexte d'attentats de l'ETA et d’assassinats de gardes civils, de peur et de situation catastrophique de l’État et de la couronne. Ainsi montre-t-il que, ce qui a été ressenti dans l'opinion comme une atteinte à la démocratie n'était en réalité que l'aboutissement, certes mort-né, d'une atmosphère politique délétère. L'intervention télévisée du roi revêtu de son uniforme militaire se rangeant aux côtés de la constitution a été déterminante pour sauver la jeune démocratie espagnole. Armada et Milans, en prônant un gouvernement d'union nationale que refusait Tejero abandonnèrent ce dernier qui refusa la fuite et l'exil. Puis vint le procès et les condamnations mais il reste que ce coup d’État manqué, cette séquestration humiliante pour les politiques durant 17h30 dans l'hémicycle a renforcé la démocratie et la couronne et mis une fin définitive à la Guerre civile.

    S'il fallait trouver une « morale » à ce livre remarquablement documenté, à ces faits, c'est sans doute Jorge Luis Borges que la fournit et l'auteur qui la cite opportunément : «  Tout destin, si long et compliqué soit-il, se résume au fond à un seul moment : le moment où l'homme apprend une fois pour toutes qui il est ».

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2012.http://hervegautier.e-monsite.com