Aurélia Cassigneul-Ojeda
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Les trois soeurs qui faisaient danser les exilés
- Par hervegautier
- Le 05/06/2020
- Dans Aurélia Cassigneul-Ojeda
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La Feuille Volante n° 1472 – Juin 2020.
Les trois sœurs qui faisaient danser les exilés – Aurélia Cassigneul-Ojeda – Ateliers Henry Dougier.
Je remercie l’éditeur de m’avoir fait parvenir cet ouvrage.
Quand on achète une vieille maison, on acquiert aussi un peu de son histoire, de celle des gens qui l’ont habitée, surtout si on y découvre de vielles photos, des souvenirs cachés, de vieux cahiers, autant de jalons, de bribes de souvenirs laissés par les anciens occupants. C’est ce qui arrive à Gabriele, la quarantaine, fraîchement divorcé, fils de pauvres immigrés italiens des Pouilles, qui vient de faire l’acquisition, un peu par hasard d’une vieille bâtisse où il vit seul, à Cerbère, cette ville coincée entre la mer et la montagne, à la frontière espagnole. On appelle cette maison rose « La maison des Fleurs » parce ses dernières habitantes, trois sœurs espagnoles bien différentes les unes des autres, parties depuis longtemps, s’appelaient Bégonia, Rosa et Flora et y vivaient avec leur père Diego Sevilla, un artiste peintre. Après leur défaite en 1939, les républicains, fuyant à pied le franquisme, y ont été accueillis, une façon pour elles de gommer la culpabilité d’avoir été épargnées par cette guerre fratricide et meurtrière, alors que la France, « pays des droits de l’homme », les recevait si mal. Gabriele retrouve des clichés, des lettres, des carnets, des traces de cette période de la « Retirada », rédigés par Flora, l’aînée, qui témoignent de la détresse, du désespoir de ces pauvres gens qui ont tout abandonné, un peu comme ses parents partis des Pouilles. C’est comme un livre de bord qui témoigne de l’histoire de Clara, d’Alfredo, Eleidora, Raoul, Pedro qui ont passé ici quelques jours, cachés, pour repartir ensuite dans des camps indignes de la France, « les camps de la honte » a-t-on pu dire, avec la misère et la mort ou vers un autre destin d’exilés. Ils ont marqué leur passage dans cette maison et les « Fleurs » en ont gardé la mémoire. Plus tard, après la déclaration de guerre, ce seront des juifs en fuite, les maquisards et la Résistance, malgré les Allemands et l’Occupation, (plus tard des rapatriés d’Algérie s’y retrouveront) et toujours cette chronique en pointillés, entre témoignages, confidences et non-dits. Bien sûr, au cours de cette période troublée, les « Fleurs » ont connu l’amour, la peur, la cruauté, la trahison, le désespoir, la honte, le deuil, la lâcheté, la solitude et finalement ont quitté chacune leur tour cette bâtisse, son histoire, ses fantômes pour un ailleurs… Grace à ces vies qu’il a connues, en quelque sorte, par effraction, Gabriele s’est retrouvé lui-même à travers les carnets de sa mère qu’il n’avait pas pu lire auparavant .
Plus qu’un roman, c’est une évocation de cette période qui a déchiré l’Espagne et qui s’est prolongée par une dictature de quarante années, privant pour longtemps les républicains de leur pays, les contraignant à s’établir ailleurs où ils n’ont été que des étrangers, condamnés plus que les autres à réussir leur vie en oubliant leur langue et leurs racines pour s’intégrer à leur nouvelle patrie. Cette obligation d’exil rejoint, mais dans un autre contexte, celle des parents de Gabriele qui eux aussi ont été des « ritals » à leur arrivée en France, un peu trop vite qualifiée de « pays de la liberté ». Cet ouvrage est d’une brûlante actualité quand les immigrés frappent encore aujourd’hui à nos portes.
C’est une réflexion sur la mémoire, sur la vie de ces trois femmes qui ont vu dans cette maison se dérouler sous leurs yeux une page d’histoire, une réflexion sur la manière dont on mène sa propre vie, à la recherche légitime du bonheur, concept un peu vague construit intimement à coups de certitudes personnelles, de rêves de jeunesse, d’espoirs et d’illusions, qui peut être un rendez-vous manqué sans qu’on n’y puisse rien parce que des événements extérieurs ou simplement les autres sont venus bousculer cette quête et en ont fait une impossibilité définitive, douloureusement frustrante. Flora, l’auteur de ces carnets fait en quelque sorte le bilan de leurs vies aussi contrastées qu’elles ont été différentes et cela consacre l’effet cathartique de l’écriture, des mots écrits qui conservent la mémoire, qu’on ne garde plus pour soi et qu’on confie au fragile support du papier pour exorciser sa souffrance intime.
C’est un témoignage poignant fort bien écrit avec des descriptions poétiques somptueuses. Cela fut pour moi un bon moment de lecture et un réel plaisir. ©Hervé Gautier http:// hervegautier.e-monsite