Jill Alexander Essbaum
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FEMME AU FOYER
- Par hervegautier
- Le 06/12/2015
- Dans Jill Alexander Essbaum
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N°996– Décembre 2015
FEMME AU FOYER – Jill Alexander Essbaum – Albin Michel.
Traduit de l'américain par Françoise du Sorbier.
Anna est une jeune zurichoise d'origine américaine, mère de famille de 37 ans un peu déracinée, perdue dans une Suisse adoption, dépressive mais qui s'occupe de ses trois enfants et de Bruno son mari, par ailleurs banquier, bref « une bonne épouse, dans l'ensemble ». Elle passe donc sa vie dans une sorte de cocon confortable même si celui-ci génère pour elle une sorte d'ennui, de solitude, une forme de bovarisme que la psychiatrie peine à guérir et à expliquer à travers l'interprétation de ses rêves et les révélations qu'Anna distille avec parcimonie. Cela c'est pour les apparences qu'on aime, en Suisse comme ailleurs, faire prévaloir surtout si elles cachent quelque turpitude, ni plus ni moins que de l'hypocrisie.
C'est que, quand une femme a ce qu'elle peut espérer de la vie, elle cherche évidemment autre chose et souvent cela prend la forme classique d'un amant, souvent un inconnu qui ne fera qu’un bref passage dans sa vie. Anna n'échappe pas à cela, elle dont la jeunesse était peuplée de fantasmes érotiques, de volonté de séduction et dont le mariage s'est peu à peu enlisé dans la routine, la facilité et la dépendance financière ; Cet épisode sonne donc comme un point de passage obligé, inévitable. Ici on sent bien que tous ces amants n'ont aucun attachement sentimental pour Anna. Ils ne ressentent rien d'autre pour elle que des envies bestiales [il y a dans ce roman des images, des scènes à la limite de la pornographie]. De son coté, Anna est passive et on a l’impression qu'elle vit ces relations, non pour se donner l'illusion de la jeunesse et de la séduction retrouvées, mais pour pimenter une vie familiale étouffante, pour se dire qu'elle a tout simplement des amants, qu'elle vit des situations dont toute femme mariée rêve parce qu'elle transgresse un interdit, qu'elle veut se faire peur, souhaite inconsciemment être découverte ou simplement veut explorer un terrain inconnu et peut-être fascinant. A aucun moment, je n'ai senti Anna vivant ces toquades dans le seul but de changer radicalement de vie et d'épouser ses amants. D'ailleurs le destin de telles liaisons amoureuses est de s'inscrire dans un temps très court, d'être vouées au seul plaisir sexuel mais dans le secret espoir qu'elles ne bouleversent pas par un divorce puis un remariage une vie établie. C'est un peu comme si Anna, ayant tourné la page de ces « moments », souhaitait revenir au bercail, comme si rien ne s'était passé. Il est évident qu'une telle séquence ne peut pas ne pas laisser de traces et qu'il est évidemment tentant de faire porter à son mari la responsabilité de ses propres trahisons, surtout si elle n'a rien de véritablement important à lui reprocher et si elle fait bon marché de sa culpabilité. Dès lors on se perdra en conjectures sur les raisons d'une telle attitude adultère. Est-ce la volonté de tout détruire autour d'elle, de ridiculiser un mari trop amoureux d'elle ou trop confiant au point de ne rien voir de son cocuage, de se singulariser par rapport à la famille traditionnelle, d'hypothéquer l'avenir, de faire dans la provocation, de vivre quelque chose de différent, d'entrer de plain-pied et de s'installer dans une situation délétère qui ne peut, à terme, que se retourner contre elle et saper durablement l'avenir de ses propres enfants ? Il est évidemment préférable de ne rien expliquer et de poursuivre cette attitude nuisible, en se disant que seules comptent sa propre liberté et son envie de jouir de la vie et que le reste n'a aucune importance même si tromper son mari c'est aussi se moquer de ses propres enfants. Cette situation met certes Anna en face de son dégoût d'elle-même, de ses faiblesses, de sa passivité, de sa volonté irrationnelle de sanctionner ses proches et la révèle telle qu'elle est, un nymphomane prête à écarter les cuisses pour le premier venu et à en garder le secret, exactement l'inverse de l'image de la mère de famille qu'elle souhaite donner à voir. Quand, grâce au hasard, le dieu des malchanceux qui finit toujours par se manifester, Bruno ne pourra plus rien ignorer de la vie de gourgandine d'Anna, même s'il s'était fait une autre idée de cette femme, il en sera jaloux, ressentira de la honte pour lui-même mais surtout méprisera celle qu'il a choisie pour être son épouse et la mère de ses enfants et qui l'a si facilement trompé. Il s'en voudra lui-même de ce choix, autant pour lui que pour les autres, souhaitera sauver les apparences en privilégiant l’hypocrisie, demeurer auprès de ses enfants qu'il aime, que sais-je ? Mais sa réaction sera à la hauteur de sa déception. Bien entendu il aura des doutes sur sa paternité, se sentira atteint dans son ego, sortira de cette épreuve meurtri voire détruit, se demandera ce qu'il a bien pu faire pour mériter une telle sentence et en plus devra faire face aux arguties de cette femme qui cherchera par tout moyen à taire, à nier, ou à minimiser ses fautes, jusque et y compris en lui en imputant la responsabilité.
Ce roman qui se déroule sur trois mois mais avec de nombreuses analepses, va plus loin qu'une histoire sentimentale ou qu'un banal adultère. L'auteur y introduit une dimension dramatique qui n'emprunte malheureusement pas son déroulement à la seule imagination, comme si la morale ou une quelconque divinité aveugle réclamait réparation de cette faute répétée sans se soucier de ceux qui, malgré leur naïveté, leur innocence, paieraient également un péché pour lequel ils ne sont pour rien.
Je n'ai pas vraiment adhéré aux considérations de l'analyste dont le discours jungien est plein de nuances et de questions puisque Anna a la volonté de vivre ces passades sans vraiment vouloir les lui révéler ni les expliquer même si la personne de Steve ou plutôt son fantôme, hantait ses séances d'analyse. Je n'ai pas non plus goûté les subtilités grammaticales de la langue allemande que je ne parle malheureusement pas, non plus que les variations sur la mort, l'enfer avec ses flammes et le paradis avec son lénifient et contestable discours religieux qui sont censés y succéder. Elles sont pourtant intimement liées à cet ouvrage et éclairent cette part d'obscurité que chaque être porte en lui. Ce roman au style direct, réaliste et sans fioriture est aussi une longue variation sur l'amour et le désir sexuel, la famille et les passades, les amitiés de façade et la solitude. On ne sait pour autant pas pourquoi le mariage d'Anna et de Bruno est un échec au point qu'elle l'exorcise à travers une telle activité sexuelle de contrebande ni pourquoi elle est à ce point contradictoire et ambivalente. Cela peut s'expliquer par la génétique, la volonté de faire souffrir, de régler des comptes anciens et inavoués ou simplement par l'envie d'être différente ou d'ignorer son entourage. D'autre part, il y a toujours le regard extérieur, celui de sa belle-mère, Ursula, dont on comprend vite qu'elle a des doutes sur la fidélité de sa bru, celui de la psychanalyste aussi qui devine tout, malgré les révélations laconiques d'Anna mais qui finalement ne fera rien pour elle.
Le livre est un univers douloureux et l'écriture est souvent revêtue par l'auteur de fonctions cathartiques, de contrition voire de rédemption. On peut toujours donner une dimension autobiographique à un tel texte qui m'a paru passionnant, pertinent du début à la fin dans l'analyse de personnages, des situations, des sentiments décrits. La lecture des « remerciements » m'a paru révélatrice. Alors ? Anna est-elle vraiment « une bonne épouse, dans l’ensemble » ?
Avant que Babelio dans le cadre de « Masse critique » et les éditions Albin Michel ne me fassent parvenir cet ouvrage, ce dont je les remercie, je ne connaissais pas cette auteure américaine dont c'est le premier roman. Cette lecture passionnante du début à la fin m'incite à explorer son œuvre à venir.
Hervé GAUTIER – Décembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com