Albert Camus.
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L''ETRANGER
- Par hervegautier
- Le 03/03/2014
- Dans Albert Camus.
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N°730 – Mars 2014.
L''ETRANGER – Albert Camus.
Le roman s'ouvre sur un enterrement, Mersault, un modeste salarié célibataire d'Afrique du Nord se rend aux obsèques de sa mère. Elle n'avait que lui mais, une fois la cérémonie terminée, la vie pour lui reprend son cours normal, un peu comme si cette mort lui était indifférente. Il semble insensible à tous les événements de sa vie, qu'ils soient importants ou anodins, qu'ils se rattachent à ses loisirs ou à son travail. Il vit au jour le jour, sans véritable projet d'avenir, accomplissant des actions répétitives et sans éclat. Lors d'une promenade entre amis, sur la plage surchauffée par le soleil, il perd la tête à cause de la chaleur, de la lame qui brille et tue un Arabe qui le menaçait de son couteau. Le voilà donc devenu meurtrier. Au cours de son procès et de son instruction, les témoignages l'accablent, il ne réagit pas plus que dans la vie courante et pour les juges c'est interprété comme un signe de dépravation, d’asociabilité. Sa tête est menacée mais il ne se défend pas, va au devant du supplice avec détachement comme une fatalité, comme s'il avait trouvé là une occasion de quitter la vie, de s'en débarrasser comme on se décharge d'un fardeau, comme s'il était étranger à tout cela, comme si vivre pour lui n'était que se laisser porter par une succession de jours sans importance. C'est une forme de suicide accepté par lui pour mettre un terme à tout cela et cette condamnation à la peine capitale est à la fois logique et inévitable. En ne se défendant pas, en marchant volontairement au supplice, il accepte que la société se charge de lui supprimer légalement cette vie dont il ne veut pas. Tout cela est absurde et un homme dans sa situation devrait au contraire vouloir sauver sa vie mais à ses yeux, l'absurdité de l'existence elle-même mérite bien cette attitude face à la mort qui ne peut pas ne pas être prononcée parce qu’elle va dans le sens des choses telles qu'il les ressent.
Le détachement de Mersault est noté jusque dans la phrase volontairement courte et hachée, rédigée par moments presque en style administratif, neutre et impersonnel. Il tranche sur le style hautement poétique que Camus adoptera plus tard dans « Noces » par exemple. Mersault est un homme ordinaire, qui vit dans l'immédiat de ses journées, jeté qu'il est au hasard dans ce monde et qui a perdu ses illusions, qui pense maintenant que rien n'a de sens ici-bas. C'est aussi un être simple, c'est à dire un peu niais, un quidam qui ne se pose pas trop de questions et qui semble, à son procès être plus spectateur qu'acteur. C'est cette attitude qui le mènera à l'échafaud. On peut avoir de l'empathie pour Mersault qui se voit condamné à mort davantage sur son attitude extérieure, notamment pendant les obsèques de sa mère, que pour le meurtre lui-même . Aussi bien se sent-il encore plus étranger à ce monde dont il ne fait pas partie. Le quitter lui est parfaitement indifférent. Marie, sa maîtresse, dépose à son procès mais s'en détache rapidement, préférant sans doute un homme libre qui s'intéressera à elle et non ce pauvre Mersault qu'elle n'attendra pas si toutefois il est condamné à de la prison. Les juges et la foule des Assises le ressentent bien comme un être à part dont le sort ne fait pas de doute.
Quand il publie ce roman, Albert Camus a 27 ans et son œuvre est pratiquement formée. « Le mythe de Sisyphe », « Le malentendu », « Caligula » qui sont aussi l'illustration de ce thème vont paraître et sont déjà à l'état d'épure. Ce roman est fortement influencé par les lectures de l'auteur, Kierkegaard, Kafka ou Dostoïevski qui ont mis à leur manière l'accent sur les contradictions de ce monde et le tragique de la condition humaine. Camus reprend tout cela à son compte, insistant sur l'absurde de la vie. Plus tard viendra la révolte avec « La Peste », « L'homme révolté ». Sartre voit dans Mersault un innocent irresponsable (« Un de terribles innocents qui font le scandale d'une société parce qu''il n’accepte pas les règles de son jeu »-mais Camus prendra ses distances face à l’existentialisme).
Les personnages de roman ne sont jamais là par hasard. Certes, ils sont fictifs mais surtout ils sont significatifs. Dans le contexte dans lequel il est mis par l'auteur, Mersault me paraît avoir une résonance toute particulière, ce qui fait que ce roman est tout à fait actuel. Il est extérieur à sa propre vie et ce qui lui arrive se produit malgré lui. La société telle que nous la connaissons, avec ses conflits, ses licenciements, ses troubles sociaux de tous ordres, ses difficultés, ses absurdités est bien semblable, toutes choses égales par ailleurs, à celle évoquée dans ce roman. J'ai souvent l'impression que, dans ce monde, les hommes qui y vivent en sont de plus en plus éloignés, davantage spectateurs qu'acteurs, incapables qu'ils sont de peser sur lui. Ils subissent plus qu'ils ne maîtrisent leur propre vécu. Il en résulte des situations personnelles délétères où l'alcool, la drogue ou le suicide font figure de réponse. Je ne suis pas bien sûr, pour évoquer Walt Whitman, que si la vie est un prodigieux spectacle, il soit pour autant possible à chacun d'y apporter sa rime. Mersault est un homme seul qui se débat comme il peut dans un quotidien terne et inintéressant, c'est sans doute pour cela que, au bout du compte, 'il prend la décision de se laisser porter par les événements et s'en détache, s'en désintéresse. Cette solitude devient son lot quotidien et cela prendra toute sa signification à partir du moment où il sera incarcéré et c'est évidemment seul qu'il ira à la mort. J'observe que notre société est de plus en plus composée d'hommes et de femmes qui adoptent la solitude comme mode de vie. Ils ne le font probablement pas tous par goût mais plus sûrement par déception notamment de la vie de couple. Le mariage se termine de plus en plus par le divorce parce que rapidement, alors qu'on avait cru à l'amour définitif, le mensonge, la trahison, le mépris de l'autre et finalement sa mise à l'écart s'imposent comme autant des réalités. Certes cela donne lieu parfois à la révolte et l’œuvre de Camus s'inscrit dans cette réaction mais bien souvent cette réaction enfante des désillusions et c'est alors le fatalisme qui prime, comme dans ce roman qui est donc une occasion de prise de conscience du monde qui nous entoure.
©Hervé GAUTIER – Mars 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com