la feuille volante

Nathalie Sarraute

  • Tropismes

    N°1860– Avril 2024.

     

    Tropismes – Nathalie Sarraute – Les éditions de Minuit.

     

    C’est un recueil de vingt quatre textes courts et indépendants les uns des autres, paru en 1939 dans l’indifférence quasi générale après avoir été refusé notamment par Gallimard et qui ne connut le succès que vingt en plus tard lors de sa réédition. Ce détail relativise les choses quant au talent de notre auteure, cet ouvrage étant considéré comme fondateur du mouvement littéraire dit du « nouveau roman ». Il n’est pas interdit de penser que ces circonstances ont nourri la trame de son roman « Les Fruits d’or » paru en 1963. 

    Le tropisme est une réaction d’orientation générée par un agent physique ou chimique, par exemple dans le cas du tournesol qui recherche le soleil. Au sens figuré, c’est un sentiment fugace, bref, inexpliqué face à un phénomène banal. Chaque texte s’attache à étudier la réaction d’inconnus, hommes et femmes, en contact avec leurs semblables, met en scène des personnages non définis, à peine esquissés, sans lien entre eux, juxtaposés, qui vivent un moment de leur vie d’une manière presque indifférente et qui se termine bizarrement dans une sorte d’expectative où rien ne se passe que des faits anodins, comme si l’intérêt de leur vie se résumait à une attente, à une immobilité (le verbe attendre revient souvent). Cette absence d’action se double d’une sorte de négligence, une sorte de lassitude face aux choses qu’on laisse se dérouler d’elles-mêmes sans qu’on fasse rien pour en modifier le cours. C’est le contraire du mouvement, un peu comme la tiédeur d’un dimanche après-midi qui distille l’ennui, la solitude, le temps qui passe inexorablement, mais aussi l’indifférence à l’autre quand la méchanceté qui est une des particularité de la nature humaine, ne vient pas bouleverser l’agencement de ce morne décor. Alors s’installe la peur de l’autre et aussi la haine, le plaisir de déranger sa vie, d’étouffer ses habitudes, ses espoirs avec des mots médisants, des actions malsaines parfois, pour le seul plaisir de se prouver qu’on existe ou d’exorciser sa propre lassitude de vivre. Cette vie artificielle s’étire, s’emploie à parler de tout et surtout de rien, à faire des plans sur la comète, à médire d’autrui, à exercer son imagination débordante et malveillante dans des domaines futiles et inutiles. Cette superficialité trouve aussi sa réalité dans la volonté de suivre la mode qui est à la fois changeante et frivole. Cette vie marginale, égoïste, ne se limite pas aux petites gens, ceux qui ne laissent aucune trace de leur passage, mais s’étend également aux intellectuels suffisants dont la conscience qu’ils ont de leur supériorité les distingue du commun, ceux qui trouvent dans la foi religieuse et ses rituels surannés une raison de vivre ou ceux que la culture enivre parce qu’elle entretient leur différence et leur en donne la certitude d’être différents, ceux qui se plaisent à croire que la vieillesse leur a conféré une forme de sagesse et donc d’importance avec des pouvoirs exorbitants ou que rien ne doit venir bousculer leur décor familier et immuable.

    Il s’agit d’un essai dont la rédaction, cherche à redéfinir une nouvelle manière d’écrire, en réaction contre la seconde guerre mondiale, ses excès et ses violences, notamment la volonté nazie dont elle a été la victime d’exterminer les juifs.

     

     

  • Les fruits d'or

    N°1859– Avril 2024.

     

    Les fruits d’or – Nathalie Sarraute – Gallimard.

    Prix international de littérature en 1964.

     

    Il s’agit d’un roman intitulé « Les fruits d’or », comme celui que signe Nathalie Sarraute, un roman dans le roman, une mise en abyme. Le véritable sujet est le roman lui-même dont parlent de nombreux intervenants. Il s’agit surtout de vilipender tous ces pseudo-intellectuels qui, souvent sans les avoir lus, se croient obligés de porter des jugements esthétiques variant de la dithyrambe à la critique au vitriol, de tenir des discours convenus avec force postures étudiées, sur des romans qui viennent de sortir, de faire état avec véhémence de leur avis souvent glané ailleurs ou qui se croient inspirés en baptisant « génial », « stupéfiant » ou « un chef-d’œuvre », un livre auquel ils n’ont rien compris, ou qui encensent un roman au seul motif que l’auteur est connu. Cela tient davantage à leur volonté de briller en société en formulant des jugements définitifs que d’entretenir leur culture ou de goûter la beauté d’un texte et ils ne tarissent pas d’éloges sur le talent de cet auteur, font des plans sur la comète sur sa carrière, clament bien fort leur soutien en exagérant l’importance de l’œuvre. Cela ne se limite pas aux best-sellers et notre auteure évoque un tableau de Courbet à qui cet aréopage réserve le même sort. Tout cela a un côté jubilatoire même si cet entre-soi prête beaucoup à l’ironie peut-être un peu facile.

    Ce livre est pour moi l’occasion de renouer avec « Le nouveau roman » dont Nathalie Sarraute était un des auteurs emblématiques. Ce mouvement littéraire apparu dans les années 50 se caractérise par un récit assez neutre où il n’y a aucune trame, aucun rebondissement, ou les personnages sont flous, sans caractère particulier, qui éprouvent de la difficulté à se parler et à se comprendre. Il n’est même pas question ici de l’auteur du roman dont le nom, Brehier, est à peine mentionné. Le texte est narratif et emprunte souvent à la fiction, les personnages qui ici s’expriment n’ont aucune personnalité et l’écriture est sans recherche littéraire. La fin, souvent inattendue prend la forme d’une chute. Ici on peut considérer que « Les fruits d’or » finit par s’imposer, à être apprécié, même contre certains de ses détracteurs quand d’autres l’ont carrément oublié, l’oubli étant le lot de la plupart des romans.

    Le nouveau roman a donc voulu révolutionner l’écriture. Je me souviens qu’un de mes professeurs de français qui, sceptique et quelque peu ironique, disait du nouveau roman qu’il avait la caractéristique essentiel d’être nouveau ! Qu’en reste-t-il aujourd’hui, quand Marguerite Duras, une autre auteure emblématique de ce mouvement, a obtenu un franc succès non démenti à ce jour, mais je ne suis pas sûr qu’elle ait toujours illustré ce mouvement au cours de son œuvre et deux auteurs couronnés par le Prix Nobel de littérature, Patrick Modiano et Annie Ernaux ont surtout parlé d’eux au point de tomber dans le solipsisme. Le nouveau roman a donc été une tentative de révolutionner la littérature qui en avait déjà connu beaucoup, alors pourquoi pas ? Depuis le début de son existence, le roman a déjà subi nombre d’évolutions, de l’humaniste au baroque, au classicisme, au romantisme, au naturalisme, au réalisme, au symbolisme...quant à l’Oulipo, l’expérience qu’il mène sur le langage est originale et cela n’a pas échappé au jury Goncourt qui a décerné son prix en 2020 à « l’Anomalie » d’Hervé Le Tellier, Alfred Jarry comme Georges Perec (cités par Sarraute à propos du mot « oneille ») ont eux aussi été tenté d’’y imprimer leur marque et ils ne sont heureusement pas les seuls.. Qu’en reste-t-il ? Je ne suis pas expert mais Il est certain que si les romans actuels racontent une histoire avec souvent un étude de personnages, le mode d’expression des auteurs, à quelques brillantes exceptions près, a globalement changé pour adopter un forme plus spontanée, proche du langage parlé, loin en tout cas d’un recherche d’images poétiques ou de vocabulaire.

    Il reste que ce livre est jubilatoire, (pas celui dont parle Sarraute qui n’est qu’à peine évoqué, mais le sien) et parler ainsi d’un livre sans en rien dire reste une performance. C’est en tout cas pour moi l’occasion d’en connaître davantage sur ce « Nouveau roman » tout juste effleuré dans ma lointaine scolarité. C’est aussi peut-être une sorte de leçon à tous ceux qui parlent des livres des autres !

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