la feuille volante

Marc Lambron

  • TU N'AS PAS TELLEMENT CHANGÉ

    N°886– Mars 2015

    TU N'AS PAS TELLEMENT CHANGÉMarc Lambron - Grasset.

    Dès la lecture du titre et des premières lignes on se rend compte qu'on va avoir affaire à un texte intimiste.

    En effet le narrateur, Marc, choisit d'évoquer Philippe, son frère cadet, mort en 1995 à l'âge de 34 ans. Il refait son parcours brillant malgré la maladie qui se déclarera à l'âge de 26 ans et qui le torturera pendant 8 années, jusqu'à sa mort. Le mal n'est jamais nommé[le narrateur lui donne le nom de « virus-oursin »], cette maladie qu'un acronyme a simplifié en quatre lettres qui à l'époque sont synonymes de mort devant l'impuissance de la médecine, le lecteur en comprend vite la nature et l'issue qui, en l'absence de thérapie ne faisait, dans ces années, aucun doute. Elle était la conséquence d'une contamination qu'on opposait volontiers aux maladies génétiques, résultat du hasard de l'ascendance. On instillait là l'idée d'une faute, une sorte de punition divine puisque aussi bien nous baignons malheureusement dans un contexte judéo-chrétien et le sida était un peu assimilé à la peste du Moyen-Age. Malgré cette issue certaine, Philippe se jettera dans la vie avec passion et dans métier de banquier comme s'il devait prendre sa retraite au bout de sa carrière. Marc analyse finement les relations difficiles qui ont existé entre ces deux frères pendant leur jeunesse. Ils avaient tout pour se rencontrer et faire ensemble leur chemin mais ils ont choisi, volontairement ou au hasard des circonstances, de n'en rien faire et de s'ignorer. Seules ces quelques années de souffrance les ont réunis comme du temps perdu qu 'on cherche désespérément à rattraper et c'est Marc, l'aîné, qui a survécu à son cadet. Pendant leur jeunesse, un réflexe de protection de l’aîné sur son frère se manifeste mais sans forcément l'idée de complicité. Elle ne viendra que plus tard, avec la maladie, quand celle-ci aura fait le vide autour de Philippe, l'espèce humaine ayant horreur de tout ce qui n'est pas dans la norme. Le narrateur saisira cette occasion qu'il sait ultime pour lui dire tout l'amour qu'il a pour lui, même s'il le fait dans une grande solitude.

    Très tôt dans le récit, le lecteur apprend que Philippe qui était un séducteur, est amené, sans doute la mort dans l'âme, à éconduire une jeune fille désireuse de l’épouser parce qu'il avait soit la connaissance, soit la prescience de ce qui allait lui arriver. Ce détail est surprenant et me paraît ne pas ressortir de la seule technique de l'écriture. A titre personnel, je ressens cette affirmation comme une intuition intime de son propre destin, formulée sous une forme sibylline, soit volontairement soit plus sûrement dans des termes spontanés, mais qui portent en eux un futur programmé. J'ai souvent noté qu'elle est l'apanage des gens qui vont mourir jeunes.

    Marc refuse la réalité au début, la maladie de son frère et sa mort annoncée. C'est un combat qu'il mène, perdu d'avance, une malédiction injuste, un anachronisme, une chose inadmissible et révoltante. Quant à la contamination qui a précédé la maladie, il la juge absurde, de l'ordre du gâchis ! Pourtant Philippe choisit, par réaction, de jouer le jeu de la vie, de la carrière tout en gardant en silence son secret face aux autres, à leurs bassesses, à leurs vengeances, à leurs petitesses qui caractérisent bien l'espèce humaine. Pourtant l'inévitable dépression se manifeste comme une réaction face à la réalité.

    La différence entre les deux frères ressort aussi à la fin du récit, en ce sens que Philippe n'ayant pas laissé de descendance ne souhaite pas non plus laisser de traces après sa mort, choisissant l'incinération « sans stèle », c'est à dire sans endroit pour se recueillir, laissant aux vivants la seule arme de la mémoire. Dès lors on mesure l'importance de ce récit et la démarche de son auteur. A la fin du texte, le narrateur révèle que Philippe avait un ami, ce qu'il n'avait pas mentionné jusqu'à présent, soulignant, surtout à l’époque où les mentalités n'avaient pas encore évolué, qu'il était marginal mais surtout original et singulier. Marc ne sera dès lors plus le seul a pleurer l'absent ! Il nous révèle aussi que son frère était mélomane et cherchait dans la musique, celle de Mozart, des réponses à ses questionnement intimes sur la mémoire, la faute, les alliances parfois douteuses au cours des générations !

    J'ai lu ce livre comme une sorte de contrition du narrateur qui prendrait le lecteur comme confesseur. Marc a attendu vingt années avant d'écrire ce texte, comme quelque chose qu'on porte en soi, qu'on veut garder ou qui ne peut sortir. Le texte est tellement personnel que l'auteur confie au lecteur qu'il ne souhaite pas faire la promotion de ce livre. A mes yeux cela met l'accent sur une manière de paradoxe : L’auteur est écrivain et s'exprime donc par les mots. Il souhaite rendre hommage à ce frère trop tôt disparu. Il y a donc une nécessité de l'écriture comme une catharsis mais aussi une volonté pudique et personnelle de garder le silence, de ne partager cela parce que cela est trop intime et de l'ordre de la confidence. On sent l'auteur qui ressent lui aussi les affres de la mort, partagé entre la nécessité de cet acte de mémoire pendant qu'il en est encore temps et ce combat intime qu'il mène contre lui-même, contre les mots !

    Je suis entré de plain-pied dans ce témoignage poignant, peut-être parce qu'il parle de la mort qui est notre lot à tous mais plus sûrement parce qu'il retrace un parcours qui certes n'a pas été le mien directement mais qui m'a rappelé, toutes choses égales par ailleurs, quelques détails personnels. Les termes sont pudiques, pleins de tendresse, les phrases simples, l'écriture émouvante, sur le mode mineur de la confidence. Au début les chapitres sont normalement écrits et plus le texte avance plus il est haché, en courts paragraphes, comme les derniers soubresauts de la vie !

    J'avoue que je ne connaissais pas cet écrivain pourtant académicien (je suis loin de tous les connaître), au parcours brillant et couronné par le prix Fémina 1993 (« l'œil du silence »). Il retiendra sûrement à l'avenir mon attention.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com