la feuille volante

Guillermo Saccomanno

  • L'EMPLOYÉ – Guillermo Saccomanno

    N°691– Novembre 2013.

    L'EMPLOYÉ Guillermo Saccomanno- Éditions l'Asphalte.

    Traduit de l'espagnol (argentin) par Michèle Guillemond.

     

    Nous sommes dans une ville inconnue et lui, c'est un employé sans nom (il sera nommé ainsi pendant le roman), autant dire un quidam. Avec lui il y a un « collègue » et une « secrétaire », tous gouvernés par un « chef ». Nous sommes donc en plein anonymat et dans un bureau d'une entreprise elle-même innomée. Au dehors, la ville non plus n'a pas de nom. Il y tombe des pluies acides, l'atmosphère est polluée, le réchauffement de la planète y est ressenti durement, la révolte gronde, les attentats sont quotidiens et l'armée y fait régner un ordre tyrannique et meurtrier. On ne peut pas ne pas penser aux scènes quotidiennes durant la dictature militaire d'Argentine.

     

    Le travail au sein de cette entreprise est non seulement déprimant, inintéressant, déshumanisé mais aussi soumis à l'arbitraire, aux impératifs de rendement et aux conditions de travail draconiennes. Le contrôle y est permanent, mené par une hiérarchie tatillonne et inhumaine. Chacun peut perdre sa place sans préavis et sans raison. Cela donne des scènes insoutenables où les suicides ne sont pas rares. « L'employé » tente tant bien que mal de se maintenir à son poste en évitant de faire des vagues. Il est un collaborateur docile et même servile. Cet emploi est son gagne-pain et sans lui il ne pourrait plus assurer une vie décente à sa famille. Il travaille avec un « collègue » dont il ne sait rien mais le hasard va l'inciter à le connaître un peu mieux jusqu'à entrer dans une certaine forme d'intimité avec lui... Puis il va disparaître un matin sans qu'on sache ni comment ni pourquoi !

     

    « L'employé » reste souvent tard le soir, bien après l'horaire légal, bravant la nuit et ses dangers. C'est moins par flagornerie que par une certaine nécessité. Il est marié à une matrone qui le domine, l'humilie sans qu'il puisse vraiment réagir et qui règne tyranniquement sur une marmaille hurlante et quémandeuse. Il lui arrive même de rentrer dans la nuit sans éveiller les soupçons de son épouse. Dans sa vie il n'y a plus de place que pour le rêve et ce rêve, il l'a sous les yeux. Il travaille avec « la secrétaire », une jolie femme apparemment célibataire, ce qui ne manque pas de le faire follement fantasmer d'autant plus qu'il s'aperçoit très tôt qu'elle a avec le « chef », par ailleurs marié et père de famille, une liaison peu discrète. Amoureux de cette femme, il devient évidemment jaloux de ce « chef » mais ne peut ni ne veut interrompre leurs jeux érotiques qui ont lieu pendant les heures de travail au sein même de l'entreprise. Il ronge son frein et enrage contre cet homme qui profite de sa situation et pousse son avantage. Par chance pour lui, cette jeune femme aux mœurs légères et libérées accepte ses avances autant qu'elle répond aux assiduités du « chef ». Après tout, pour elle, il y va du maintien de son emploi, des avantages financiers ou somptuaires et peut-être l'octroi d'une promotion. Pourtant, « l'employé » se retrouve dans son lit à son grand étonnement.. Cela fait de lui un autre homme, soudain capable de tout, même des pires choses, même les plus inavouables, pour un peu de considération de ses supérieurs ou pour porter à l'occasion préjudice à autrui. Bouleversé par sa nouvelle vie, il lui avoue son amour et apprend qu'elle est enceinte, mais d'un autre, probablement du « chef » mais il est tout prêt à passer outre et à s'enfuir avec elle. Elle ne répond guère à ses avances que par des passades avec d'autres partenaires. Pourtant cet « autre » lui-même, son double qu'il voit dans le reflet des vitrines des magasins l’écœure et l’inquiète. Il a l'intuition de sa propre déchéance, de sa solitude, de son désespoir.

     

    C'est un texte déprimant mais poétique parfois, une sorte de roman baroque qui distille une ambiance surréaliste. Pour autant j'ai apprécié l'ambiance des bureaux où règne non pas la bonne humeur comme on pourrait le souhaiter mais en permanence l'espionnage, la trahison, le clabaudage, la flagornerie, la délation. Le monde du travail n'est pas idyllique et il est bon de le rappeler, même dans une fiction. Il est l'image de la société individualiste et égoïste !En revanche j'ai peu goûté les scène de flagellations collectives très sud-américaines, les passages où la culpabilisation le dispute à l'horreur et tout cela sous l'égide de la religion. C'est un roman sombre sur la société, le travail et même l'amour .

     

    Une fois le livre refermé, il reste une impression de malaise tant le texte est réaliste. Je l'ai lu dans la version française mais la traduction qui en est faite est particulièrement évocatrice. Je me suis cru dans un de ces romans d'anticipation écrits notamment au cours du XX° siècle. Ils donnaient à voir un futur étrange et inquiétant. Au mieux nous nous disions que c'était une fantaisie d'auteur, au pire que cela pouvait avoir l'effet d'un avertissement, mais, même s'ils retenaient l'attention, nous n'y croyions pas, cela ne pouvait pas nous arriver. C'était de la fiction, rien de plus ! A quoi assistons-nous aujourd'hui ? Nous vivons dans une société à ce point écartelée que la vie des hommes ne vaut plus rien et qu'on peut se débarrasser d'un être humain sans ménagement au nom de la rentabilité ou simplement de l'arbitraire. Les informations quotidiennes sont pleines de cette violence gratuite et de cette délinquance sans limite. Ce n'est pas pour être passéiste et regretter « le bon vieux temps » qui n'a sûrement jamais existé que dans l'imagination et les regrets mais il est un fait que toutes les valeurs qu'on nous a enseignées et qui étaient les piliers de notre société s'effondrent les unes après les autres. C'est le règne de l’égoïsme, de l’indifférence, la famille n'a plus l'importance qu'elle avait, l'amour entre les hommes et les femmes laisse place au mensonge, à la trahison, aux marchandages, les églises se vident, la vie elle-même n'est plus respectée et la société tente de survivre en écrasant l'autre devenu un obstacle. Quand « L'employé » voit son reflet dans la vitrine des magasins, l'image qu'il perçoit l'inquiète et n'est pas si virtuelle que cela. Ce roman, même s'il nous est présenté sous des dehors volontairement violents et inacceptables est la copie conforme de la société dans laquelle nous vivons actuellement où la solitude et l’ingratitude sont la règle. L'espèce humaine n'est décidément pas fréquentable et ce n'est pas les actions humanitaires effectives mais de plus en plus rares qui la rachète.

    © Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

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