la feuille volante

Tuer le fils

N° 1524 – Janvier 2021

Tuer le fils – Benoît Séverac – La manufacture des livres.

 

Matthieu Fabas, 35 ans, sort juste de quinze ans passés en prison pour avoir tué un homosexuel. Il avait commis ce meurtre pour prouver sa virilité à son père, un « néonazi, motard, fiché S », et ce dernier vient d’être assassiné dans des circonstances étranges, un meurtre apparemment déguisé en suicide. Parmi toutes les pistes explorées par le commandant Cérisol et ses deux adjoints, Nicodem et Grospierres, celle du fils est sérieuse.

Les relations n’ont jamais été très bonnes entre Matthieu et son père, surtout depuis la mort de sa mère alors qu’il n’avait que 8 ans, la période d’incarcération n’a pas arrangé l’incompréhension paternelle et cette cryptorchidie dont était affublé Matthieu n’a fait qu’aggraver les choses aux yeux de son père. Si Cérisol parvient à apprivoiser sa vie et à accepter l’absence d’enfant liée au handicap de son épouse devenue aveugle, avec des confitures auxquelles il est accroc, Matthieu lui a trouvé pendant son incarcération une consolation inattendue dans l’écriture et son cahier, maintenant entre les mains du commandant, pourrait bien être pour lui une source d’accusations. Un roman autobiographique et inédit, suscité par l’animateur d’un atelier d’écriture en milieu carcéral, a même été écrit par le détenu. On songe à l’effet cathartique et donc résilient de l’écriture.

J’ai apprécié l’analyse psychologique des personnages fondée sur l’observation et l’interaction des relations entre eux. C’est valable non seulement au sein même de l’équipe des policiers, opposant le fils d’émigrés dépressif (Nicodemo), bénéficiaire de l’ascenseur social et celui qui n’est dans la police que par hasard pour conjurer le chômage (Grospierres), mais dont la formation universitaire, l’obstination et la clairvoyance se révéleront déterminantes dans les investigations. Entre Cérisol et Grospierres, s’établira une sorte de relation père-fils particulière, quelque peu mise à mal cependant par la ténacité de ce dernier et l’ego du commandant, le tout au milieu des états d’âme des policiers face à leur fonction de maintient de l’ordre dans une société humaine chancelante, sans oublier la sphère privée de chacun d’eux… Entre Cérisol et son épouse s’établit une sorte d’équilibre, eux dont le mariage résiste grâce à un subtil mélange de sexe, d’acceptation des différences de l’autre et, sans doute, de l’absence d’enfant voulue par elle et qui sont souvent une source de nombreuses dissensions au sein d’un couple. Pour lui la paternité reste pourtant un rêve inaccessible. La relation entre Matthieu et l’animateur est aussi intéressante : Ce qui n’est au départ pour le détenu qu’une manière originale de passer le temps se révèle bien plus importante à travers la démarche d’écriture. En effet, le fait de mettre en perspective les remarques personnelles de Matthieu sur son père dans le cadre de son cahier et le sort qu’il réserve au personnage paternel dans son roman peut se révéler déterminant dans l’enquête. (ou comment l’animation d’un atelier d’écriture peut n’être pas si anodine que cela ?). Le plus intéressant est la relation père-fils difficile, entre la volonté paternelle de façonner sa progéniture à son image, de lui inculquer ses valeurs et celle, non moins grande, du fils de s’affirmer par rapport à elle, de la combattre, entre admiration refoulée, contestation de l’autorité, nécessaire émancipation et volonté d’être reconnu. Ici Matthieu, rejeté par son père, est devenu meurtrier dans le seul but de lui prouver qu’il se trompait à son sujet mais son geste a manqué son but, créant à la fois cette frustration et une prise de conscience de la responsabilité paternelle révélée par l’écriture. Ce polar échappe aux clichés ordinaires du roman policier et notamment dans le titre lui-même puisqu’il est l’exact contraire de la formule œdipienne convenue qui veut qu’un fils s’oppose à son père pour s’affirmer et se construire, c’est à dire le tue virtuellement. Le rôle du père est paradoxalement d’aider son fils dans cette démarche difficile mais nécessaire. Ici, c’est différent, le père et le fils ne s’entendent pas mais Matthieu est devenu meurtrier pour attirer l’attention paternelle, même si pour cela il a enfreint la loi et fait de la prison. Ainsi ses écrits y font-il de constantes références, comme autant de marques d’admiration, de constats d’échec et de demandes de reconnaissances. Mais les choses sont plus profondes et surtout plus anciennes et se résument à une image obsédante et insupportable pour le père, atteint dans sa virilité même, que lui renvoie son propre fils et qui justifie à ses yeux son attitude de rejet.

Le titre de ce roman peut s’expliquer, non seulement à cause d’une habille mise en abyme (je passe sous silence le clin d’œil malicieux au best-seller « Le roman de l’année ») mais surtout à une subtile relation entre l’animateur ayant perdu toute inspiration et Matthieu dont, sans vergogne, il s’approprie le talent pour relancer sa carrière d’écrivain. Il joue sur les rapports délétères père-fils et les ressentiments qui en découlent, non seulement pour que soit créée par un autre une œuvre d’art (« au nom de la littérature »), mais surtout pour s’en approprier les mérites. J’imagine la suite, Matthieu, condamné à une lourde peine pour un crime qu’il n’a pas commis, sortant enfin de prison et prenant conscience du plagiat, cherchera à se venger ! Ce roman a une dimension personnelle dans la mesure où l’auteur a été animateur d’un atelier d’écriture en milieu carcéral, mais la remarque, sans doute, s’arrête là. Il évoque la révélation d’un talent créatif chez un détenu, la découverte par ce dernier de la force purgative des mots qui est une forme de liberté, entre autobiographie et autofiction, et cela a quelque chose de passionnant et d’authentique. Il y a une analyse subtile de l’écriture, l’indispensable inspiration venue d’ailleurs, la disponibilité de celui qui tient le stylo et fait appel à des souvenirs souvent enfouis, le nécessaire travail sur les mots et leur effet curatif, les illusions de l’écrivain, l’incontournable difficulté qui naît de la volonté de s’exprimer et l’impression qu’on peut ressentir de n’avoir pas pu le faire pleinement.

Le message que je retiens aussi c’est l’importance des mots, leur valeur quand ils s’inscrivent dans ce qui est censé être une fiction dont nous savons qu’elle peut aussi avoir des connotations personnelles. Toute la difficulté est de faire la part des choses entre ces deux notions, ce qui est pour le lecteur un œuvre d’art peut être pour le policier un aveu, un faux témoignage ou un mobile ! Cela peut bouleverser également les rapports hiérarchiques et personnels au sein d’une équipe, où, comme dans la vie, rien n’est jamais acquis.

C’est donc un roman qu’il faut lire moins comme l’évocation d’une enquête policière classique avec ses rebondissements que comme une étude psychologique de personnages et de faits apparemment inattendus et anodins qui éclairent l’intrigue. Non seulement le suspens est adroitement distillé tout au long du roman, ce qui est bien le moins pour un thriller, mais c’est aussi écrit dans le style fort agréable à lire, pas vraiment académique mais pas graveleux non plus, comme cela arrive parfois dans ce genre de littérature. Cela a été pour moi un passionnant moment de lecture.

 

 
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