Là où les chiens aboient par la queue
- Par hervegautier
- Le 28/01/2019
- Dans Estelle-Sarah Bulle
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La Feuille Volante n° 1316
Là où les chiens aboient par la queue – Estelle-Sarah Bulle– Liana Levi.
La narratrice (la nièce), née à Créteil d'un père guadeloupéen et d'une mère du nord de la France, ignore tout de la culture antillaise et de l'histoire de sa propre famille, les Ezéchiel. Elle demande à ses deux tantes, l'aînée, Antoine (appelée aussi Appolone), sa cadette, Lucinde et à son père, dit Petit-Frère, de les évoquer pour elle. Chacun d'un prendra donc la parole à son tour dans cette sorte de saga familiale sur deux générations, et même sur trois puisque les membres de cette fratrie racontent aussi l'histoire de leurs propres parents, Hilaire, le père flambeur, trop tôt veuf de leur mère, Eulalie, qui épouse celle de la Guadeloupe, une île partagée entre les blancs riches, les békés, et les nègres pauvres. L'auteure s'exprimera aussi, notamment sur sa vie en Guadeloupe, puis en métropole, le racisme de la population blanche, sa propre identité métisse et le leurre de réussite sociale entretenu par la République. Ce récit s'articule donc autour de quatre personnages. Ça commence au milieu du XX° dans un village de la Guadeloupe, Morne-Galand, si perdu et pauvre que « les chiens aboient par le queue » et que quitte, à 16 ans, la tante Antoine à cause de son fort caractère et de son esprit d'indépendance ; c'est la plus rebelle, un peu mystique et superstitieuse, la plus fantasque de la famille. Elle quittera son île avec ses rêves inassouvis pour connaître le béton de la banlieue parisienne puis Montmartre. Lucinde au contraire est plus aristocrate, possède des doigts magiques de couturière. Ce sont deux sœurs à la fois rivales et complices, leurs relations s'expriment entre tendresse et aigreur. Petit-Frère est plus effacé à cause de son âge mais il est désireux de s'élever par l'adaptation, la promotion, le syndicalisme. Ils partiront tous pour Paris, seront des déracinés. Leur itinéraire sera protéiforme, hésitant. Le lecteur suit avec plaisir les pérégrinations de chacun d'eux, leur vie, leurs amours, leurs espoirs, leurs passions, leurs déceptions.
Depuis que les écrivains ont choisi de raconter une histoire sous forme de témoignage ou à travers la fiction du roman, la famille a toujours été un prétexte d'exception prisé par les lecteurs. Ici la narratrice va à la découverte des siens autant que de son île natale. Pourtant, quand elle y revient, elle n'est plus qu'une métropolitaine en vacances. Dès lors, elle mène une réflexion sur son identité, son appartenance à une communauté qui en Guadeloupe n'est plus visible que par la couleur de peau ou par le nom de famille et fait d'elle une étrangère qu'elle est également en métropole où elle est victime du racisme.
Ce roman est aussi l'occasion de dresser un portrait sans concession de la société guadeloupéenne, de l'économie agricole traditionnelle, au mirage des années 60 avec le bétonnage des côtes, au chômage, à la fasciation pour la métropole, puis, souvent, au désenchantement. Plus tard, ce sera une insurrection oubliée par l'histoire nationale, une révolte des guadeloupéens noyée dans le sang. Ainsi se déroule sous nos yeux l'histoire de cette île ultramarine, qui fait partie de la France mais qui n'est souvent pour nous aujourd'hui qu'une simple destination touristique au cours de l'hiver européen.
Ce premier roman se lit agréablement et même passionnément d'autant qu'il comporte des expressions créoles aussi authentiques et colorées qu'originales où la poésie, l'humour et le dépaysement entraînent le lecteur dans un univers différent. La présence de ces éléments de langage vernaculaire est d'autant plus étonnante que l'auteure, née en métropole, ne parle pas cette langue. C'est autant une musique qu'un fort agréable moment de découverte mais aussi pour l'auteur un occasion d'explorer sa généalogie à travers ses souvenirs et de transmettre son travail à sa parentèle.
J'ai vraiment bien aimé cette saga pour son écriture vive et colorée, pour l'authenticité et la simplicité de son témoignage. L'auteure signe ici des débuts littéraires prometteurs unanimement salués par la critique.
©Hervé GAUTIER – Janvier 2019.http://hervegautier.e-monsite.com
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