UN COEUR BIEN ACCORDÉ
- Par hervegautier
- Le 14/03/2015
- Dans Jan-Philipp Sendker
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N°881– Mars 2015
UN COEUR BIEN ACCORDÉ – Jan-Philipp Sendker – JC Lattès.
Traduit avec l'autorisation de l'auteur à partir de la version anglaise de Kevin Wiliarty par Laurence Kiefé.
Julia Win, la narratrice, d'origine birmane, la quarantaine, est une brillante avocate à Manhattan. Elle est aussi une femme épanouie mais solitaire avec une seule amie, Amy Lee, artiste peintre. Elle se met a entendre une voix féminine étrange qui lui posent des questions pour le moins personnelles sur sa vie. Il n'en faut pas davantage pour la troubler durablement au point qu'elle manque d'entrer dans la folie. Elle pense qu'un retour en Birmanie peut lui apporter une réponse et elle y retrouve son frère, U Ba. Là, c'est un autre monde, des gens bien différents de son quotidien et dix ans se sont écoulés depuis son dernier voyage dans ce pays. Seules quelques lettres échangées avec lui ont entretenu cette relation. Sous la conduite de ce frère pourtant malade, Julia apprend la vie tragique de Nu Nu, une femme poursuivie par le malheur mais aussi celle de Thar Thar, son fils. Ce sont deux êtres dont on dit qu'ils sont nés sous une mauvaise étoile, que malgré eux, ils attirent le malheur et qu'ils sont l'objet, jusque de la part de leurs proches, d'une volonté de destruction. Et pourtant ils survivent alors qu'on imaginerait qu'autant d’épreuves ne peuvent que se conclure par la mort qui serait pour eux une libération. Ce récit est réellement pathétique et aucun détail en nous est épargné. Hasard des rencontres, Julia croise un homme qui pourrait bien être Thar Thar. Il n'est pas un moine comme il en a l'apparence mais réalise à sa manière une sorte de syncrétisme entre le christianisme et le bouddhisme, se consacre aux plus défavorisés que la société rejette. Il pratique, à travers le pardon et l'amour, un sorte de dévotion à un dieu universel autant qu'un art de vivre. La métaphore du cœur désaccordé, comme le serait un instrument de musique, prend alors tout son sens. L'auteur met en avant l'amour mais aussi le pardon qui génère la liberté pour celui qui le prononce [« Pour pardonner, il faut aimer et être aimé. Seuls ceux qui pardonnent peuvent être libres. Quiconque pardonne n'est plus prisonnier. » déclare-t-il].
C'est un peu comme si la voix qu'elle entendait sollicitait à travers elle le pardon de Thar Thar. A travers son exemple et son enseignement, Julia en tire des leçons pour elle-même, réfléchit sur le destin, accepte de mener une vie différente de celle qu'elle avait à New-York, de prendre son temps, de vivre au quotidien comme une Birmane à travers des gestes simples, de remettre en question ses certitudes, de perdre ses repaires américains et ses valeurs occidentales, de retrouver peut-être ses croyances religieuses oubliées… Comme elle, le lecteur reçoit cette leçon de sagesse orientale et explore les arcanes du cœur humain. Du coup, Julia accepte de confier à cet homme l'objet de sa quête et la voix qui torturait sa vie se tait, lui procurant une sorte de plénitude intérieure. Entre eux naîtra une sorte de complicité basée sur la connaissance commune, un amour même mais qui n'a rien à voir avec une de ces passades new-yorkaises que Julia a pu connaître dans sa vie d'avant. Ce qui les unit est de nature quasi-religieuse et procure à Julia une certaine paix de l'âme qui naît autant de la vie spartiate qu'elle mène pendant ces quelques semaines birmanes que de la découverte de ce frère qu'elle n'avait jusqu'alors qu'entraperçu. Ce bouleversement intervenu dans sa vie donne à penser que non seulement elle abandonnera ici le fardeau qu'elle porte mais qu'on imagine pas qu'elle puisse vivre ailleurs désormais.
C'est un roman dépaysant mais surtout une sorte de voyage initiatique que Julia mène comme une quête personnelle même si je peux personnellement avoir une notion différente du pardon. En ce qui concerne le récit de la vie de Nu Nu puis celle de Thar Thar, cela peut paraître appartenir à une fiction, l'auteur noircissant le trait pour servir l’histoire et ainsi apitoyer le lecteur. En réalité le malheur existe qui s'accroche à certains êtres sans aucune raison et martyrise leur vie alors qu'il en épargne d'autres. Trop d'épreuves imméritées qu'on a du mal à justifier autrement que par un mauvais karma, peuvent effectivement bouleverser les plus solides.
Avec un art consommé du suspens et une écriture fluide,[même si le texte original a pu être écrit en allemand et a dû passer par une version anglaise avant d'être traduite en français] l'auteur entretient l’attention et l’intérêt de son lecteur jusqu’à la fin. Je suis personnellement entré complètement dans ce roman notamment dans le récit des destinées de Nu Nu et de Thar Thar. Cela m'a paru appartenir à une réalité différente de celle parfois faussement idyllique qu'on rencontre dans les romans.
J'ai eu plaisir à découvrir à cette occasion un auteur jusqu'à là inconnu.
©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com
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