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la feuille volante

Singuliers

La Feuille Volante n° 1083

Singuliers – Christophe Carlier – Phébus.

 

Comme à chaque fois, j'ai commencé la lecture de ce roman par l'exergue. D'ordinaire elle évoque ce que sera le roman qui s'offre à moi. Ici, c'est une phrase empruntée à Virginia Wolf qui nous parle du rôle joué par chacun de nous au quotidien, quelque chose qui n'aura lieu qu'une seule fois et qui fait référence à « l'immédiate fatalité ». Le décor, la salle d'un café parisien et différents acteurs qui y font une apparition sur fond de gens plus ou moins pressés et qui parlent à leur téléphone portable. Franck et Pierre-François ne se sont pas revus depuis douze ans, se sont rencontrés par hasard et s'y sont donné rendez-vous. Ils vont bien entendu évoquer le passé vécu l'un sans l'autre, jauger les ravages du temps. Leur rencontre est formelle, sans chaleur et d'autres lieux se profilent où se croiseront d'autres gens sans autre boussole que l'aléa.

Il n'y a sûrement aucune parenté artistique entre eux mais en lisant ce roman, les toiles d'Edward Hopper qui est un de mes peintres préférés, n'ont pas quitté mon esprit. J'y ai retrouvé toute la solitude, toute l'attente, tout le silence qui caractérisent les scènes qu’il représente. La profusion des personnages, leur apparent détachement les uns par rapport aux autres ou au contraire leur attirance, la juxtaposition de leurs corps, leur façon de se déplacer ou de vivre comme dans une sorte de décor impersonnel, dans une atmosphère de temps suspendu, leur timidité ou leur tentatives gauches avec, en toile de fond, alternativement un café, une salle de théâtre un environnement habituel, tout me rappelle ce décor si particulier des toiles du peintre américain. Même si les vies des uns semblent imbriquées dans celles des autres, les personnages multiples qu'on finit par confondre, se perdent dans un univers fantasmatique et égoïste où chacun pose des actes apparemment sans suite mais qui répondent peut-être à un scénario inconnu mais écrit à l'avance. Ces êtres semblent coincés entre un futur immédiat et un passé tout juste vécu, dans cette mémoire des choses qui revient, celle des visages qui s'imposent et s'effacent, des voix qui s'éteignent, des projets pourtant savamment tissés qui s'effondrent sous les coups du hasard, le destin individuel qui dessinent le paysage un peu désolé de chacun. Les gestes de ces silhouettes fantomatiques semblent se noyer dans un quotidien général et anonyme et ressemblent à des pièces d'un puzzle à la fois géant et minuscule où se compose petit à petit un décor où les hommes ne sont plus que des marionnettes actionnées par un manipulateur aveugle. Les personnages se parlent, gardent le silence ou monologuent mais les relations qu'ils ont entre eux sont convenues, répondent à une sorte de code. La solitude de certains personnage est si prégnante qu'ils éprouvent le besoin de se redessiner un monde à leur mesure, avec leurs fantasmes, l'exorcisme de leurs phobies. Pour cela ils dressent des plans sur une improbable comète, invoquent une divinité au culte indistinct, connue d'eux seuls et qu'un cérémonial ésotérique peut convaincre. Chaque jour est pour d'autres une trahison ou une compromission, un écot ridicule payé au monde extérieur pour pouvoir rester en paix avec soi-même ou seulement faire semblant puisque seules comptent les apparences. Il est possible de transgresser tout cela, de se marginaliser seulement pour un soir, simplement pour voir ce qu'il y a de l'autre coté de ce miroir, pour briser la routine du quotidien. Le silence couronne tout cela et nul dialogue n'est possible entre les gens. Seuls ont droit de cité le soliloque et les voix qui viennent du lointain par le truchement des ondes aériennes. Ce sont des paroles jetées dans le vide de la nuit au seul usage des insomniaques aux oreilles à la fois attentives et désespérées. Elles suppléent le sommeil et le rêve réservés aux seuls initiés qui ne sont pourtant que des gens ordinaires, mais se perdent dans le néant des étoiles. Quant aux autres qui font leur devoir d'état, qu'on les laisse faire, après tout ils ne font que leur métier banal et alimentaire et tant mieux s'ils y mettent du zèle, tant pis s'ils y glissent de la méchanceté avec cette volonté de porter préjudice à autrui et de le détruire, ce qui est propre à l’espèce humaine mais qui ne procure à leur auteur qu'une victoire ridicule. Les gens vivent ensemble, dorment ensemble mais l'amour est depuis longtemps enfui de ces contrées où il ne reviendra jamais, à tout le moins avec eux et la rupture est toujours en embuscade, à moins que cela ne soit une vie de compromissions. Pour que cela change il faudrait autre chose, le regard d'une inconnue, un parfum flottant dans l'air, une chevelure d'or qui susciteraient une rencontre, un horizon nouveau ou pour les malchanceux, les timides, des illusions toujours plus inassouvies. L'intervention successive des différents personnages révèle leur fragilité à travers la routine du quotidien et de ses rituels avec lesquels il faut composer. Les relations avec les proches ne sont jamais définitives mais laissent place à d'autres rencontres où l'imaginaire tient un grande place, le fantasme aussi et pourquoi pas l'absurde. De lui on peut rire, et c'est même, compte tenu de ces situations délétères, ce qu'il y a de plus salutaire, parce que, rappelons-nous le, notre passage sur terre est une quête du bonheur, souvent contrariée.

J'ai mené ma lecture avec une certaine euphorie, aimé ce texte jubilatoire et poétique, partagé entre la curiosité et le plaisir qu'on prend égoïstement à la musique des mots et à l’architecture des phrases en me laissant porter par cette vague « singulière »et me demandant où tout cela pourrait bien me mener.

© Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

 

 
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