la feuille volante

Chanson douce

La Feuille Volante n° 1108

CHANSON DOUCE Leïla Slimani – Gallimard.[Prix Goncourt 2016]

 

Louise est vraiment plus qu'une nounou. Non seulement elle s'occupe de Mila et d'Adam, les enfants de Myriam et de Paul, mais elle se révèle une parfaite « fée de ce logis »entre cuisine et nettoyage. Cet emploi tombe plutôt bien pour elle, veuve, la cinquantaine et en difficultés financières. Les relations qui s’installent entre le couple et elle sont même de bonne augure et chacun y trouve son compte, même si, au terme de ces rapports, les parents abandonnent volontairement un peu de leur rôle d'éducateur au profit de cette étrangère qu’ils ne connaissent guère et qui s'accapare la place ainsi laissée vacante, jusqu'à ce que se crée une situation qui risque d'échapper à tout le monde. Certes, ils peuvent la congédier à tout moment, mais cette éventualité nourrit la dépendance qui peu à peu s'installe en eux au profit de Louise. Cela fait d'elle une sorte d'esclave moderne qui chaque jour s'enfonce dans sa condition, un servage volontaire qui fera d'elle, et sans peut-être qu'elle s'en rende compte au départ, une femme efficace, indispensable mais surtout envahissant et même transparente.

C''est un roman sociologique qui évoque aussi notre mode de vie actuel, l'obligation de travailler pour l'épouse face au salaire du mari parfois insuffisant, la tentation qu'elle peut avoir d'une ouverture sur le monde professionnel avec promotion et reconnaissance à la clé, face à une vie repliée sur un foyer, l'obligation de confier ses enfants, c'est à dire ce qu'elle a de plus cher au monde souvent à des gens inconnus, d’autant plus dévoués qu'ils s'impliquent plus complètement dans ce travail qu'ils ne le feraient dans un emploi ordinaire; on peut bien tomber ou non. Quant à la réussite professionnelle dont on nous rebat les oreilles depuis si longtemps au point qu'elle en devient obligatoire, elle sous-tend elle-même ce genre de situation et la nourrit, avec tous les risques que cela comporte. Il y a les préjugés de classe mais aussi l'implication logique de Louise face aux enfants. Même si ici nous sommes en pleine fiction[pas tant que cela puisque des faits semblables se sont déroulés aux USA], la réalité n'est jamais très loin. Je ne veux pas endosser la robe d'un improbable procureur mais Myriam et Paul, parent sabsents et employeurs abusifs, me paraissent bien coupables d'avoir ainsi livré leurs enfants, mais aussi leur foyer, leur intimité,leur vie, à Louise à qui le spectacle de la réussite et de l'argent auxquels elle n'avait pas droit était donné quotidiennement. La petite Milla et peut-être Sylvie, la belle-mère de Myriam, auraient pu être des vigies et faire prendre conscience à Myriam de cet écartèlement entre son rôle de mère et sa réussite professionnelle, mais personne ne les a écoutés. Le texte plein d'analepses, nous présente Louise comme une femme méritante, un peu mythomane, trahie par les siens, victime des événements, délaissée par son employeur, et finalement déstabilisée, tout ce qui va peu à peu faire d'elle une meurtrière. Une histoire qui sonne pour chacun d'entre nous comme un avertissement. Je ne sais pas si une telle « fée » existe mais qu'importe. Que l'auteure appuie sur le trait ne me paraît pas irréel. Nous vivons dans une société où l'exagération est quotidienne et n'étonne plus personne. La communauté dans laquelle nous vivons, à l'inverse de toute la logique du pourtant proclamé « vivre ensemble », fabrique chaque jours des exclus et des marginaux qui accumulent en eux des ressentiments. Ce glaçant récit en est l’illustration autant que son écriture peut être une sorte d'exorcisme.

J''ai apprécié le talent de l'auteur, les phrases simples et agréables à lire, une écriture sobre et élégante, de courts chapitres, une architecture du texte bien construite en forme d'analepse et malgré tout un suspense distillé jusqu'à la fin, même si les premières phrases du roman ne laissent aucune ambiguïté sur l'épilogue sanglant. Je ne connaissais pas cette auteure et je me félicite qu'elle ait été distinguée par ce prix littéraire prestigieux. Il m'est parfois arrivé dans cette chronique de dire qu'il a été, dans le passé, attribué à des écrivains qui ne le méritaient pas. Ce n'est nullement le cas ici, tant s'en faut, et je suivrai volontiers l'univers créatif de Leïla Slimani.

 
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