la feuille volante

De l'inconvénient d'être né


 

La Feuille Volante n° 1380 Septembre 2019.

De l’inconvénient d'être né - Emil Cioran - Gallimard

Ce titre rappelle un truisme que nous avons tous, un jour ou l'autre exprimé : Nous n'avons pas choisi de naître et Cioran y voit même un inconvénient! C'est un recueil d'aphorismes lancés comme des gifles, selon l'expression même de l'auteur, des pensées brutes, des sortes de fulgurances pleines de désespoir mais aussi de réalisme, de nihilisme, de scepticisme et même d'humour. Il choisit donc de nous parler de la naissance, hasard, accident ou fruit de la volonté amoureuse d'un homme et d'une femme, le fait d'être né, c'est à dire d'être là, sur terre, responsable de sa propre vie, n'interdit pas de s'interroger sur son sens, entre destin et liberté, sur la durée et la qualité de notre passage sur terre, de la valeur de notre action pendant cette période, du traumatisme de la douleur qu'elle imposera à chacun, de la certitude de la mort.

Ainsi, de part sa naissance, Cioran a -t-il été précipité en ce monde, avec en prime une prise de conscience précise de sa condition qu'aggravent de fréquentes périodes d'insomnie pendant lesquelles il est amené, presque malgré lui, à réfléchir sur lui-même et à constater que loin de vivre cette vie, il la subit et à travers elle "il se subit". Quoi détonnant à ce que, détestant la vie, il déteste l'homme et affirme sa misanthropie entretenue par la certitude qu'il refuse la contradiction. Autant dire qu'un tel état d'esprit fait de lui un solitaire qui ne connaît pas l’amitié, ou très peu. Il pourrait d'ailleurs faire sien cet aphorisme de Sartes "L'enfer c'est les autres". Il est juste de dire qu'il s'applique à lui-même ce pessimisme définitif , se regardant sans concession dans le miroir de lui-même, refusant les illusions qui peuvent adoucir la vie. Cioran est un écrivain, et, à ce titre il se doit d'écrire, c'est à dire faire connaître sa pensée et publiant, il est bien obligé de prendre en compte ses lecteurs qui sont aussi des "autres" et sa volonté d'inaction face à ce monde honni est assez peu compatible avec son métier de penseur. Tout au plus rêve-t-il de refuser d'écrire sans pour autant le faire! Portant un regard critique sur ce monde et sur les hommes qui l'habitent, il ne peut refuser de voir leur volonté destructrice qui se manifeste dans les guerres qui émaillent l'Histoire. Son engagement fasciste de jeunesse est oublié, sans doute un peu vite,

Celui qui passa une grande partie de sa vie dans une mansarde parisienne, qui refusa les prix littéraires et la notoriété, face à cette prise de conscience, prône l'inaction, le refus de l'ambition, le renoncement aux choses et le détachement en général, regardant l'échec comme un bien et son passage sur terre comme une chose inévitable, subie par lui, mais nullement une source de bonheur. Dans ce contexte, il est légitime de se demander comment il se positionne par rapport à Dieu, lui, le fils d'un pope orthodoxe, et le disciple de Nietzsche. Face à cette vie qui ne lui convient pas, il admet cependant que Dieu a longtemps été une solution pour l'homme, peut-être d'autant plus plausible et recevable qu'elle est facile, mais il modère son propos aussitôt précisant qu'un tel sujet provoque chez lui à la fois un doute sur la pérennité des croyances humaines mais surtout, en ce qui le concerne, un déchirement entre le besoin vital de croire en un dieu et le rejet de toute religion.

Dans une époque où il convient de se mettre soi-même en valeur, et de porter sur le mode une vision idyllique, la prise de conscience de Cioran, sa façon de l'exprimer, illustrée par son propre exemple, et ce malgré les contradictions inévitables qui ont quelque chose de rassurant, le désespoir de Cioran n'est certes pas forcément communicatif, mais il a l'avantage d'attirer l'attention du commun des mortels sur les poncifs un peu faciles et lénifiants distillés à longueur d'années par tous les pouvoirs y compris politiques. Cela doit bien correspondre à quelque chose, toutes égales par ailleurs, puisque j'observe que des écrivains comme Louis-Ferdinand Céline ou plus près de nous Houellebecq et peut-être aussi Fernando Pessoa ont , peu ou prou, pris en compte cette manière de voir les choses.

©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

 
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