la feuille volante

Ca t'appendra à vivre

La Feuille Volante n° 1086

Ça t'apprendra à vivre – Jeanne Benameur – Denoël.

 

Nous sommes en 1958 quelque part à l'est des Aurès. C'est la France, pour quelques années encore mais c'est un pays en guerre. Une petite fille de 5 ans raconte sa vie, celle de sa famille, un frère et trois sœurs plus âgés, dont le père, un Tunisien qui a épousé une belle Italienne aux yeux bleus, dirige une prison. Ce mariage « mixte » fait d'eux « des moitiés », une situation qui fait qu'ils ne sont jamais ni Français ni Arabes, comme ces harkis qui gardent la prison et qu'un matin on retrouve assassinés, la gorge tranchée. C'était pourtant une terre de soleil, de sable, de senteurs, de siestes, d'avenir aussi où on pouvait faire des projets pour demain, mais la mort rode et frappe. C'est « la valise ou le cercueil » et le choix est vite fait, ce sera le bateau, la métropole, le froid de l'hiver, les embruns atlantiques, une autre ville, une autre vie, dans une autre province française, presque autre pays, loin de l'Afrique du nord, avec ses peurs et les souvenirs qu'on laisse derrière soi et qui submergent. Toute une courte vie d'enfant lui revient avec ses joies éphémères et ses peines puériles, ses histoires inventées que les petites filles d'ici qui rêvent d'Orient, de sultans et de contes « des mille et une nuit » lui demandent de raconter. Elle ne les a jamais connus, jamais vus, mais elle s'exécute parce qu'elle porte en elle le merveilleux de l'ailleurs éclaboussé de soleil et elle prend goût à cet exercice qui, sans qu'elle le sache peut-être, est déjà son apprentissage de l'écriture.

 

C'est aussi une petite fille qui découvre sa nouvelle vie de métropolitaine, loin de la nourriture arabe, avec un ordinaire différent et de menus larcins pour l’améliorer mais qu'il faut taire, les épluchures de légumes qui feront la soupe qu'elle n'aime pas, les goût différents qu'elle découvre, les fins de mois difficiles, la brume du port, les murs gris de cette « ville aux arcades », les secrets de la plage... Dans cet univers un peu morne, il ne reste que le rêve de Djebel qu'elle enfourche volontiers pour s’éloigner d'ici. Alors, sur cette terre de France amputée de ses départements ultra-méditerranéens, des projets se forment, une maison au soleil, comme avant, comme là-bas, dans le sud, face à ce Maghreb qu'il a fallu quitter... mais ce ne sont que des mots qui s'évanouissent et se cognent aux murs de l'appartement gris de cette ville atlantique.

 

Ma découverte de l’œuvre de Jeanne Benameur a croisé ce court roman autobiographique qui explore le souvenir d'une expatriation autant que de l'omerta familiale. Pour cette petite fille, le mensonge est banni, mais dans cette famille, coincée entre deux religions, deux origines, deux formes de prière, l'hypocrisie existe aussi qu'il faut entretenir parce qu'elle fait partie de la vie et c'est ce qu'elle découvre au fil des années, entre l'amour qu’elle porte à son père, la violence familiale, les non-dits et les mots derrières lesquels elle se cache et qu'elle confie à la feuille blanche. Son décor est révélé par petites touches, le style est spontané, un peu sur le mode d'un journal intime, haché, comme le témoignage naïf d'une enfant qui voit le monde changer, un peu trop vite pour elle.

 

© Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

 
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