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la feuille volante

LE CAFE DE L'EXCELSIOR – Philippe Claudel

 

N°620– Janvier 2013.

LE CAFE DE L'EXCELSIOR – Philippe Claudel- Éditions La Dragonne.

Photographie de Jean-Michel Marchetti.

Le bistro, en France, c'est une institution, presque un élément de culture populaire, en tout cas quelque chose dont on ne pourrait plus se passer et qui doit bien receler un peu de cet art de vivre que le monde entier nous envie. Celui du narrateur qui, à l'époque était encore enfant, ce n'était pas un café à la mode, il s'en fallait de beaucoup. C'était tout juste un estaminet un peu crasseux d'une banlieue ouvrière, près d'un canal. Il était tenu par son grand-père qui trônait, hiératique, derrière son zinc, versant des apéros et des verres de rouge, donnant la réplique aux clients habitués. C'était toujours les mêmes qui venaient là : le facteur, inénarrable fonctionnaire, Marcepie le chauffeur de bus qui devait consommer autant l’alcool que son véhicule de carburant. Il soliloquait comme le font les solitaires et les malheureux sur terre, et les autres piliers de comptoir qui fréquentaient ce débit de boissons au vague nom latin. On aurait presque imaginé autre chose au seul énoncé de ce titre qui impliquait presque le luxe. Ils s'y retrouvaient pour échapper au quotidien, à la routine, à l’éternelle ire d'une épouse ou simplement pour refaire le monde à coups de conversations qui ne risquaient pas de bouleverser les théories philosophiques. Tout cela tenait de l'habitude, du rituel, en tout cas de l'incontournable rendez-vous que personne parmi sa clientèle n'aurait osé manquer sauf à constituer une irréparable faute de lèse-patron.

Ce lieu était évidement exclusivement dédié aux hommes, et pas n'importe lesquels. Il fallait, pour y être admis avoir au moins ses quatre quartiers d'alcoolisme, et d'un alcoolisme militant évidemment, qui se voyait évidemment sur le visage (« la vie se lit sur l'usure d'un visage »), sur les gestes alentis avec lesquels on se portait réciproquement la santé. C'était toute une congrégation d'habitués à qui il ne serait pas venu à l'idée de bouleverser en quoi que ce soit l’ordonnancement des choses de cet antre où le temps passait avec « la lenteur d'un goutte à goutte », où l'apéro se consommait dès neuf heures du matin, dans le plus grand respect de la sieste méridienne du patron. On y tapait le carton, on y bouffait du curé, on appréciait en connaisseur la panier de girolles ou le gibier, évidemment de braconnage qui venait à s'y trouver, on y commentait le cours des choses de l'extérieur, et c'était tous les jours pareil. En bleus de chauffe les jours de la semaine ou dans leur unique costume du dimanche qui datait de leur mariage et qui fleurait bon la naphtaline, ils se retrouvaient dans ce décor un peu crasseux mais si coutumier qu'ils y seraient venus les yeux fermés. Ils y prenaient leur ration d’alcool et de gros rouge sans laquelle leur vie n'était pas concevable. Bien entendu, quand une femme s'y aventurait, par accident évidement, elle était poliment mais fermement reconduite à la porte. Il ne fallait pas mélanger les genres et surtout pas se tromper de lieu !

Ce bistro faisait aussi cantine, mais pour les clients seulement et le vieil homme confectionnait pour eux et, évidemment pour son petit fils, sa « corbeille d'eau douce », un infâme salmigondis de poissons et de légumes dont la couleur n'avait rien d'engageant mais qu'on consommait avec délectation (« cette affreuse soupe couleur de boue »). C'était en tout cas l'occasion de se rappeler son enfance d'école buissonnière !

Le dimanche, après la messe, ce grand-père accompagnait le narrateur le long du canal où il lui offrait une glace. Ils taquinaient le poisson et regardaient les péniches qui, pour l'enfant, avaient des ventres pleins de rêves et de voyages. L’aïeul lui parlait de ses parents, morts ensemble trois auparavant parce que la vie leur avait soudain semblé invivable. Le petit orphelin s'était ainsi retrouvé ici parce que vieillard était la seule famille qui lui restait.

Puis un jour tout cela s'est arrêté pour le narrateur parce que l'administration toute puissante avait décidé, dans son intérêt évidemment, que ce décor, ce microcosme n'étaient pas bon pour lui. Ce furent des familles d’accueil qui le tinrent éloigné longtemps de cet morceau d'enfance, avec seulement quelques lettres difficilement écrites de ce grand-père vieillissant. Puis, plus rien parce que le temps passe et que l'humaine condition reprend ses droits...

Tel est ce court roman émouvant, poétique et fort bien écrit, qui fut pour moi, certes un bon moment de lecture mais aussi un saut dans cette période dont on ne guérit jamais : l'enfance !

©Hervé GAUTIER – Janvier 2013.http://hervegautier.e-monsite.com

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