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la feuille volante

LE VOYANT

N°938– Juillet 2015

 

LE VOYANT - Jérôme GarcinGallimard.

 

Jacques Lusseyran (1924-1971) est un élève de huit ans comme les autres et, à la suite d'un accident stupide, une bousculade qui précède la récréation, il perd l'usage de ses yeux. Sa vie aurait pu en être bouleversée mais ce garçon qui porte en lui des qualités exceptionnelles va, au contraire, puiser dans cette infirmité une force peu commune puisqu'il refuse d'y voir un handicap. La guerre le surprend en pleine adolescence. Il est alors élève à Louis-le-Grand mais la loi en vigueur sous Vichy interdit aux handicapés les concours de la fonction publique. Il voit ainsi son rêve d'enseignant s'effondrer mais cela fait de lui un Résistant chargé du recrutement au sein du mouvement « Défense de la France ». Cela peut paraître paradoxale mais il perçoit, dans la façon de serrer une main, la détermination d'un candidat au combat. Sans qu'il y soit pour rien, c'est pourtant un de ces postulants qui enverra tout son réseau à Buchenvald. Il a à l'époque 20 ans et ne verra rien de l'horreur des camps mais la sentira et, pire peut-être, l'imaginera. Interprète et placé dans la block des invalides, il échappera ainsi aux mauvais traitements et survivra, laissant une œuvre reprise en Allemagne et aux États-Unis, mais pas en France où il sera un auteur sans éditeurs et donc sans lecteurs. On préférait en effet le rescapé à l’écrivain. Pourtant, à son retour du camp, il n'eut droit à rien, ni pension, ni la moindre reconnaissance, sauf la Légion d'honneur et, la loi de Pétain qui interdisait la fonction publique aux invalides n'ayant pas été abrogée, il vit s'évanouir un nouvelle fois son rêve d'enseigner. Un profond traumatisme mental s'ensuivit qui bouleversa sa vie et il rechercha vainement une voie de secours qu'il trouva peut-être dans les sectes ésotériques, dans ses nombreuses aventures féminines et un poste de professeur d'université… aux États-Unis ! Pour lui écrire et aimer étaient synonymes de la vraie vie. A sa mort accidentelle sur une route de France, il avait 47 ans

 

Paradoxalement peut-être, cette lumière qu'il avait perdue, il la retrouvait en lui-même et sa nuit était pour lui une véritable clarté. Lui qui refusa toujours une canne blanche et usa très tôt d'une machine à écrire ordinaire sut être un chef, et plus tard un professeur, charismatique autant qu'un inspirateur dans ce combat pour la liberté. Il portait en lui un message d'espoir pour tous les aveugles de tous les temps puisque, ainsi, son handicap était pour lui une occasion de « voir autrement ». Paradoxalement, son expérience de Buchenvald lui a redonné le goût de vivre. Son exemple, son œuvre sont sûrement de ceux qui sauvent tous les hommes en perdition et pas seulement ceux qui souffrent de cécité. Il a eu, comme le dit l'auteur « la grande clairvoyance des non-voyants ».

 

Cette chronique a souvent rendu hommage à Jérôme Garcin pour les écrivains et les hommes oubliés qu'il a sortis de l'ombre. Il l'a toujours fait avec humanité et générosité, en mettant au service de cette « résurrection » sa belle et fluide écriture autant que son travail de méticuleux archiviste. C'est donc un double plaisir à chaque fois que de le lire. C'est un fait, la France qui est, comme l'on lit « le pays de culture », méprise souvent en les oubliant ceux à qui le destin n'a pas donné assez de temps pour s'exprimer. La postérité est parfois ingrate dans la reconnaissance qu'elle distille avec parcimonie et parfois même avec rancœur, décidant, pour des raisons bien souvent futiles de précipiter des êtres exceptionnels dans les bas-fonds de l'oubli en les chargeant au passage de cette injustice qu'est le rejet et qui caractérise l'espèce humaine. Jacques Lusseyran fut de ceux-là qui servirent et honorèrent leur pays par leur action, par leur talent, par leur humanisme. Il puisa sa force dans ce qui aurait pu être une occasion de désolation et de découragement et le portrait émouvant qu'en fait l'auteur ne peut que forcer le respect. Il fait partie de ces hommes et de ces femmes qui se sont levés face à l'occupant, qui n'ont pas voulu « être du côté du plus fort » mais dont les noms ont malheureusement été oubliés

J'ai personnellement toujours été à la fois bouleversé, révolté et interrogatif face à la mort d'un être jeune. Certes, il n'a pas eu le temps de s'exprimer complètement, et en ce sens c'est un gâchis, mais aussi il ne s'est pas vu vieillir, n'a pas eu le temps de voir ses forces décliner, son enthousiasme se dissoudre.

 

Après « Pour Jean Prévost »(prix Médicis 1994) où l'auteur nous parle d'un autre écrivain-Résistant mort les armes à la main au pied du Vercors, Jérôme Garcin signe ici un portrait sans concession et une émouvante évocation d’un homme exceptionnel injustement oublié.

 

Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

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