la feuille volante

La complainte du paresseux

La Feuille Volante n° 1157

La complainte du paresseux – Sam Savage – Actes Sud

Histoire principalement tragique d'Andrew Whittaker, réunissant l’ensemble irrémédiablement définitif de ses œuvres complètes

Traduit de l'américain par Céline Leroy

 

Ce roman s'ouvre sur une citation de Fernando Pessoa, ce qui, pour moi, ne pouvait être qu'un bon présage.

Andrew Whittaker est un geignard impénitent et tout lui est bon pour râler et se plaindre dans les lettres qu'il envoie à l'entour. Ce sont les les travaux dispendieux et les loyers de son petit patrimoine immobilier qui ne rentrent pas, les invectives qu'il envoie à la banque où il ne peut s'empêcher de raconter sa vie dans les plus petits détails et quand il s'adresse à un correspondant, les termes de ses courriers oscillent entre la mythomanie, les rodomontades et les menaces. Il n'omets jamais de parler de sa revue poétique moribonde, « Mousse », dont il se baptise pompeusement « rédacteur en chef » alors qu'il est seul à la rédiger (et sans doute à la lire) et dont il tente d'assurer la survie en multipliant vainement les appels de fonds et en sollicitant de vieux amis auteurs qui ont réussi mieux que lui dans le métier des Lettres, mais en leur précisant qu'ils ne seront pas payés pour leur prestation, ce qui n'est évidemment pas de nature à les motiver. Cette revue est d'ailleurs l'objet de railleries de la part de la concurrence et de l'ignorance des médias! Pour faire illusion, il lui arrive même de se cacher derrière l'identité d'un lecteur inventé et d'écrire à la presse locale pour vanter les qualités littéraires de « Mousse » et la personnalité hors du commun de son directeur, c'est à dire lui-même ! Il se prétend découvreur de talents, mais abuse de sa sacro-sainte « ligne éditoriale » pour refuser tous les manuscrits qu'on lui envoie, ce qui est une manière peu élégante de la part d'une revue miséreuse qui n'a pas les moyens de ses ambitions littéraires. Cela ne l'empêche pas de faire des allusions appuyées à des manifestations culturelles organisées par ses soins et couronnées par une remise de prix minable, et qui n'aura évidemment jamais lieu ! Et Quand il s'invite aux démonstrations culturelles organisées par d'autres, c'est simplement pour y faire scandale ! Quant à la gent féminine, il lui arrive bien plus souvent qu'à son tour de s'adresser à elle, mais avec une goujaterie consommée ! Il déplore aussi sa solitude, sa chère épouse, Julie, s'est envolée, et le souvenir d'une éphémère passade avec une autre femme ne suffit pas à l'apaiser. Puis c'est sa voiture qui va rendre l'âme, sa ligne téléphonique qui est coupée et sa mère qui perd la tête et finalement meurt, quand il ne se répand pas dans des épîtres pleines d'acrimonies pour dénoncer le sort qui est fait à sa revue dont il précise abusivement qu'elle a une « résonance nationale » dans cette Amérique profonde des années 1970. Bref il croit que tout le monde lui en veut et il est devenu complètement paranoïaque, misanthrope, désespéré et écrit tout cela dans des missives pathétiques, des brouillons de romans, des listes de courses, le tout étalé sur quatre mois de sa triste vie. Pour corser le tout il prétend commencer à sentir les effets du vieillissement, alors qu'il n'a que 43 ans ! Ses lettres successives sont un long monologue où, quand il n'est pas cynique, il ne parle que de lui, illustrant à sa manière le solipsisme qui est souvent le propre de l'écrivain, parce qu'il est aussi un écrivain, mais un écrivain raté, comme en attestent les nombreux passages de romans qui ne paraîtront jamais parce qu'ils ne s'inscriront pas dans une intrigue, ne seront jamais suivis de développements et d'épilogues. Quant au monologue qui est la conséquence de son isolement prolongé et sans doute définitif, l'écriture, qui est l'essence même du soliloque, n'est là que comme un pis-aller où le surréalisme comique le dispute au sérieux le plus consommé au point qu'on se demande s'il ne croit pas lui-même à sa propre comédie. Pourtant, il ne reçoit apparemment pas de réponse puisque cet ouvrage n'en fait pas état, ses correspondants devant depuis longtemps être lassés de ses incessantes jérémiades, ce qui aggrave son état de déréliction. En fait, j'ai découvert une sorte d'ours, malheureux, malchanceux et que menace la folie peut-être parce qu'il a passé sa vie à rêver à quelque chose qui ne se réalisera jamais, ou il veut a toute force se jouer à lui-même une bouffonnerie où il a une importance qu'il n'aura jamais. Cet Andrew est vieux avant l'âge mais je dois admettre qu'il incarne tous ceux, et ils sont nombreux, qui voulaient vivre de leur talent mais qui n'ont pas connu le succès. En se dessinant de cette manière, à petites touches, il évoque lui-même le paresseux auquel il dit ressembler ; cet animal placide et solitaire, qui porte le nom de « aïe », lui correspond bien, lui qui passe son temps à se plaindre ! Et la comparaison ne s'arrête pas là.

Le style est débridé, parfois humoristique voire caustique, parfois ironique mais étonnamment vivant et je ne me suis pas ennuyé au cours de cette lecture. A l'instar de Rabelais qui voulait qu'on brisât l'os pour en goûter la substantifique moelle, j'ai choisi de dépasser cette dimension caricaturale pour rencontrer un personnage torturé qui attend la mort comme une délivrance parce que sa vie n'a été qu'une succession d'échecs. En attendant cette échéance, il farde ses accès de révolte sous le rire (ou le sourire), ce qui lui permet de supporter le tragique de sa propre existence et on hésite entre quelqu'un qui a effectivement perdu la tête ou au contraire un homme qui, dans un étonnant excès de lucidité, choisit de siffler lui-même la fin de cette récréation dramatique.

 

J'ai bien ressenti l'empreinte de Pessoa dans ce roman original dans sa présentation et aussi une certaine empathie pour Andrew... et peut-être aussi pour ce jeune auteur (de 77 ans !) rencontré par hasard (La Feuille volante n° 1154 à propos de « Moi, Harold Nivenson ») dont c'est le deuxième roman traduit en français et qui nous livre peut-être, à travers ses livres, un peu de son parcours personnel.

 

© Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

 
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