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la feuille volante

Les années

La Feuille Volante n°1071 - Octobre 2016

Les années – Annie Ernaux – Gallimard.

 

J'ai lu ce livre avec une certaine nostalgie, celle du temps qui passe, d'une jeunesse pas forcément belle et agréable à vivre mais définitivement disparue où nous étions mal dans notre peau parce que non reconnus par nos parents comme peuvent l'être maintenant les jeunes, où il fallait obéir sans broncher et se tenir tranquilles, où on décidait pour nous. Nous représentions certes l'avenir mais nous n'avions pas la parole, tout juste tolérés à condition de ne rien demander. On nous faisait sentir que nous étions une charge que seul notre départ du foyer familial était attendu ou, si nous y restions, nous représentions alors un salaire supplémentaire bienvenu en plus de la participation aux corvées.

 

Cette évocation ne peut se faire sans photos. Il n'y a rien de tel pour mesurer à travers les visages et les corps les ravages du temps et la fragilité de la vie. Le prétexte de ce roman est effectivement le cliché en noir et blanc, avec un encadrement, du papier glacé et des bords dentelés qu'on annotait au dos d'une date, d'un lieu ou de quelques mots parce qu'il n'y avait pas autre chose à l'époque et que cela se faisait ainsi. Il représente une petite fille en maillot de bain sur une plage, image de vacances, de farniente. D'autres suivent, tirés d'une mémoire qu'on croyait définitivement morte et qui évoquent le passé, les années de jeunesse où on assistait obligatoirement à la messe le dimanche et aux interminables repas de famille... Ce sont les vacances, le plus souvent à la mer, avec les parents, les informations à la radio, le parcours scolaire... C'est ensuite l'adolescence et son vent de révolte obligé qui souffle après toute ces années de silence et d’obéissance passive, ces cigarettes fumées dans les chiottes pour faire comme les grands, ces romans interdits qui circulent sous le manteau, ces chansons proscrites qu'on fredonne comme un défi, ces apprentissages sauvages mais excitants, ces espérances folles pour l'avenir…C'est pourtant grâce à ces photos un peu passées que l’auteure fait défiler le temps. Elles sont le témoin de la croissance et des changements du corps. A travers elles, l'auteure se souvient de son parcours personnel mais aussi de la fuite des années et de ce qui l'en reste dans la mémoire collective de cette espèce humaine qui est si prompte à oublier. Ainsi, à travers la vie de cette petite fille du début c'est tout un passé que « les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », celui de l'après-guerre, les Trente Glorieuses, la guerre d'Algérie, les rapatriés, les attentats, les promesses et les trahisons, Mai 68 si porteur d'espoir vers la liberté et la jouissance mais qui perdra bien vite tout son pouvoir de fascination, les premiers émois amoureux puis, bien plus tard les déceptions et la prise de conscience que tout cela n'est qu'une comédie qu'on a soi-même jouée de bonne foi en espérant y tenir un rôle qui finalement n'est pas autre chose qu'un leurre. Nous avons brassé de grandes idées, fondé des espoirs encore plus grands, mais qu'en reste-t-il au bout du compte ? Nous avons assisté à la remise en cause des certitudes les plus solides, à la disparition de bien des fondements de notre société que nous croyons immortels, constaté l'éloignement puis la disparition des valeurs qu'on nous disait universelles, vu se transformer en régression les changements qu'on nous promettait pour demain et s'évanouir les fantasmes ... Nous ne sommes ici que de passage, dans l'éphémère, le transitoire voire l'inutile et parfois le gâchis et c'est à travers ce genre de retour en arrière qu'on les mesure le mieux.

 

Comme toujours ce livre est bien écrit et agréable à lire. C'est souvent la cas dans les romans d'Annie Ernaux. J'ai apprécié cette écriture fluide, humoristique et poétique qui refait avec justesse ce chemin à l'envers, le jalonnant d'événements historiques ou factuels, le bornant de titres de chansons ou de romans emblématiques, l'absence de tabous, cette volonté de dire les choses parfois si longtemps cachées, même si, pour moi, cela a été une sorte de claque, la prise de conscience que le temps passe trop vite... mais je ne dois pas être le seul !

 

H.G.

 
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