Mémoire de fille
- Par hervegautier
- Le 12/08/2016
- Dans Annie ERNAUX
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La Feuille Volante n°1062– Août 2016
MÉMOIRE DE FILLE – Annie ERNAUX - Gallimard.
L'été 1958, Annie Duchesne, la narratrice, a 18 ans, c'est la plus jeune des monitrices de cette colonie de vacances dans l'Orne où elle arrive avec une volonté farouche de vivre une vraie histoire d'amour, entre passade et perte de sa virginité, c'est à dire de tourner la page de cette enfance et cette adolescence rangées de fille unique d'un couple sans originalité, bourgeois, bien-pensant, catholique ... C'est l'époque de la Guerre d'Algérie, du franc lourd et d'un succès de Dalida. Pourtant à la fin de cet été tous l'ont oubliée. Elle a longtemps voulu écrire cette période, en vain, elle a même dû attendre cinquante ans, pourtant elle reste un jalon dans sa vie, une période un peu floue, tourmentée et rayonnante à la fois où elle est une sorte d'étrangère dont pourtant elle conserve la mémoire précise. Elle décrit cette jeune fille de l'extérieur, comme si dans son souvenir elle était sa propre spectatrice. Pendant cette courte période, elle va découvrir ce qui lui était caché jusqu'alors et particulièrement sa première expérience sexuelle avec un homme, faite la fois de violence et de soumission, de désir, de vantardise, de fierté d'avoir été désirée, de culpabilité, avec les moqueries le mépris des autres. Elle se découvre elle-même, débarrassée de ses tabous, de la honte, habitée par l'insouciance, un appétit débridé de vie, de liberté, de sexe, découvre aussi le regard des autres, à la fois accusateur, inquisiteur, à la fois cruel et envieux. Elle est victime mais aussi bourreau, à l'occasion, revient aux réalités quotidiennes malgré tous les « happy-end » de romans à l'eau de rose ou des chansons, en entretenant cette illusion du premier amour, forcément plus beau que les autres, celui que, paraît-il, on n'oublie pas, qu'on fait revivre en fantasmes … Bien sûr il y aura 1968 et la libération sexuelle, Simon de de Beauvoir et son appel à l’émancipation des femmes, mais au milieu de tout cela elle semble un peu perdue, joue avec ses peurs, avec sa vie, fait une chose et son contraire…
Elle relate cette période à la manière d'un journal intime, avec détail des sensations et analyse des sentiments les plus intimes, comme un film passé image par image mais alterne imperceptiblement, avec le décalage du temps, le « elle » et le « je », révélant sa « parenté personnelle » avec cette tranche de vie ainsi qu'elle a déjà fait dans son œuvre littéraire antérieure. Il y a dans cette démarche à la fois comme un dédoublement de la personnalité et un témoignage extérieur. La narratrice observe cette « fille de 58 » qu'elle a été elle-même, avec des yeux d'aujourd'hui, le temps ayant passé et avec lui l'évolution des choses et le sens critique incontournable qui balaie les certitudes. Je m’interroge depuis longtemps sur l'autobiographie, l'autofiction si on préfère(la distinction entre les deux est subtile). Certes cet exercice, jamais sans risque cependant, est un révélateur, parfois brutal de soi-même. Différente fondamentalement d'une fiction elle ne saurait être ramenée à une simple histoire. Elle met en scène ses propres fragilités qu'on choisit volontairement de révéler par l'écriture et sa publication. Cette démarche demande du temps, suffisamment d'hésitations, une maturation personnelle, une distance assumée des choses, une certaine impudeur aussi, la chance d'être lue par le plus grand nombre et d'accéder à la notoriété littéraire. Se livrer ainsi peut être libérateur, résilient, une manière de fixer les choses dans le temps, d'exprimer un témoignage, comme d'autres prennent des photos. C'est aussi l'occasion de raviver des cicatrices jamais vraiment fermées et qui laissent sur la peau une tache plus claire, les traces de la souffrance, une manière d'apprivoiser ce « présent antérieur », ce va et vient entre hier et aujourd'hui, avec le baume des mots. Pour autant, cet appel à la mémoire, après tout ce temps, génère une atmosphère délétère où tout semble nul à commencer par soi. Alors, dans cet impossible oubli, on convoque les photos et le miracle d'internet à qui beaucoup confient leurs souvenirs personnels, pour une improbable rencontre. Cette fille rejetée par son amant s'y accroche, fait des projets pour le reconquérir, prend pour cela des risques alimentaires insensés, se jette dans le travail scolaire, s'abandonne, sans trop savoir pourquoi au premier venu...
On a beaucoup dit que cette période de la vie, celle où on quitte l'enfance où on n'est pas encore prêt à entrer dans l'âge adulte, où on est à la fois insouciant et révolté, plein d'espoir et d'illusions, est le plus beau de la vie. Personnellement j'en ai un souvenir bien différent et qui ne correspond sûrement pas à cette idée reçue.
Je ne connaissais pas cette auteur. Son style est agréable, naturel, facile à lire, malgré les formules toutes faites, un bon moment de lecture, doublé d'une communion avec son mal-être, ses hésitations, ses états d’âme, sa déréliction, sa désespérance, le poids du passé ...
© Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com
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