la feuille volante

LE RAPPORT DE BRODECK – Philippe Claudel

N°623– Janvier 2013.

LE RAPPORT DE BRODECK – Philippe Claudel - Stock

Prix Goncourt des Lycéens 2007 ;

C'est une bien curieuse histoire que celle de ce Brodeck. C'est un enfante trouvé, un enfant de la guerre, recueilli dans un village perdu en montagne par Fédorine, une vielle femme. Lui, c'est plutôt quelqu’un d'ouvert mais, même s'il est arrivé ici très jeune, il restera pour les gens d'ici un étranger, quelqu'un de peu d'importance. Pourtant on lui offrira des études au cours desquelles il rencontrera Emélia qu'il épousera et qui lui donnera la petite Poupchette. Elle est sa raison de vivre bien qu'elle soit née du viol de sa femme par des soldats. Il deviendra même un fonctionnaire chargé de rédiger des rapports sur la nature. Ses travaux n’intéressent personne mais lui permettent de survivre avec sa famille grâce à ses maigres appointements. Il n'a jamais été accepté au sein de ce microcosme villageois au point d'être livré par eux à l'ennemi, pendant la seconde guerre mondiale. Quand on leur a demandé de « purifier » le village, c'est à dire de dénoncer les indésirables, c'est son nom et celui d'un simple d'esprit qui ont été donnés. Pourtant il résistera à la déportation, aux humiliations et à la malnutrition grâce au seul espoir de retrouver Emélia. Quand il est revenu au village, son épouse n'est plus la même, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même, brisée par un viol d'où naîtra une petite fille que pourtant Brodeck adore.

Quand il est revenu, à la fin de le guerre, un autre étranger, aussitôt baptisé « l'Autre », est arrivé au village. Il est délicat, cultivé, parle peu et a un réel talent de dessinateur. On l'observe comme une bête curieuse, tellement différent des autres habitants frustes de ce village. On commence par l'accueillir en grande pompe pour éviter de dire qu'on se méfie de lui mais rapidement on le marginalise, on l'ignore. Pas rancunier cependant, il décide de donner une petite fête pour remercier le village de l'avoir accueilli. Lors de cette fête, il expose les portraits des villageois qu'il a réalisés mais ceux-ci les trouvent tellement réalistes et surtout tellement mystérieux qu'ils les supposent accusateurs et s'en prennent à lui, déchirent ses cartons et tuent son cheval et son âne qu'il considérait comme des personnes. Ces portraits étaient comme des miroirs qui révélaient la face cachée de chacun. Certains y ont vu une allusion à peine voilée aux faits qui s'étaient déroulés pendant la guerre, le viol et le meurtre de trois jeunes filles, étrangères elles aussi, l'aventure fatale de Cathor, un villageois qui avait refusé de livrer un vieux fusil, et qui a été décapité devant tout le village ; c'est cet événement qui avait motivé la dénonciation et la déportation de Brodeck. Mais au lieu de quitter le village, « l'Autre » y erre pendant trois jours en criant sa souffrance. Il finira par en mourir au terme d'une sorte d’assassinat collectif. Ainsi, sous le masque de la respectabilité, de la bienséance et de l'hypocrisie, les habitants de ce village perdu sont-il devenus des meurtriers, révélant ainsi leur véritable image.

Un soir, Brodeck se rend au village pour acheter du beurre et se voit, lui le petit fonctionnaire sans importance, chargé de relater ces faits, c'est à dire d'en faire un rapport écrit. Il devient donc leur « scribe » pour que « celui qui lira le rapport comprenne et pardonne ». Obéissant, il s'exécutera, mais en réalité il n'y croit pas et les villageois non plus. Effectivement, le rapport une fois rédigé et lu par le maire est jeté au feu au motif que le passé appartient à la mort et qu'il faut aller de l'avant au nom de la vie.

A la suite de cela Brodeck décide de quitter enfin le village avec femme et enfant.

C'est étonnant le roman, les personnages tissent leur histoire et le lecteur en est le témoin, s'y identifie ou pas. Moi, je me suis senti très proche de ce Brodeck. Il est l'image de l'homme de bonne volonté aux prises avec les autres qui lui veulent du mal, gratuitement, pour se prouver sans doute qu'ils existent et qu'ils ont de l'importance. Il est assailli par la malchance mais tente de s'en sortir. Le malheur s'acharne sur lui sans qu'il y puisse rien et ne peut opposer à cela que sa seule vie minuscule et sans intérêt. Il est l'éternel guignon mais aussi le souffre-douleur de tous ces petits potentats qui certes le tiennent pour rien, ce dont il est persuadé, mais qui se croient tout permis. Ce roman est dérangeant parce qu'il traite de l’intolérance, de la noirceur de l'âme humaine, de la trahison, rappelle que la race des hommes n'est pas fréquentable, que « l'enfer c'est les autres »...et que tout cela est le quotidien de chacun d'entre nous. Le récit, même s'il est une fiction, est aussi là pour montrer les choses dans toute leur cruauté et l'eau de rose n'est pas ce qui l'irrigue forcément. Et d'ailleurs, ce Brodeck se révèle aussi mauvais que ceux qui l'ont persécuté, et la relation qu'il fait des événements dans son rapport entraîne une confession intime dont il ne sort pas grandi.

Un autre personnage ne m'a pas laissé indifférent, c'est le curé Peiper, un vieil ivrogne qui ne croit même plus en Dieu mais accepte, pour quelques bigotes, de rejouer inlassablement la même comédie du rituel religieux. Il ne trouve sa consolation que dans le vin qui l'aide à oublier toutes les fautes des villageois qu'au nom de Dieu il pardonne, mais aussi la folie destructrice des hommes, leur volonté de trahir avec la bonne conscience de ceux qui veulent se persuader qu'ils agissent justement. A cause de lui, de son message religieux d'un autre âge et des vieilles croyances populaires qui puisent leur existence dans une peur ancestrale, « l'Autre » prend une dimension diabolique qui justifie son élimination. Il symbolise lui aussi la solitude, la peur de l'homme face à ce qui ne lui ressemble pas, face à la mort aussi après laquelle il n'y a rien, ni paradis ni enfer, rien que le néant et que Dieu n'est peu-être rien d'autre que l’inspirateur des bassesses humaines.

C'est aussi un ouvrage sur la culpabilité « Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien ». Ce sont les premiers mots du narrateur, comme une excuse de tout ce qui va suivre et que va apprendre le lecteur. Pour tous ces gens qui le méprisent, il ne sera qu’un scribe, qu'un témoin, celui qu’ils ont chargé d'écrire ce meurtre dans son fameux rapport parce, ayant fait des études, il est seul à pouvoir le faire. Ils pensent sans doute qu'ils trouveront dans ses mots le pardon, pour ce qu'ils ont fait mais, devant son travail de tabellion méthodique, seules les flammes sont une réponse, comme si les phrases faisaient peur aux villageois, les désignant comme coupables pour l'avenir, pour l'Histoire peut-être ? Une des fonctions de l'écriture est de fixer le passé, d'en être la mémoire pour, peut-être, faire naître une certaine forme de compréhension voire de pardon. Ici, le rapport de Brodeck révèle la perfidie humaine et aux yeux du maire manque son but ce qui motive sa destruction. [« Il est temps d'oublier Brodeck, les hommes ont besoin d’oublier »]

J'ai déjà dit dans cette chronique que j'apprécie le style de Philippe Claudel, fluide et agréable à lire, plus spécialement peut-être dans les descriptions où l'attention portée aux détails les rend plus vraies encore. Même si ce roman est quelque peu dérangeant, il a représenté pour moi un bon moment de lecture.

©Hervé GAUTIER – Janvier 2013.http://hervegautier.e-monsite.com

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