la feuille volante

Souvenirs dormants

La Feuille Volante n° 1219

Souvenirs dormants - Patrick Modiano – Gallimard.

 

Saint Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. C'est pourtant l'impression que donne l’œuvre de Patrick Modiano, ce qui ne justifie pas pour autant qu'on doive se méfier de lui. Cette fois encore, et comme il en a l'habitude, l'auteur sollicite sa mémoire et c'est sans doute cette démarche qui lui a valu le Prix Nobel de Littérature en 2014 puisque ainsi il a été comparé à Marcel Proust. Ses années de jeunesse n'en finissent pas de le hanter bien des années après, des noms, et surtout des visages reviennent et peuplent son univers intime, comme les pièces d'un puzzle, chacun de ses romans est un jalon dans cette quête de lui-même. C'est à une sorte de film en noir et blanc qu'il nous convie encore cette fois, avec pour décor des quartiers d'un Paris oublié dont il est le piéton intarissable qui déambule sur le cadastre parisien et où se succèdent des ombres inconnues rencontrées par hasard ou disparues définitivement. Cette introspection chaque fois recommencée lui fait croiser des fantômes, certains furtifs et d'autres louches, en partance pour d'autres contrées, pour ne pas dire en fuite, à cause de la guerre et de leur conduite fangeuse pendant cette période troublée. Il y a autour d'eux une sorte de halo mystérieux qui perdure et dérange un peu le narrateur, Jean D. alors âgé de 20 ans, un univers de mauvaises ondes, de rendez-vous manqués, d'immeubles à double issues, de romans lus et oubliés, d'itinéraires routiers improbables, de rêves interrompus. Cela tourne même à l'obsession et il use volontiers d'analepses à l'aide desquels il remonte le temps pour explorer encore plus ses souvenirs endormis, les plus obsédants étant ceux de son père et de sa mère perpétuellement ailleurs.

 

Ce roman suit la trace de six femmes ayant vécu dans les années 60, qui occupent toujours son esprit et dont certaines sont déjà apparues dans les œuvres précédentes et sont toujours plus ou moins liées à son père ou à sa mère. Elles sont un prétexte pour fuir une ambiance familiale plus que lâche. Certaines d'entre elles sont adeptes d'un ésotérisme quelque peu sectaire, plus ou moins sous influence, une autre semble être absente au point de marcher « à côté de sa vie » quant à la dernière, il s'en fait carrément le complice puisqu'il organise sa fuite après qu'elle a tiré sur un homme. En l'absence de ses parents, elles semblent être pour lui un sorte d'étape dans une éducation vouée au hasard et où la séduction existe à contre-champ .

 

J'ai retrouvé avec plaisir l'ambiance familière des romans de Modiano, son style et la musique langoureuse de ses mots pleins de nostalgie, les rues de Paris inlassablement arpentées ou la topographie du métro continuellement parcourue, sa mémoire fragmentaire mais fidèle, une sorte d'hypnose cotonneuse et précise à la fois, tout en sachant parfaitement, comme à chaque fois, que le livre refermé, je ressens une sorte d'immense interrogation, une brume assez insaisissable avec son lot ordinaire d'incertitudes et même d'inquiétudes que ressentent « tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l'hiver, en fin d'après-midi, à l'heure où le jour tombe », qui seront peut-être, ou peut-être pas, l'ébauche du roman suivant. Il y a un grand souci du détail en même temps que des conversations hésitantes, des dialogues tronqués, pleins de points de suspension où on peut lire, au choix, la timidité, la retenue, le non-dit, l'impossibilité de s'exprimer ou la volonté de garder pour soi certaines choses qu'on veut mystérieuses… Alors, ces souvenirs dormants ont-ils été utilement réveillés par l'écriture ou peut-être exorcisés ?

 

La publication de ce roman s'accompagne, comme par un effet de miroir, de la sortie d'une pièce de théâtre«  Nos débuts dans la vie » aux mêmes accents autobiographiques.

 

© Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

 
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