J'ai péché, péché dans le plaisir
- Par hervegautier
- Le 23/11/2024
- Dans Abnousse Shalmani
- 0 commentaire
N°1944– Novembre 2024.
J’ai péché, péché dans le plaisir – Abnousse Shalmani – Grasset.
D’abord une rencontre imaginaire, dans le Téhéran des années 50 de Forough Farrolkhzad, 26 ans, divorcée et scandaleuse à cause de sa vie sentimentale et de ses poèmes sensuels et de Cyrus Alir Maziari, un timide étudiant de 20 ans. Il traduit pour elle en persan les poèmes érotiques de Pierre Louÿs inspirés par sa liaison avec Marie de Régnier à la Belle Époque en France. Forough, malgré la morale pesante de son temps et bien que presque tout oppose ces deux femmes, en fait un modèle de vie, un symbole de liberté, s’approprie cette écriture qui la déculpabilise et veut que ses amours ressemblent à celles de Pierre et de Marie face à un Cyrius qui la désire et qui lui délivre son message pour mieux la posséder. Pendant douze ans ils vont vivre un amour baigné par l’exemple de leurs modèles au point de leur ressembler.
Ce roman met donc en respective deux vies réelles, celle de l’Iranienne Forough Farrolkhzad (1934-1967), poète, actrice, réalisatrice de cinéma et celle de la Française Marie de Régnier (1875-1963), femme de Lettres, fille de José-Maria de Hérédia. Ce rapprochement est réalisé par le miracle de l’écriture romanesque par le truchement de Cyrus, un personnage imaginaire lui aussi, qui raconte à sa maîtresse la vie librement amoureuse et tumultueuse de Marie à qui elle veut de plus en plus ressembler. Malgré un mariage arrangé pour de basses raisons financières, Marie est amoureuse de Pierre Louÿs (1870-1925), un dandy séducteur, poète et romancier et avec qui elle vivra un amour mouvementé, passionné, fuyant parfois . Elle fixe les limites de ce mariage qui défient les règles sociales de son milieu autant que les convenances, mais correspondent bien à son époque de salons littéraires parisiens, de dîners mondains et de recherche effrénée du plaisir sous toutes ses formes, multipliant les amants, et pas seulement, en face d’un mari complaisant. L’histoire de Marie et de Pierre rappelle que l’amour fou existe, avec ses moments intenses et ses souffrances, entre bonheur et malheur et qu’une première passion ne s’oublie jamais. La vie de Farough est bien différente, animée elle aussi par la passion de la poésie, nourrie au départ par l’amour d’un mari mais qui finit par la décevoir. Après son divorce elle pratique une sensualité déchaînée, la recherche d’une jouissance sans frein ni lendemain, à l’imitation de la tolérance de l’occident, malgré tout le poids d’une société où elle ne se sent pas à sa place et qui couvre d’opprobre les femmes poètes, les femmes libres. Son aventure romanesque avec Cyrus s’achève, comme sa courte vie par un banal accident mais il reste comme orphelin de Forouhg, partagé entre ses racines persanes et sa vie parisienne, ému par une rencontre avec une Marie vieillissante mais encore belle. Les vies de ces deux femmes se rejoignent dans le bonheur de l’écriture, la recherche effrénée de l’amour et du plaisir, leur rejet d’une société hypocrite, une ode à l‘indépendance et peut-être un certain poids du destin. Ce roman replonge le lecteur à la fois dans la Belle Époque et dans un Orient qui a toujours fasciné les Européens, dans la vie qui impose son cours, ses épreuves et sa solitude, dans l’acte d’écrire qui s’impose ou se dérobe mais, quand il existe qui reste un jalon souvent plein de nostalgie et de remords.
Bien documenté, plein de sensibilité, de sensualité, ce roman est remarquablement écrit et procure une agréable lecture. Tout au long de près de 200 pages Abnousse Shalmani, de Téhéran à Paris, déroule son parti-pris romanesque, la vie amoureuse de ces deux femmes. J’ai même, mais c’est une interprétation personnelle, aperçu quelques traits communs entre l’auteure et certains personnages de ce roman.
J’ai déjà dit dans cette chronique que je suivais avec intérêt les interventions journalistiques télévisées d’Abnousse Shalmani autant que son parcours créatif. J’ajoute que j’apprécie qu’elle ait choisi la langue française, qu’elle se la soit appropriée, elle, l’Iranienne, arrivée en France à l’âge de huit ans, pour s’exprimer et dérouler une œuvre à laquelle je suis attentif. En ce sens l’immigration est bien une richesse. J’apprécie aussi qu’elle remette en lumière l’amour dans la poésie qui est une forme d’expression délicate et émouvante et spécialement la poésie érotique à travers l’œuvre de Pierre Louÿs, poète quelque peu oublié, la créativité de Marie de Régnier, également un peu négligée par les programmes scolaires et celle de Forough Farrolkhzad, peu connue en France et dont le titre de ce roman s’inspire. En outre cette œuvre s’inscrit parfaitement dans le contexte actuel de la reconnaissance de la liberté des femmes face au machisme et de leur droit à disposer de leur corps. Ce roman est à cheval entre l’Orient et l’Occident, avec leurs spécificités morales, culturelles, religieuses, nous donne une autre vision de l’Iran que celle que l’actualité nous délivre. Il a été couronné cette année par le « Prix Simone Veil » dont un des buts est de mettre en lumière des femmes exceptionnelles quelque peu oubliées et également par le « Prix Gisèle Halimi » qui consacre le combat des femmes pour leur liberté et la lutte pour l’égalité des sexes.
Ajouter un commentaire