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la feuille volante

La place

La Feuille Volante n°1077 – Octobre 2016

La place – Annie Ernaux – Gallimard.

 

Annie Ernaux qui a fait du moindre événement de sa vie le moteur de son écriture nous livre ici un moment émouvant, celui de la vie et de la mort de son père. De lui ne subsisteront que quelques photos, des souvenirs personnels qui peu à peu se dissiperont dans son entourage amical et professionnel, puisque c'est le propre de l'espèce humaine que d'oublier. Ceux de sa famille se transformeront petit à petit et on ne retiendra que les bons moments en gommant les mauvais. Pour chacun de ses proches, à mesure que le temps passera, il fera partie de cette catégorie d'hommes qu'on regrette, qui avait toutes les qualités. D'ailleurs, le jour des obsèques déjà on le pleure amèrement et on n'oublie pas de prononcer la traditionnelle phrase selon laquelle « ce sont les meilleurs qui s'en vont », c'est agréable pour ceux qui restent et qui font ce qu'ils peuvent pour ne pas faire du tort à leurs voisins. Le curé lui-même s'en mêle et en rajoute, même si le défunt ne mettait jamais les pieds à l'office. Après tout, à la campagne, cela fait partie de la tradition de passer par l'église avant d'être enterré. A défaut d'être douce, ce fut une mort rapide, sans agonie.

Parce que sa fille est écrivain, elle va, et c'est bien normal, graver avec des mots, le souvenir de ce père en faisant de lui le personnage central d'un texte court qui résumera sa vie. Il n'y aura là aucune fiction, simplement les faits marquants de son existence, à tout le moins elle n'échappe pas au phénomène d'embellissement des choses que d'ordinaire chacun adopte malgré lui. Elle va donc refaire sa vie à l'envers en commençant par une rapide évocation de ses parents, des gens rudes. Il fut d'abord garçon de ferme jusqu'au service militaire qui le « sortit de son trou » et lui fit voir le monde au point qu'il décida de devenir ouvrier, ce qui, à l'époque et pour quelqu’un de la terre constituait une évolution. Puis ce fut un parcours presque ordinaire, le mariage, l’achat d'un petit commerce, un café-épicerie en Normandie, le retour à la situation d'ouvrier parce que la rentabilité n'était pas au rendez-vous, laissant la boutique à son épouse, pour reprendre ensuite un nouveau commerce. Ce parcours fut honnête et sérieux, avec la fierté d'être un homme ordinaire, bon époux, le bon père d'une famille qui fait son chemin malgré les vicissitudes et les privations de la guerre, qui pratique quotidiennement le travail sans relâche, l'économie, rejette le gaspillage, en particulier de la nourriture. Ici on est attentif à l'avis des voisins qui observent et commentent, on sait garder sa place, rester soi-même sans verser ni dans le vice, notamment de la boisson, ni dans l'ostentation, soucieux de donner à voir une bonne image. Son père était un homme gai et bon vivant qui malgré tout était demeuré « un homme de la campagne » qui supportait en silence le deuil de sa fille aînée, ne fréquentait pas l'église mais mettait Annie chez les Sœurs, parce qu'il voulait qu'elle soit mieux que lui. Il faisait partie de ces gens modestes, de ces braves gens et souhaitait pour leur fille une bonne situation que les études, à l'heure où toutes les filles de son âge travaillaient déjà, lui permettaient d'espérer être quelqu'un et surtout pour qu'elle ne se marie pas avec un ouvrier. Il y avait entre la narratrice et sa mère une sorte de complicité ne serait-ce qu'en raison de la similitude des sexes, mais avec son père c'était différent, surtout quand elle eut acquis un niveau d'études qui dépassait de beaucoup celui de ses parents. Non seulement elle quittait définitivement leur monde mais elle en vint à cette réalité brutale envers son père que pourtant elle respectait et aimait « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire ». Même si cela peut paraître brutal, cela peut-être une motivation de l'écriture. A la soixantaine, la maladie et l'opération l'ont laissé inerte, déléguant le travail de force à son épouse, une culpabilité en plus de celle de coûter cher. Pour sa fille, le mariage avec un homme de la grande bourgeoisie a achevé d’éloigner Annie de ses parents mais signifie pour eux et pour son père en particulier une réussite . Puis ce fut la mort rapide, inévitable. Ce portrait, la narratrice aurait pu le faire à l'occasion d'une rédaction de l'école primaire.

La vie d'Annie Ernaux, et ici de sa famille, nourrit son œuvre. Elle a choisi cela en délaissant la fiction, même si cette dernière cache toujours un peu de soi-même, privilégiant le solipsisme qui est courant chez les écrivains. Elle choisit de ne pas se cacher derrière un personnage, de ne pas « avancer masquée ». Je respecte cette manière d'écrire même si elle s’apparente un peu à la démarche des « people » qui m'énerve un peu quand ils éprouvent le besoin de faire connaître au plus grand nombre leur dernière toquade. Au moins ici, cela me procure-t-il un bon moment de lecture tant son style est fluide, poétique, agréable malgré parfois une certaine dureté, image de la réalité dont elle entend témoigner. Il n'empêche, l'écriture est un phénomène complexe entre catharsis, exorcisme, résilience, mémoire, hommage, c'est un point de passage obligé pour un écrivain qui prend la plume comme un autre prendrait une photo pour fixer des souvenirs personnels. Ce n'est pas seulement aligner des mots et noircir des feuilles pour le plaisir, cela demande du temps et l''accouchement est parfois difficile et souvent long.  Comme elle le dit « la mémoire résiste » et ce malgré les odeurs et les sons que le temps porte en lui-même ; les mots aussi se défendent parce que ce matériau ne se laisse pas facilement approcher et encore moins utiliser. C'est aussi sans compter avec l'insatisfaction de l'auteur devant le résultat de son travail.

 

Ce récit annonce ceux qu'elle consacrera à sa mère quelques années plus tard, « Une femme » et « Je ne suis pas sortie de ma nuit »

© Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

 
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