Mersault, contre-enquête
- Par ervian
- Le 30/07/2025
- Dans Kamel Daoud
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N°1996 – Juillet 2025.
Meursault, contre-enquête - Kamel Daoud – Actes Sud (2014).
Nous avons tous lu « L’étranger » d’Albert Camus qui a connu un succès mondial. Dans ce roman paru en 1942, Meursault, un trentenaire habitant d’Alger, tue un arabe, sur une plage inondée de chaleur, à cause de la chaleur, du sel dans ses yeux et de l’oisiveté. Il finira guillotiné mais lors de son procès on parlera davantage de son indifférence face au décès récent de sa mère que de ce meurtre. Cette œuvre s’inscrit dans dans le « cycle de l’absurde » de Camus.
Dans son roman, Kamel Daoud donne la parole à Haroun, le frère cadet de Moussa, cet arabe assassiné par Meursault. Il a attendu 70 ans pour s’exprimer sur ce fait, pour se débarrasser de cette histoire racontée de multiples fois par sa mère. Ce vieillard accueille un universitaire dans un bar d’Oran qui sert encore du vin. Pour lui, il évoque ce roman de Camus, redonne un prénom à la victime, Moussa, qui n’était qu’un arabe anonyme, parle de lui, lui donne une vie, une mère, M’ma qui régnait monstrueusement sur cette famille et un père absent, disparu. Haroun a vécu durement toute sa vie avec le fantôme de son frère et quelques coupures de journaux relatant ses faits qu’il devait lire et relire à sa mère illettrée, les histoires à la fois chaotiques, fantasmées, redoutées et culpabilisantes de cette mère à la recherche surréaliste d’un corps introuvable et remet en question à la fois la justice, le colonialisme puisque le roman de Camus se déroule dans les années 40 au moment où en l’Algérie existe une discrimination, des inégalités et des tensions entre les colons et les autochtones considérés comme des êtres de seconde zone et dépossédés de leurs terres. C’est une remise en perspective d’une période désormais révolue mais qui appartient à l’histoire, une sorte de rappel de la vérité. Puis vient pour Haroun l’heure de prendre le maquis, ce qu’il ne fait pas, mais tue un Français qui, le jour de la libération s’était réfugié chez eux. Cet assassinat n’a rien de rituel, il est seulement le contrepoids à la mort de Moussa vingt ans auparavant parce que sa mère le lui ordonne. C’est aussi une libération pour Haroun qui ainsi exorcise son long deuil . Ainsi, dans une sorte de deuxième partie, il égrène son histoire à lui, labyrinthique et désordonnée, de son absence de croyances religieuses, de sa défiance envers les femmes, à cause de sa mère sans doute, à l’exception de Meriem, son seul amour platonique et fantasmé, de son arrestation, des questions sur son non-engagement contre les Français pendant la guerre d’indépendance, davantage que le meurtre de sa victime intervenu un peu tardivement aux yeux des autorités pour être héroïque, puis sa libération.
C’est aussi une étude de personnages, Meursault est un modeste bureaucrate oranais sans passions ni émotions, indifférent au quotidien face à l’absurdité de son existence et à la mort de sa mère. Il y a aussi Haroun, victime lui aussi de cette histoire, désireux de trouver un sens à sa vie malgré l’amour impossible qu’il éprouve, souhaitant sortir de cette tragédie où il cohabite avec Mersault et Moussa, deux morts, sa mère encore vivante et le fantôme de Meriem. Il veut redonner une identité à son frère, se libérer de sa mère, envahissante, abusive, obsédée par la mort de son fils et par sa quête effrénée et un peu folle. Ce que je retiens à titre personnel, c’est la réalité de l’absurdité de l’existence et il me semble qu’il y a beaucoup de ressemblance entre Mersault et Haroun, notamment sur l’absurde de la vie, sur sa révolte, notamment au regard de Dieu. Elle fait de nous les victimes innocentes de circonstances extérieures, du hasard ou de notre destin et nous met en face de notre inextricable solitude face à la mort. Haroun est seul devant ce qu’il regarde comme des échecs personnels, un étranger à son tour, dans cette vie que les circonstances lui ont volé.
Ce livre refermé, j’ai apprécié ce roman remarquablement et poétiquement écrit en français, couronné par de multiples prix et traduits en de nombreuses langues, adapté au théâtre et bientôt au cinéma. C’est bien sûr une fiction dans laquelle je suis entré, à cause du style mais aussi parce qu’elle évoque le roman de Camus qui prend ainsi une sorte de dimension véridique par la technique de la métafiction. A mon sens le roman de Kamel Daoud n’est pas une suite de celui d’’Albert Camus, mais au contraire comme une autre histoire qui a à la fois pourri la vie de ce pauvre homme mais qui un jour a croisé Meriem dont la beauté l’a à la fois bouleversé par sa présence et meurtri par son départ, le laissant orphelin d’un amour impossible, faisant de lui un solitaire définitif. C’est un vieil homme qui va mourir mais peu lui importe puisqu’il est déjà mort et qu’il a redonné vie à ce frère, à ce personnage de papier. La lecture du roman de Kaml Daoud m’a donné envie de relire Albert Camus.
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