L' autre moitié du monde
- Par hervegautier
- Le 02/02/2023
- Dans Laurine Roux
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N°1712– Février 2023
L’autre moitié du monde – Laurine Roux - Les éditions du sonneur.
Le lieu, l’Ebre qui fut le décor d’une mémorable bataille de la guerre civile espagnole où plus exactement son delta où des paysans dociles et illettrés travaillent, pour un salaire de misère, « de sol a sol » c’est à dire du lever ou coucher du soleil, pour des grands propriétaires terriens qui les considèrent comme « leurs gens » et disposent de leurs vies, avec la protection de la Garde Civile et la bénédiction de l’Église catholique.
Ce roman évoque en trois parties l’histoire de vengeances : Que vaut la vie d’une jeune paysanne dans cette Espagne rurale, archaïque et pauvre de 1930 ? Alejendra, la fille de Rita est retrouvée pendue après avoir été violentée. Pilar, la cuisinière de la Marquise, symbole de cette exploitation, subit le même sort et on pense à Carlos, le fils chéri de l’aristocrate qui se croit tout permis et qui se sait à l’abri de toute poursuite. Toya, la fille un peu sauvage de Pilar et de Juan, amoureuse des anguilles et des oiseaux qui peuplent le delta, incarnera cette revanche.
La deuxième république est proclamée et, même si elle tarde à mettre en place les réformes, ces paysans se révoltent, décrètent la grève générale, veulent que leur esclavage prenne fin, que la terre qu’ils travaillent depuis des siècles leur appartienne enfin. Face à cette société ultra conservatrice et malgré la fuite du roi, le clergé et l’armée, veillent et veulent que les choses restent figées. De chaque côté, les troubles qui iront en s’amplifiant provoqueront la sanglante Guerre Civile espagnole qui instaurera une dictature de quarante ans, bouleversera le monde et le précipitera dans la guerre mondiale.
Sous l’influence de José, un jeune avocat et d’Horacio, l’instituteur, on met en place une société égalitaire au service du peuple et tous les espoirs sont permis. Quelques notes de piano jouées par Horacio, quelques mots de Frederico Garcia Lorca, le célèbre poète assassiné et enterré dans cette terre d’Espagne devenue un immense charnier, seront pour Toya une révélation bouleversante. La jeune femme, amoureuse, sera le témoin de ces violences dont Antoine de Saint Exupéry, alors jeune reporter, dira, refusant la vision manichéenne de ce qu’il voit : « Ici on fusille comme on déboise ». En effet cette idée utopique mais exaltante pour ces paysans du delta est bousculée par les combats fratricides au nom d’un idéal politique qui oppose les Espagnols entre eux. Malheureusement la république est minée par des luttes internes et sa défaite ouvrira la voie au fascisme de Franco et à ses dérives.
La fille que Toya mettra au monde lui sera enlevée et sera confiée à une famille franquiste sans descendance. Elle sait que son enfant va vivre ailleurs et qu’elle ne le reverra jamais.
La deuxième partie fait un bon dans le temps et, à l’occasion d’une future soutenance de thèse sur les écosystèmes, Luz, une jeune étudiante venue de Barcelone, rencontrera à l’occasion de ses recherches universitaires une vieille femme qui lui racontera ce qui s’est passé ici quelques années auparavant. Dans la troisième partie, Toya qui a vieilli trop vite et qui est désormais seule, a survécu à toutes ces atrocités, à tout ce sang, elle a vengé sa mère et se souvient de tous ces fantômes qui ont traversé son existence et qui ainsi continueront à vivre à travers elle. La vie qu’elle a donnée mais qu’on lui a volée, fait d’elle l’autre moitié de ce monde ensanglanté. Luz, qui, à l’occasion d’une hospitalisation de sa mère découvrira qu’elle n’a aucun lien de filiation avec elle et qu’on lui a caché ses origines, lui rendra un dernier hommage en l’ensevelissant dans la terre du delta. Ainsi Toya est comme ces oiseaux migrateurs et de ces anguilles qu’elle aimait tant et qui reviennent toujours à l’endroit où ils sont nés. La mort n’altérera pas cette image, comme elle n’estompera pas les visages de tous ceux qui ont été assassinés pour la liberté sur cette terre de Catalogne vouée depuis toujours à la révolte et à la liberté et dont Luz devient, un peu par hasard, l’héritière.
Ce roman qui mêle la fiction à l’Histoire est bouleversant par le style, les images poétiques qu’il distille et les évènements qu’il réveille.
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