la feuille volante

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants – Mathias Enard

 

N°477– Novembre 2010.

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Mathias Enard– Actes sud.*

 

Nous sommes en 1506, Michel-Angelo Buonarroti (Michel-Ange) vient d'être éconduit par le pape Jules II, souverain pontife guerrier et avare avec qui il est engagé pour l'édification de son tombeau à Rome. Devant le refus d'une avance pour poursuivre ses travaux, le sculpteur fuit Rome, se réfugie à Florence où il reçoit une offre alléchante du sultan de Constantinople, Bajazet, de concevoir un pont sur la Corne d'Or et qui réunira les deux parties de cette ville. C'est un extraordinaire défi qu'il veut relever. L'occasion est trop belle, d'autant que Léonard de Vinci, son illustre aîné, a échoué dans ce projet et que Jules II ne se manifeste plus.

 

Il débarque donc à Constantinople, s'enthousiasme rapidement pour la culture turque et la vie semi-oisive qu'il mène, mais, malgré un truchement, il ne parle pas la langue... Pourtant tout ici l'intéresse, il goûte le raffinement des plaisirs, les langueurs de l'Orient, les couleurs et les senteurs du bazar, l'harmonie de l'architecture, la beauté des corps et des visages dont il se souviendra plus tard et qu'on retrouvera dans son œuvre ...Mais il est avant tout sculpteur, pas architecte ni ingénieur et ce qu'il dessine volontiers ce sont les animaux et l'anatomie humaine, pas les ponts! Le seul spécimen dont il se souvient est celui qui enjambe d'Arno à Florence, et il ne le trouve pas beau !

Il se désintéresse même quelque peu de son travail, gagné qu'il est par tout ce qu'il découvre dans cette ville. Et puis, malgré cette invitation tentante du sultan, il s'aperçoit qu'ici comme à Rome « il faut s'humilier devant les puissants » et faire ce qu'ils attendent. Alors il rêve, pense qu'ici comme ailleurs « les hommes sont des enfants... On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux... ». Tout est donc possible.

 

Et puis, malgré cette ville fabuleuse, mystérieuse et cosmopolite où il vit incognito, il regrette Rome et sa patrie, son travail n'avance guère et surtout il est chez les infidèles et a le sentiment d'avoir trahi tout le monde à commencer par Dieu. Et il y a cette lettre qu'il reçoit et où il comprend qu'il est découvert, que la cabale qui s'est tissée contre lui va le broyer, que Jules II va se venger de sa désertion. Pour lui ce sera la ruine, l'excommunication, la mort...Il cauchemarde, se remémore le supplice de Savonarole à Florence...Pourtant le Grand Turc est en paix avec les cités d'Italie. Il n'a donc rien à craindre. Alors, lui qui n'est pourtant pas beau et qui n'a rien de la délicatesse des ottomans, s'adonne aux plaisirs qu'offrent cette ville et bien sûr y rencontre l'amour « cette promesse d'oubli et de satiété », mais aussi l'ambiguïté des relations entre les hommes faites de sensualité et de violence, d'infidélités, de querelles politiques inoubliées aussi, dans cette contrée au carrefour des civilisations.

 

Est-ce ce son jeune âge, son séjour merveilleux ou ce pays, il se met au travail et parvient à un dessin qui enthousiasme le sultan mais Michel-Ange comprend que « Turcs ou romains les puissants nous avilissent », que la mort frappe pour exorciser cette jalousie que l'oubli et la fréquentation des plaisirs terrestres auront du mal à dissiper. Trahi par ce pays qu'il ne peut pas comprendre et où il sera toujours un étranger, abandonné comme un paquet encombrant, c'est sans le sou et en secret, qu'il repart vers l'Italie qui lui manque tant.

 

Qu'est ce qui a poussé Michel-Ange dans cet intermède oriental ? L'appât du gain, l'envie de voir autre chose, la vanité d'être sollicité par un personnage puissant pour réaliser quelque chose qui était destiné à traverser les siècles, la volonté de se venger d'un pape mauvais payeur, la consécration de son génie précoce alors qu'il était boudé dans sa propre patrie ? L'auteur s'approprie des événements historiques et des moments de la vie du sculpteur florentin pour tisser cette histoire passionnante dont il nous fait seuls juges [« Pour le reste, on n'en sait rien » précise-t-il]. Il prête à son sujet un désir de revanche, une période de doute, d'exaltation, de découverte du merveilleux et de l'inconnu, d'expériences, de soif de reconnaissance, de foi dans les mirages, de recherche d'autre chose qui ressemble à l'enfance perdue, comme cela arrive à chacun d'entre nous... Dès le livre ouvert, il l'exprime en termes poétiques « La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher, à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants... Je ne sais quelle douleur ou quel plaisir l'a poussé vers nous, vers la poudre d'étoile, peut-être l'opium, peut-être le vin, peut-être l'amour; peut-être quelque obscure blessure de l'âme bien cachée dans un replis de la mémoire... Tu habites une autre prison, un monde de force et de courage où tu penses pouvoir être porté en triomphe; tu crois obtenir la bienveillance des puissants, tu cherches la gloire et la fortune. Pourtant quand la nuit arrive tu trembles. Tu ne bois pas, car tu as peur; tu sais que la brûlure de l'alcool te précipite dans la faiblesse, dans l'irrésistible besoin de retrouver des caresses, une tendresse disparue, le monde perdu de l'enfance, la satisfaction, le calme face à l'incertitude scintillante de l'obscurité... Alors tu souffres, perdu dans le crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit ».

 

C'est un livre agréable à lire, tout en nuances, plein de moments poétiques intenses et bienvenus. Il évoque autant le personnage de Michel-Ange que cette cité mythique où le lecteur se promène avec ravissement. Il est le témoin privilégié de ce rendez-vous manqué entre l'homme de la Renaissance et l'Orient.

 

 

*Prix Goncourt des lycéens 2010.

©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

 
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