la feuille volante

Alice Munro

  • LA DANSE DES OMBRES HEUREUSES

    N°726 – Février 2014.

    LA DANSE DES OMBRES HEUREUSES – Alice Munro – Rivages

    Traduit de l'anglais par Geneviève Doze.

     

    Ce recueil de sept nouvelles date des années soixante dix. Il n'est donc pas vraiment récent mais comme je l'ai déjà dit dans cette chronique, la nouveauté ne saurait être le seul critère d'intérêt pour un livre.

     

    « Le cowboy des frères Walker » met en scène un père de famille qui a dû, après de mauvaises affaires comme éleveur de renards se reconvertir comme représentant. Un jour il amène ses enfants avec lui en tournée et dépasse un peu son secteur rural pour rencontrer Nora qu'apparemment il connaissait déjà. J'ai le sentiment qu'il regrette sa vie d'avant, et peut-être son mariage. Avec « La danse des ombres heureuses » qui donne son titre au recueil nous voyons une vieille dame, Miss Marsalles, professeur de piano qui donne chez elle sa séance musicale annuelle avec ses élèves. C'est tous les ans le même rituel et cela ne s'arrange guère mais cette année un groupe d'enfants un peu attardés venus d’une autre école participent au spectacle. Parmi eux une jeune fille se met au piano pour interpréter une pièce inconnue jouée par elle passablement. Miss Marsalles s'en déclare satisfaite mais cet épisode montre à toute l'assistance que le vieux professeur n'est décidément plus de son temps. « La carte postale » évoque Helen, une jeune fille qui reçoit une carte de Clare, un garçon de douze ans son aîné, parti en Floride et dont elle attend le retour. Elle en parle avec sa mère et se souvient qu'il a eu un temps l'envie de l'épouser mais elle a refusé, préférant Ted Forgie, au grand dam de sa mère. Or il s’avère que Clare est allé en Floride pour se marier et Helen prend cela comme un coup de massue. Elle pète même carrément les plombs quand il revient en ville. « Images » relate une étrange anecdote où il est question d'une infirmière célibataire qui est aussi la cousine de la narratrice. Cette dernière fait avec son père une promenade dans la nature afin de relever des pièges et il rencontrent un homme un peu sauvage qui vit dans une cave avec un chat alcoolique ! « Quelque chose que j'avais l'intention de te dire » met en scène deux sœurs Ette et Char qui reviennent sur leur passé commun. Char était amoureuse d'un jeune homme, Blaikie Noble, au point qu'elle avait même tenté de se suicider en apprenant son mariage avec une autre femme. Elle a ensuite, par dépit, épousé Arthur, un professeur d'histoire plus vieux qu'elle mais Ette est restée célibataire. A la mort de Char (peut-être volontaire et réussie cette fois), cette dernière s'était rapprochée d'Arthur et avait l’intention de lui faire des révélations sur Char avant de mourir mais elle hésitait encore. A cette lecture, on a l'impression qu'elle ne le fera jamais parce qu'Arthur est resté amoureux de Char, même dans la mort. « La vallée de l'Ottawa » est une somme d'anecdotes familiales et « Le matériau » relate l'histoire d'une femme qui a eu une fille avec un homme de Lettres, Hugo, qu'elle n'a pas épousé. Elle s'est mariée ensuite avec un ingénieur et lit par hasard une nouvelle Hugo qui s'inspire d'une anecdote dont elle se souvient du temps où elle vivait avec lui. Ainsi, il transforme en personnage de roman une modeste voisine. Maintenant qu'elle n'est plus avec lui, la narratrice confesse qu'elle n'a jamais cru au talent d'Hugo et se retrouve envieuse de sa réussite. C'est, à titre personnel, la nouvelle qui m'a le plus parlé.

     

    Ces nouvelles nous sont contées par une narratrice aussi simplement qu'elle nous raconterait une histoire, presque sur le ton de la confidence, avec cependant un grand souci du détail et une écriture agréable à lire. Pour autant on a l'impression qu'il ne se passe rien et que l'ambiance de chaque texte est un peu morne, que les personnages sont un peu falots et sans grand relief. L’auteure reprend ici des thèmes favoris, celui de la véritable personnalité parfois complexe de ses personnages derrière leur masque et leur volonté de garder intacts leurs secrets et peut-être leurs illusions, de fuir aussi pour continuer à vivre simplement même si cette vie n'est pas exaltante. Elle est aussi attentive aux relations entre parents et enfants et reste fidèle à l'implantation géographique canadienne. Il est souvent question de ménage raté, d'amours contrariées, de temps perdus, de regrets et de remords. Au moyen d'analepses, elle évoque le temps qui passe, rendant compte de la fragilité de la vie dont chacun de nous n'est que l’usufruitier. J'avoue que j'ai été un peu déçu par ce recueil, pas vraiment passionné par ce que j'ai lu.

     

    L'univers de la nouvelle est toujours délicat à aborder pour un lecteur. De plus, à l'évidence, cette auteure que je ne connaissais pas avant l'attribution de son Prix Nobel en 2013 mérite toute mon attention. Cette distinction prestigieuse m'invite a poursuivre ma découverte cependant.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • AMIE DE MA JEUNESSE

    N°723 – Février 2014.

    AMIE DE MA JEUNESSE – Alice Munro – Albin Michel. [1990]

    Traduit de l'américain par Marie-Odile Fortier-Masek.

     

    L'auteure, écrivain canadien née en 1931 est essentiellement connue pour ses nouvelles. Elle a reçu le Prix Nobel de littérature en 2013.

     

    Ce livre rassemble dix nouvelles qui semblent se dérouler dans les années 60 soit dans l'Ontario, soit sur un bateau ou en Europe. Pour la plupart ce sont des histoires de femmes ordinaires que l'auteure évoque et dont elle analyse les états d'âme ou les névroses. Celle de Fora (« Amie de ma jeunesse ») nous montre une femme qui a choisi d'accepter son sort sans se plaindre avec pour seul secours une religion puritaine et rigoriste. Dans« Five points », Brenda entretient une passion adultère avec Neil, son jeune amant à l’insu de Cornelius son mari. C'est une femme libérée qui, à l’invite de Neil qui a voyagé sur la côte ouest, use de la drogue. II lui raconte l'histoire de cette jeune croate du quartier de « Live points », Maria, peu avantagée par la nature, à qui ses parents font confiance pour la tenue de l'épicerie familiale mais qui n'hésite pas à puiser dans la caisse de la boutique et payer ses copains pour lui faire l'amour. Jusqu'au jour où c'est la faillite ! Dans cette nouvelle elle évoque les relations entre les êtres toujours un peu difficiles, faites de moments d’inconscience, de risques pris inutilement au mépris des plus élémentaires précautions, du mépris des autres, d'agressivités, d'indifférence, comme dans la vie courante ! « Maneseteung », c'est le nom d'un recueil de poèmes éponyme, le nom d'un fleuve. La nouvelle met en scène une femme solitaire qui en est l'auteure, une poétesse comme le dit la gazette locale qui espère qu'un notable va s'intéresser à elle. Malheureusement elle meurt avant. Dans « serre-moi contre toi, ne me laisse pas aller » Hazel, une veuve canadienne d'une cinquantaines d'années cherche à revoir les lieux et les gens que son mari décédé depuis a connu pendant la guerre, en Écosse, alors qu'il était encore célibataire. Se sentant exclue de cette partie de la vie de Jack, elle se pose des questions sur le bonheur des hommes. Avec « Oranges et pommes », qui tire son titre d'un jeu pour enfants, l'auteure aborde un thème récurrent dans son œuvre qu'est la relation hommes-femmes notamment au sein du mariage avec le spectre de l'adultère né de rencontres de passage, de pulsions sexuelles et de la destruction d'une union apparemment solide. Barbara est une jeune fille courageuse et belle qui épouse le fils d'un commerçant dont les affaires périclitent. Pour autant et malgré ses deux enfants elle se laisse séduire par un amant de passage. Cette passade laisse un goût de trahison inacceptable dans l'esprit de son mari. « Image de glace » évoque la seconde vie d'un septuagénaire qui, après avoir pris sa retraite de pasteur, envisage de nouveau le mariage avec une jeune femme à Hawaï. Cette nouvelle m'a un peu déconcerté. Son successeur qu'il a sauvé tourne au fanatisme. Voilà pour le décor mais la réalité est toute autre et la femme de ménage, ex-épouse du successeur, a compris le fin mot de tout cela.

    Ave « Grace et bonheur » il est aussi question d'un dernier voyage, effectué par bateau vers l'Europe, d'une chanteuse qui a connu son heure de gloire il y a bien longtemps. Elle est accompagnée de sa fille et flanquée d'un vieux professeur et d'une galerie d'autres personnages dont le capitaine qui évoque comment il s'est débarrassé un jour d'une défunte en la jetant par dessus bord. Dans «  A quoi bon? » on peut lire tout le fatalisme que la vie impose à ceux qui la vivent, à cause des deuils, des séparations, des divorces. C'est une de ces comédies qu'on aime se jouer pour faire semblant de croire à l'amour. Dans « Différemment » c'est la communauté des anciens hippies rattrapés par la vie bourgeoise qui est évoquée. C'est à la fois la fuite du temps, la remise en cause et l'adaptation des gens qui voulaient que leur vie soit différente de celle des autres et en faisaient une règle. Ayant vieilli, ils rentrent dans le rang, montent éventuellement dans l'échelle sociale avec parfois des états d'âme, mais pas toujours. « Perruque, perruque » nous donne à voir deux jeunes filles, Anita et Margot, différentes malgré leur origine sociale rurale et leurs déboires sentimentaux.

     

    C'est un narrateur extérieur qui explique au lecteur les situations de chaque nouvelle qui se déroule au Canada ou en Écosse. L'ambiance générale de ces textes me semble être baignée par une religion puritaine ce qui n'exclut cependant pas le mensonge, la luxure, l'adultère ou l'avortement et tout cela dans une atmosphère d'hypocrisie parfaitement humaine. C'est une réflexion un peu désabusée sur la condition humaine et plus précisément sur la classe moyenne canadienne dans ce qu'elle a d’ordinaire, de banal dans ces années d'après-guerre qui correspondent à une émancipation économique et sexuelle. Elle parle des rêves enfouis au fond des mémoires, des regrets et des remords que chacun porte en soi. A l'occasion d'histoires différentes les unes des autres, Alice Munro est une observatrice attentive de la vie des gens, spécialement des couples et des dangers qui les guettent non seulement du point de vue sociologique mis aussi psychologique. Elle explore les rapports compliqués qui existent entre hommes et femmes en s'arrêtant plus spécialement sur elles, leurs névroses, leurs rêveries. Ces relations sont faites de contradictions et de fantasmes, d'amour et de haine, de passions et de patience, de volonté de construction et de destruction, de domination, de rapports charnels et de conflits d'intérêts, de fatalisme et de désespoir, d'hypocrisies et de fuites, de passades et de velléités de liberté ou d'échecs à la solitude, de plaisirs sexuels ou d'envies d'enfants... La mort reste présente en filigranes un peu comme si Eros était suivi en permanence par Thanatos parce que la vie est une recherche déprimante et vaine du bonheur. Chaque texte paraît être une sorte de variation sur un même thème, parfois assez longue mais toujours agréable à lire avec une réelle profondeur dans l'analyse des personnages et de leurs sentiments et une grande précision dans les descriptions, ce qui encourage le lecteur à poursuivre jusqu'à l’épilogue. L'écriture est concise, faite d'images poétiques, ce qui m'a incité à pousser ma lecture jusqu'à la fin malgré une attitude un peu réticente au début.

     

    Je ne connaissais pas cette auteur avant l’attribution de son Prix Nobel. Je n'ai pas été déçu par cette première approche.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

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