la feuille volante

L'arrache-cœur

L’arrache-coeur - Boris Vian – Éditions Jacques Pauvert.

 

C’est le dernier roman de Boris Vian (1920-1959) publié en 1953. On ne devient pas écrivain par hasard et sa propre biographie, ses obsessions, ses remords, ses fantasmes, nourrissent l’œuvre de celui qui tient la plume, même s’il cache tout cela sous une fiction rocambolesque et poétique et s’il compte sur l’effet cathartique de l’écriture pour s’en libérer. C’est vrai que cette histoire a quelque chose d’inattendu, avec sa « foire aux vieux » où les anciens sont vendus à l’encan, ce Jacquemort au nom peu engageant, sorti on ne sait d’où et qui veut « psychiatrer » tout le monde et spécialement les bonnes, mais à sa manière seulement, ce vieil homme, La Gloïre dont la tâche essentielle est de repêcher avec les dents dans la rivière rouge tout ce qui y surnage, ou, pour dire autrement, se charger de la honte du village, et à sa mort, ce sera le psychiatre qui prendra sa place, ces triplés, les « trumeaux" au nom bizarre, pas vraiment frères puisque l’un deux, « Citroën », est différent, isolé par rapport aux jumeaux, Noël et Joël, ces relations conjugales surprenantes entre les parents Angèle et Clémentine, ces animaux qui parlent comme dans une fable, ce mélange volontaire entre sexualité et amour, la honte, la lâcheté que chacun porte avec soi et dont on prend conscience…

A cette époque Boris est fatigué, malade, désabusé. Il a déjà dit, dans une sorte de prémonition, qu’il n’atteindrait pas quarante ans et sent l’échéance se rapprocher. J’ai toujours été fasciné par ceux qui ont dit connaître avec précision la date de leur mort, quand la plupart d’entre nous vivons comme si cette échéance n’existait pas. Il a donc logiquement vécu intensément une vie parisienne nocturne, grillant la chandelle par les deux bouts, gaspillant dans sa trompette un souffle qui de plus en plus lui manquait. Victime très jeune d’un rhumatisme articulaire aiguë, il était de santé fragile et c’est une crise cardiaque qui l’emportera. Il entraîne son lecteur dans un univers parallèle où le temps a une autre valeur et les mois des noms inattendus, le régale de jeux de mots, de néologismes aussi délicieux qu’improbables, de noms rares, s’amuse à lui faire perdre ses repères traditionnels et ses références littéraires notamment dans les descriptions insolites et colorées, ou l’entraîne dans des raisonnements ou la logique se fait illogique, comme si tout ce qui fait notre monde ordinaire et quotidien se dérobait. Dès lors le décor si particulier de Boris se met en place, la fuite du temps vue à travers le personnage du psychiatre, le rôle un peu marginal du curé ce qui indique peut-être une préparation à comparaître devant un éventuel dieu en se conciliant son représentant, la volonté d’Angel de partir dans le bateau(avec des pieds!) qu’il fabrique, la rivière rouge, couleur du sang et symbole de vie, l’arrogance dont fait preuve au fur et à mesure du récit le personnage de Jacquemort qui oscille entre besogner les bonnes et psychanalyser le maximum de gens et qui s’installe et s’incruste, une manière peut-être de dire adieu à cette vie, Clémentine qui ressemble de plus en plus à un mère hyper-protectrice et abusive qui fait fuir son mari parce qu’il n’aime pas les enfants, son image à lui peut-être ? J’en viens au titre de ce roman. Avec « L’automne à Pékin » Boris nous a entraînés dans une histoire absurde qui ne se passe ni en automne ni à Pékin. Ici il me semble que ce dernier roman fait référence au cœur qui fut pour lui toujours un problème et qu’on lui arrache, comme on lui arrache la vie !

J’ai retrouvé dans cette relecture toute la poésie et la musique de Boris Vian que j’aime tant, ce dépaysement qu’on ne comprend pas mais qu’on s’approprie très vite parce que, sans doute, il correspond à quelque chose qu’on porte inconsciemment en soi mais qu’on aurait pas su soi-même exprimer. Vian est un homme de lettres longtemps boudé par les manuels scolaires, dont on ne faisait connaissance qu’au hasard de la rencontre d’un amateur conquis par cet univers si particulier tissé dans ses romans et qui ne laissait personne indifférent. On aimait ou on détestait mais on avait un avis. Et puis c’est un écrivain qui a longtemps connu le « purgatoire » parce qu’il dérangeait ou qu’on ne le comprenait pas puis, par un miracle inattendu, il revenait sur le devant de la scène, y restait quelque temps puis retombait dans l’oubli pour revenir plus tard, quand on ne l’attendait plus. Si Verlaine l‘avait connu, il aurait sûrement mis au nombre de ses « poètes maudits »ce « satrape de 2° classe » du collège de pataphysique, cet écrivain génial qui aimait tant bousculer tout sur son passage pour marquer son parcours sur terre.

 
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