la feuille volante

Joris Karl Huysmans.

  • La retraite de Monsieur Bougran

    N°1811 – Décembre 2023.

     

    La retraite de Monsieur Bougran. Joris-Karl Huysmans – Éditions Jean-Jacques Pauvert.

     

    M. Bougran est un fonctionnaire travaillant dans un ministère. Il est intègre, célibataire, zélé, ponctuel, respectueux de la hiérarchie et vit ses fonctions, essentiellement bureaucratiques, comme un sacerdoce. Malheureusement pour lui, à l’âge de 50 ans il est mis à la retraite d’office pour « invalidité morale » alors qu’il est en pleine possession de ses moyens intellectuels et ce au profit d’un autre agent, plus jeune et moins compétent, probablement protégé. Autant dire qu’il est considéré comme gâteux et cette mise à l’écart sonne pour lui comme une injustice puisque l’Administration se prive ainsi d’un savoir-faire, d’une mémoire, d’un serviteur fidèle et lui d’une ambiance de travail qui était toute sa vie. En réaction, et après avoir ressassé cet affront, il recompose fictivement à son domicile son univers perdu en y jetant un regard critique.

    J’ai lu cette courte nouvelle, écrite dans un style un peu suranné mais assurément agréable à lire et en usage à l’époque, qui a été redécouverte par le célèbre avocat, Maître Maurice Garçon, après avoir été, en son temps (1888), l’objet d’un refus au point que son auteur l’avait reléguée dans un tiroir. Pourtant, à bien y réfléchir, ses lignes nous rappellent quelque chose d’actuel. Je passerai sur la critique récurrente des fonctionnaires, souvent désignés comme boucs-émissaires au cours de périodes où l’emploi est menacé, mais je m’attacherai davantage au désarroi de ces salariés âgés qu’on précipite dans un chômage brutal alors que leur vie s’est inscrite dans un travail désormais supprimé pour des raisons comptables. L’ambiance de bureau, les échanges pas toujours d’un niveau élevé avec les collègues mais qui manquent tant à Bougran, n’est pas sans faire penser au télétravail récemment instauré et qui ne fait pas l’unanimité. Il fait également allusion aux promotions qui lui ont échappé pour être données à des collègues moins qualifiés mais assurément plus flagorneurs. Ce genre de procédure d’avancement n’est sans doute pas prête à tomber en désuétude. Son expulsion a certes été précipitée, mais il note que, malgré le décor qu’il tressé à son domicile et qui lui rappelle ses anciennes fonctions, ce n’en est pas moins la consécration de la solitude et l’antichambre de la mort. C’est parfois le cas d’une retraite non préparée.

    Ce que je retiens surtout c’est l’œil que M Bougran, le type même de l’anti-héros, porte sur son époque et sur son ancien univers. Cela ne fut pas difficile à Huysmans qui fut un humaniste, écrivain et critique d’art, et qui passa sa vie au Ministère de l’Intérieur. Il avait déjà évoqué cet univers dans « A vau-l’eau », une longue nouvelle publiée. Le regard qu’il porte sur son ancien univers de labeur est à la fois critique et subtilement humoristique et s’attache non seulement au décor convenu des bureaux, de ceux qui les occupent et leurs manières hypocritement courtisanes mais aussi aux jeunes arrivants, plus préoccupés par leur avancement que par la qualité de leur travail. Ses remarques me semblent particulièrement pertinentes en ce qui concerne la prose administrative et ses nuances protocolaires, une phraséologie digne de Colbert, des formules de politesse hiérarchiquement dosées, des synonymes réglementaires également mesurés, un art consommé de triturer les nuances et de jouer sur les contradictions de manière à rendre parfois compliqué ce qui est simple.

    Cette courte nouvelle est l’occasion de renouer avec l’univers créatif de Hysmans (1848-1907), un écrivain injustement oublié.

     

     

     

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