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la feuille volante

matelot

N°1714 – Février 2023

 

Matelot – Pierre Loti – Éditions Calman-Lévy.

 

Ce n'est pas le roman le plus connu de Pierre Loti, tant s'en faut. C'est néanmoins le troisième roman de la trilogie "maritime" de l'auteur après "pêcheur d'Islande" et "Mon frère Yves". Il a été publié en avril 1892 chez l'éditeur Lemerre (il le sera chez Calman-Lévy en 1898) c'est à dire l'année de sa réception à l'Académie française dont il devint le plus jeune membre. Il évoque la vie difficile de Jean Berny qui vit pauvrement avec sa mère, veuve, et son grand-père dans le sud de la France. Cette famille a été reniée puis abandonnée par les autres membres plus riche de cette parentèle. Il a des rêves de voyages et de réussite sociale mais il est recalé à l’École Navale ce qui le détermine à s'engager comme simple matelot dans la marine marchande et accomplir les tâches les plus ingrates et dures avec l’espoir de devenir capitaine au long cours. Son engagement et son service militaire, toujours comme matelot (puis quartier-maître) l'amènent certes à voyager sur les mers du globe, mais des revers de fortune de la famille et des amours contrariées le font partir pour l’Extrême-Orient d’où il ne reviendra pas vivant.

 

C'est un roman et donc une fiction mais il y a de nombreuses références biographiques et psychologiques à l’auteur. Il décrit avec précisions la vie à bord, dure et dangereuse, des hommes d’équipage chargés des manœuvres des grands voiliers. Il évoque les espoirs et les déceptions de Jean face à l’avenir. Julien Viaud que sa famille destinait à l’école polytechnique, mais qui dût renoncer à cette ambition, dût lui aussi nourrir les même sentiments de frustration. Les souffrances de Jean puis sa mort et l’immersion de son corps dans la mer, selon la tradition maritime, rappellent la disparition en 1865 de Gustave, chirurgien de marine, frère aîné du jeune Julien qui a douloureusement vécu cette épreuve. Malgré sa douleur, la mère de Jean Berny se soumet à la volonté de Dieu, accepte son destin tragique de deuil, ce qui n’est pas sans rappeler la dimension religieuse de Loti. La famille Viaud a également connu la gêne à cause des difficultés de son père, accusé à tort de malversation.

 

Il n’y fait pas allusion ici, mais on sait que Loti, bien qu'officier, ne dédaignait pas de s'habiller en simple matelot pour se mêler aux hommes d'équipage et fréquenter avec eux les bouges du port. Certes Loti était fantasque, original, controversé même, mais cette attitude n'avait peut-être rien d'extravagant. En effet, il s'était lié d'amitié avec Yves Kermadec, celui qu'il appelle "Mon frère Yves", avec qui il s'était embarqué parfois et qui apparaît en effet dans "Madame Chrysanthème". C’était un matelot(devenu quartier-maître) frustre, primaire, et qui s'enivrait volontiers et devenait violent, tout le contraire de Loti, cultivé, raffiné et déjà homme de plume célèbre. C'est que Loti avait promis à la mère de Jean de veiller sur lui et de le protéger. Il fut même le parrain de son fils. On n'a pas manqué, surtout depuis la publication de "Mon frère Yves" en 1883, de souligner la relation ambiguë que Loti entretenait avec lui. Elle peut peut-être s'expliquer ainsi.

 

Dans la forme, Loti adopte celle du roman classique alors que certaines de ses œuvres antérieures étaient écrites sous celle d'une sorte de livre de bord ou de journal intime, partagé en paragraphes indépendants numérotés et parfois datés. Ce roman, pourtant pas le plus connu de Loti, est évidemment écrit avec le talent qu’on lui connaît et m’a, comme à chaque fois, procuré un moment exceptionnel de lecture. L’ensemble de son œuvre lui a valu, de son vivant, notoriété et consécration, mais malheureusement aujourd’hui il est injustement oublié.

 

 
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