la feuille volante

Les passants de Lisbonne

La Feuille Volante n° 1137

Les passants de LisbonnePhilippe BESSON - Jullard

 

Mathieu aborde un jour une femme seule, Hélène, à la terrasse d'un café de Lisbonne parce qu'il l'a vue ainsi depuis quelques jours. Cela peut paraître cavalier mais cette démarche n'a rien d'une drague, ce sont juste deux Français qui ne se connaissent pas, qui se rencontrent en terre étrangère et qui éprouvent le besoin de parler. Le hasard y est pour beaucoup et fait plutôt bien les choses mais leur échange est plutôt quelconque. Et puis la mélancolie est liée depuis toujours au Portugal, cette « saudade » qui fait partie de l'âme lusitanienne, car c'est bien de mélancolie dont il s'agit puisque, au fil de leurs conversations, on apprend qu'elle vient de perdre son mari dans un séisme à San Francisco (nous sommes dans une fiction mais depuis le temps qu'on en parle... et puis ça s'est déjà produit en 1906!), que le compagnon de Mathieu l'a quitté sans prévenir, lassé peut-être de leur relation épisodique et qu'il est à sa recherche. C'est étonnant le reflexe qu'on a, quand on a perdu un proche, de mettre entre soi et le quotidien une distance censée exorciser la douleur. A chaque fois je pense à Sénèque pour qui « Voyager n'est pas guérir son âme » et la distance n'y fait rien, le temps non plus d'ailleurs, c'est seulement nous qui changeons, qui nous habituons à l'absence, au manque ; nous n'avons plus que cela et nous le baptisons comme nous voulons, stoïcisme, fatalisme, résignation...

L'objet de ce roman est évidemment la confidence, l'histoire personnelle, intime, qu'on raconte à un inconnu. Elle est censée alléger l'âme, les mots seraient un exorcisme et mettre des mots sur ses maux serait bénéfique mais c'est aussi raviver la souffrance, une forme de masochisme, une manière de se complaire dans sa douleur parce qu'on est toujours seul face à elle. Hélène devait aimer son mari, Vincent, puisque cette absence est de plus en plus prégnante et la rencontre avec Mathieu provoque des révélations qu'on ne fait pas d'ordinaire aussi spontanément, à moins de vouloir déstabiliser ou culpabiliser son interlocuteur en lui exposant sa peine. Ici, il n'en est rien et on la sent désemparée, détruite par cette perte qu'elle mettra du temps à admettre, si elle peut le faire un jour. Bien sûr, elle ne connaît pas Mathieu mais l'invite à se confier à elle dans une sorte de troc dont elle ne soupçonne pas le résultat. Lui aussi souffre d'une absence, singulièrement assez semblable dans la brusquerie et cruauté de sa survenance et il y a sans doute, pour lui qu'on suppose pudique, quelque réticence à montrer ses plaies. La relation avec Diego, son ami portugais devait être sincère et exclusive, à tout le moins du côté de Mathieu, mais brusquement il prend conscience qu'elle n'était pas partagée et le vide qui en résulte est un manque assez identique à ce que ressent Hélène, sauf que dans un cas c'est le hasard, ou le destin qui ont frappé et dans l'autre c'est une décision humaine. Si sur Hélène pèse la fatalité de la mort, vécue comme une injustice, sur Mathias, c'est la trahison et le mensonge qui ont connu leur épiphanie dans la fuite sans explication de son ami. Leurs deux chagrins sont différents mais ils ont tous les deux en commun cette absence, ce disparu, ce manque, ce vide. Depuis qu'elle a rencontré Mathieu, il semble se tisser entre eux une sorte de complicité, une solidarité dans le malheur, souvent émaillée de silences. Chacun reste avec l'ombre de son propre fantôme collée à la peau et qui dessine sur leur visage cette sorte de tristesse définitive. Pourtant lui a résolu de combattre sa peine par des escapades garçonnières et parfois féminines mais toujours éphémères, quant à elle, elle a pris l'habitude de se laisser aller en vivant au jour le jour, dans le souvenir de son défunt, de se complaire dans son deuil au nom de la fidélité ou dans l'impossibilité affirmée d'aimer un autre homme, malgré la vie qui continue.

Dans ce genre de situation, le déroulement normal serait une passade probable entre Hélène et Mathieu, d'autant qu'ils habitent le même hôtel, mais les choses ne sont pas si simples.  Mathieu a cette « beauté vénéneuse » de ceux qui plaisent et dont on sait qu'on ne les reverra pas. C'est un peu comme si, chacun avec sa peine, aidait l'autre par sa seule présence. Il est remarquable que l'auteur mette en perspective deux villes emblématiques qui ont connu un tremblement de terre dévastateur, San Francisco et Lisbonne, la première comme raison du deuil et de la détresse d'Hélène et la seconde comme source d'un possible retour à la vie, d'une manière à la fois particulière et partagée.

Je suis, quant à moi, et sans doute définitivement, fasciné par les villes du bord de mer et surtout, par les ports, les bateaux , la houle, les habitants, les embruns…

 

D'ordinaire j'ai plaisir à lire les romans de Philippe Besson à cause de son style fluide que j'ai encore une fois apprécié ici. Il distille un climat particulier que j'ai aimé tout au long de ces presque deux cents pages. Pour une fois, je dois dire que la fin m'a un peu déçu, non pas à cause de l'ombre de Pessoa qui y passe, au contraire, je m'attendais à ce que son œuvre y soit plus présente, mais peut-être à cause de cet épilogue peut-être un peu trop convenu et prévisible, peut-être un peu trop dans le « Happy-end » dont nous savons qu'il n'existe bien souvent que dans les romans. 

 

© Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

 
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