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la feuille volante

L'enquête

La Feuille Volante n° 1151

L'enquêtePhilippe Claudel – Stock.

 

Imaginez un enquêteur missionné pour expliquer une vague de suicides intervenus récemment dans une entreprise. Jusque là, ça va, si on peut dire, sauf qu'il va être confronté à une série d'entraves qui vont retarder son travail, un policier pinailleur, une série de personnages plus falots et bornés les uns que les autres, bref tout une ambiance que n'auraient désapprouvée ni Frantz Kafka ni Georges Orwell tant elle est déshumanisée et pleine d'agressions et d'incompréhensions à l'égard de ce pauvre homme. Il y a heureusement quelques images dignes de Boris Vian. Chacun ne fait que son travail en évitant de prendre des initiatives et personne n'a d'autre nom que celui de la fonction pour laquelle il existe et agit. L'enquêteur dont nous ne connaîtrons pas le patronyme fait ce qu'il peut pour mener à bien sa tâche mais on le sent perdu dans ce monde de plus en plus absurde qui lui échappe et qu'il ne comprend pas. Il a constamment l'impression que quelqu'un derrière lui l'empêche de travailler et même d'exister, et il découvre à chaque instant ce monde insensé dans lequel il est soudain projeté et qui va le broyer. Ce décor impersonnel est souligné par l'absence de raison sociale dans l'entreprise, de toponymie, de nom de famille pour les différents personnages, comme si tout cela était à ce point déshumanisé qu'il n'était même pas utile de les nommer autrement. Le contexte général est aussi étrange et abandonné aux automatismes des machines, aux algorithmes, à l'informatique...On comprend que dans ces conditions que le personnage principal qu'est l'Enquêteur, ressente une sorte de malaise, celui de n'être personne et peut-être aussi de ne pas exister. Il n'est d'ailleurs pas le seul a être affecté par cette étrange atmosphère, chacun réagit différemment mais surtout bizarrement, à tout le moins au regard de la normalité généralement admise, mais en évitant surtout de sortir officiellement de son rôle pour ne pas se faire remarquer dans cette société aussi hiérarchisée qu'anonyme.

J'y vois une critique de la société compartimentée où chacun œuvre dans son coin sans chercher à comprendre autre chose que la tâche qui lui a été assignée. Je dois d'ailleurs dire que certaines descriptions m'ont rappelé des scènes de la vie ordinaire dans nos villes et ce qui est décrit dans cet ouvrage ressemble, par bien des côtés, au quotidien que nous vivons. J'ai lu aussi une vraie désespérance chez cet « Enquêteur », un désarroi, un abandon, un peu comme celui qui nous habite tous quand, nous étant fixé un but et ayant tout fait pour l'atteindre, nous prenons conscience que nous n'y parviendrons jamais. J'y ai vu une sorte d'allégorie de la vie présentée sous des dehors surréalistes et qui peuvent peut-être porter à sourire (encore que) mais que j'ai personnellement ressentie comme une volonté de mettre des mots sur une situation délétère, au moins pour ne pas avoir à en pleurer. De là à penser à la mort, et singulièrement par suicide, il n'y a qu'un pas aisément franchi dans ce contexte. Elle peut être considérée comme une délivrance, n'est plus que la seule solution face à ce combat solitaire et perdu d'avance symbolisé, à la fin, par cette forêt de containers étanches qui sont la manifestation d'échecs personnels. Cela peut être l'illustration de l'inutilité de cette vie dont nous ne sommes que les pauvres usufruitiers, de l'issue du parcours humain qui bien souvent n'ouvre que sur une vaine impasse malgré toute l'énergie et la vitalité qu'on met à atteindre son but. La mort, l'oubli, l'abandon viendront très vite les recouvrir. L'épilogue me semble être une allégorie du « jugement dernier » même si j'ai personnellement une notion diamétralement opposée à ce que la liturgie judéo-chrétienne tente depuis longtemps de nous enseigner non seulement dans le but de nous culpabiliser mais surtout d’instiller en nous la peur panique d'un dieu que par ailleurs on nous présente comme bon et miséricordieux. « C'est en ne cherchant pas que tu trouveras », cette citation quasi-biblique, à la fois sibylline et ouverte à toutes les interprétations, pleine de promesses et de contradictions, conclut ce roman.

A cette lecture j'ai eu aussi l'impression d'avoir affaire, en la personne de l'Enquêteur, au type même du malchanceux à qui rien ne réussit, qui est poursuivi par une sorte de guigne qui affecte son quotidien au point qu'à ce stade de sa vie il a le sentiment, comme l'aurait dit Fernando Pessoa, de n'être rien au regard des autres et à ses yeux mêmes. Il se sent le jouet de cette vie et c'est un peu comme si, ceux qu'il croise, et sans pour autant que se soient donné le mot, s’ingénient à lui pourrir l'existence, par nécessité professionnelle sans doute mais aussi souvent pour le plaisir de se faire ainsi, à eux-mêmes, la preuve qu'ils existent et qu'ils ont de l'importance et du pouvoir. Il devient leur jouet autant que celui de son destin néfaste et tout se ligue contre lui au point qu'il ne lui reste plus que le rêve et même le fantasme pour l'aider à supporter ce quotidien délétère. L'impression est telle que lui-même a l'impression d'être dans le rêve d'un autre.

Et l'enquête dans tout cela, c'est à dire la chose qui a motivé la présence de ce pauvre homme dans cet univers déjanté ? Elle était le vrai motif de sa présence dans cet microcosme mais disparaît vite. C'est un peu comme dans le roman de Boris Vian, « l'automne à Pékin » qui ne se passe ni en automne ni à Pékin et qui parle de tout autre chose.

Je viens de lire « Inhumaines » du même auteur (La Feuille Volante n°1150) et cela ne m'a guère enthousiasmé. Ici, le texte est mieux écrit, lu parfois à haute voix pour mieux goûter la faconde de l'auteur, plus attachant aussi malgré le contexte impersonnel très près de la science-fiction mais aussi d'une certaine réalité que je me suis appropriée. De Philippe Claudel j'avais bien aimé « Les âmes grises » ou « Le rapport de Brodeck ». J'avoue avoir ici renoué avec l'intérêt que je porte à cet auteur.


 

© Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

 
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