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la feuille volante

Le tour de l'oie


 

La Feuille Volante n° 1393 Octobre 2019.

Le tour de l'oie - Erri de Luca - Gallimard.

Traduit de l'italien par Danièle Valin.

Dans l'histoire de Pinocchio que lit le narrateur, Geppetto est un vieux menuisier solitaire qui fabrique une marionnette en bois qui se révèle facétieuse et qui part vivre sa vie loin de son créateur. Ici, de Luca se crée un fils virtuel et empreinte à Carlo Collodi son univers créatif, la sciure et l'odeur du bois pour l'un, un soir d'orage à la lueur d'une bougie et d'un feu de cheminée pour l'autre, le tronc d'un arbre pour l'un, le papier pour l'autre, deux supports qui partagent cependant la même nature. Il va lui raconter sa vie un peu comme le ferait un père en n'oubliant pas la figure du sien et l'ombre de sa mère. Ainsi retrouve-t-on les phases de l'existence que notre auteur a déjà égrenées dans ses autres romans, son enfance napolitaine, sa vie aventureuse d'ouvrier pauvre, son engagement pour un monde meilleur, sa démarche religieuse d'écrivain, son amour des mots, de l'italien, le dialecte napolitain, sa solitude, sa soif de liberté, la montagne... Il parle des femmes qu'il a connues mais qui ne lui ont pas donné d'enfant. Il ne le fait pas comme un séducteur mais seulement comme un témoin de passage, intimidé par leur beauté et qui aurait voulu ce fils que la vie lui a refusé. Cela commence par un monologue qui laisse vite sa place à un dialogue à bâton rompus sans concessions entre l'auteur et ce fantôme imaginaire devenu adulte, non né d'une femme, qui prend peu à peu de l’épaisseur au point de provoquer une confession et presque une confrontation entre eux, un peu comme si de Luca lui-même prenait la place de ce fils virtuel, désireux de s'expliquer devant le spectre de son propre père.

Le titre un peu énigmatique évoque le jeu de l'oie, un thème souvent employé par les écrivains, un parcours labyrinthique aléatoire, continuellement recommencé et plein de pièges et de risques qui ressemble à la vie, qu'on confie au hasard des dés et qui est une sorte de prison. Il file la métaphore de ce jeu pour l'appliquer à son existence, pénible et hasardeuse. Il a refusé une situation classique, lui préférant un itinéraire engagé, communiste, anarchiste. Ces options sont la plupart du temps l'apanage de la jeunesse mais voici un fils, né dans une famille bourgeoise attentive à son éducation, promis à de plus hautes fonctions, qui troque cet avenir contre une vie nomade de manœuvre subalterne. Quelle a été la raison qui a bouleversé sa vie au point de partir loin des siens de cette manière? Il confesse qu'il a été un fils ingrat, attiré par cet appel du départ et de la liberté, qui maintenant rend hommage à ses parents disparus, et notamment à son père qui lui a transmis l'amour des livres... Peut-être a-t-il souffert d'un manque de tendresse durant sa jeunesse? Il est certes dans l'ordre des choses que les enfants quittent leurs parents pour faire leur vie parfois loin d'eux, il y a certes eu une prise de conscience politique, mais cela suffit-il à expliquer cette rupture ? Plus que tous les autres ce roman autobiographique sonne comme quelque chose de différent d'une fiction à laquelle Erri de Luca nous a habitués. Alors, fantasme du passé, poids des années qui ne reviendront plus, peur pour les jeunes à qui il souhaite léguer quelque chose de l'ordre de l'engagement personnel et humanitaire par l'exemple, invitation à être soi-même en dehors de tout déterminisme social, méthode promue par l'auteur comme une action par la révolte politique en faveur des plus défavorisés? L'auteur semble connaître une sorte d'apaisement que lui confèrent l'écriture et une certaine notoriété qu'il met d'ailleurs au service de ses combats, la fréquentation de la montagne et des livres, les saintes écritures en particulier, mais il règne dans ce roman un parfum de nostalgie, de mélancolie, de lassitude peut-être, une manière de réveil de la mémoire du passé qui souvent donne le vertige et fait devenir fataliste, une impression de vide, de regret de n'avoir pas eu d'enfants à qui transmettre son message ou passer un témoin. Cela ressemble à une sorte de bilan de sa vie d'écrivain, de militant, de lecteur, de solitaire, de croyant, de révolté, d'humaniste...

Le plaisir que j'ai à lire de Luca est cette fois encore renouvelé et j'ai apprécié comme toujours son style simple poétique, lumineux, bien servi par une traduction fidèle.

©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

 
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