la feuille volante

Dora Bruder

La Feuille Volante n° 1228

Dora Bruder – Patrick Modiano – Gallimard.

 

Tout commence par un entrefilet paru dans un numéro de Paris-Soir le 31 décembre 1941, retrouvé par hasard par l'auteur en décembre 1988. Il s'agit de la disparition d'une jeune fille parisienne de 15 ans,  Dora Bruder. L'auteur décide donc d'enquêter sur cette jeune fille qui n'a aucune parenté avec lui. Il réunit donc tous les éléments de la vie de cette jeune fille, une juive que ses parents n'ont pas déclarée en tant que telle, qui ne porte donc pas l'étoile jaune et qui est scolarisée dans une institution catholique de Paris. En recherchant sa trace, il retrouve nombre de documents d'archive administratifs et policiers la concernant pour la période 1941-1942. Les origines personnelles de Modiano ainsi que son travail sur la mémoire motivent sans doute ses recherches et il ne peut s'empêcher de faire allusion à des passages de sa propre existence et de celle de son père et ainsi de s'identifier à Dora. Bien que la période et les circonstances soient différentes, que les lieux aient changé, il met en perspective, dans une sorte de va et vient, les quelques bribes connues de la biographie de la jeune fille avec sa propre vie. Ainsi inscrit-il son parcours dans différentes rues et quartiers de Paris qu'il parcourt à pied et qui lui sont familiers. Dora fit de nombreuses fugues dont nous ne savons ni les raisons ni la durée puis réintégra le domicile de ses parents et ces différentes escapades lui rappelèrent celle qu'il fit lui-même pour échapper au pensionnat. Il s'agit donc d'un récit biographique où il mêle des éléments autobiographiques, deux adolescences tourmentées, torturées. D'elle on ne sait que peu de choses, un caractère rebelle et indépendant, des absences, des adresses d'hôtels minables, une existence dure et ponctuée de rituels religieux dans une institution catholique qui, par charité, recevait des juives pour qu'elles échappent à la mort. De même on sait peu de choses de ses parents d'origine étrangère qui ne furent guère aidés par un pays dont on dit qu'il protège les droits de l'homme et que le père de Dora servit comme soldat dans la légion étrangère, ce qui ne lui valut cependant pas la nationalité française. Ses investigations, qui font apparaître cependant de nombreuses zones d'ombre, des interrogations non élucidées, des hypothèses dont les différents romans de Modiano sont coutumiers, révèlent que Dora a été incarcérée à la prison des Tourelles, puis à Drancy pour finalement être internée à Auschwitz en septembre 1942. A des périodes différentes, son père et sa mère périront comme elle dans ce camp.

 

Ce récit n'est pas un roman mais un travail de mémoire, une enquête où, sans délaisser sa traditionnelle et douce musique des mots, l'auteur s'approprie par moments un style plus administratif et neutre. Il met d'ailleurs de côté son imagination pour n'être finalement que le chroniqueur de cette histoire. Cette sobriété est sans doute destinée à appuyer sur les silences qui peuplent la vie de Dora. Modiano n'a guère été aidé dans ses recherches puisque les archives qui retraçaient la collaboration de la police et de la gendarmerie françaises avec l'occupant allemand ont été brûlées, sans doute pour faire disparaître cette page sombre et honteuse de notre histoire. Les traces qui subsistent sont ténues, des lettres désespérées de gens qui s'inquiètent de la disparition d'un proche ou sollicitent une libération. Encore nous épargne-t-il toutes les missives sordides qui dénonçaient un voisin ou un proche pour des motifs inavouables et qui faisaient elles aussi partie de cette période autant qu'elles révélaient la vraie nature de l'espèce humaine. L'auteur confesse d'ailleurs qu'il était tellement obsédé par la disparition de Dora qu'il fit précéder le présent ouvrage qu'il lui dédie par un autre roman, « Voyage de noces » (La Feuille Volante n° 1126) où les ressemblances entre les deux œuvres sont patentes. Il avoue lui-même « En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder dans « Paris-Soir »… , je n'ai jamais cessé d'y penser durant des mois et des mois...Il me semblait que je ne parviendrais jamais à retrouver la moindre trace de Dora Bruder. Alors, le manque que j'éprouvais m'a poussé à l'écriture d'un roman « Voyages de Noces », un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder ». Pourtant la jeune fille est bizarrement absente de ce récit, comme étrangère à sa courte vie et cet effet est sans doute destiné à souligner le peu de traces qu'elle a laissées, tout comme d'ailleurs tous ceux et celles qui disparurent à cette époque pour la seule raison qu'ils étaient juifs. D'ailleurs, certains de leur noms apparaissent furtivement dans ce récit. Pour autant ce livre qui désormais fait partie de la bibliographie de l'auteur nobélisé a suscité une telle émotion que le XVIII° arrondissement de Paris, et donc la mémoire collective, conservent le souvenir de cette jeune fille depuis juin 2015, sous la forme de la « Promenade Dora Bruder ».

 

On voit ainsi que Modiano qui est toujours l'explorateur de ses propres souvenirs, mêle ici la nostalgie à l'horreur et se montre hanté par la Shoa autant que par l'oubli qui accompagne la disparition des légions d'anonymes fauchés par la guerre et la déportation et qui ne laissent pas de traces de leur passage sur terre, tant il est vrai qu'un mort ne l'est jamais autant que lorsque les vivants ne pensent plus à lui , l'amnésie faisant partie de notre condition. Cette petite annonce imprimée sur un journal du soir a donc un prolongement, des années après, dans un document qui vient enrichir la littérature française. Personnellement j'y vois la force extraordinaire de l'écriture qui, paradoxalement s'inscrit d'abord sur un fragile support de papier pour ensuite nourrir notre mémoire commune Ainsi on ne peut pas ne pas penser au journal d'Anne Franck dont ce livre est en quelque sorte l'écho.

 

© Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

 

 

 

 
  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire