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la feuille volante

BREVIAIRE DES ARTIFICIERS

N°990– Novembre 2015

 

BREVIAIRE DES ARTIFICIERS Mathias EnardGallimard.

Illustration de Pierre Marques.

 

Quand, dans ma volonté de découvrir l’œuvre de Mathias Enard, j'ai ouvert de roman, je dois dire que les événements que nous vivons depuis plusieurs mois, qui menacent durablement notre démocratie et notre art de vivre à la française, étaient bien présents à mon esprit. C'est, certes « un manuel de terrorisme à l'usage des débutants » comme l'indique la 4° de couverture, mais c'est surtout une histoire un peu surréaliste, qui se passe de nos jours, celle de Virgilio, un esclave caribéen un peu naïf qui reçoit de son maître un enseignement en dix leçons pour devenir un parfait artificier. Ce maître, solitaire et âgé, va lui enseigner par l'exemple comment venger des siècles d'oppression des maîtres sur les esclaves, des blancs sur les noirs, des colonisateurs sur les colonisés, bref comment déstabiliser une société trop bien établie sur cette injustice. Il va lui détailler non seulement l'aspect technique d'une telle action subversive mais aussi développer des arguments religieux, philosophiques, sociologiques, moraux, médiatiques qui, à ses yeux, font du terrorisme un art. Il l'incite à apprécier ce qu'est « un bel attentat », l'invite à entrer dans sa confrérie de tueurs.

 

Je n'ai pas pu lire ce livre qui est une fable, sans en alterner la lecture avec le suivi de l'actualité. C'est certes une fiction qui fait appel à la philosophie et la culture, toute choses qui sont absentes du cerveau des assassins du « Bataclan » et de « Charlie » et il convoque sans doute Camus sans le citer [« Mal nommer les choses, c'est rajouter du malheur au monde »]. Dans le domaine « descriptif et métaphorique» de son propos qui s'inscrit dans cette grande foire d'empoigne qu'est notre monde, ce maître révolutionnaire n'oublie personne et dresse pour un Virgilio de plus en plus dubitatif un portrait peu reluisant de la société qui nous entoure. Ce livre est présenté sous le couvert de l'humour mais, à la lumière des événements récents, et de ce qui sans doute se prépare, je ne suis pas sûr d'avoir vraiment ri ou même souri, tant ce qui est écrit évoque des épisodes meurtriers qui ont endeuillé notre démocratie. Il nous rappelle qu'il ne faut pas se laisser abuser par les apparences et endormir par la torpeur d'une actualité où rien ne se passe mais où toujours quelque chose se prépare. Certes, dans un excès d'humour, le maître confesse que la seule chose qu'il peut revendiquer c'est un « attentat à la pudeur » ou plus simplement la destruction d'un palmier, symbole du tourisme dans cette île du soleil ; ce serait pour lui se libérer d'une logique économique asservissante, une sorte de mouvement de résistance que n'auraient désapprouvé ni Eluard ni Aragon ni Char. C'est sans doute un peu trop cérébral, trop intellectualisé, pas si comique que cela, mais quand même efficace. L'air de rien, l'auteur procède par images simples voire anodines mais qui, à bien y réfléchir, nous rappelleront quelque chose et forcément pas les plus agréables. Il met en scène les jésuites, ce qui n'est pas neutre, et par là instille une dimension religieuse à son propos. Chacun y donnera la signification qu'il souhaite. Alors, texte volontairement politiquement incorrect, désir de rire de tout ou envie de faire dans le dérisoire. Pourquoi pas ? Les dessins de Pierre Marquès participent de cette démarche ironique qui, sous la plume d'Enard, donne une coloration culturelle au terrorisme. Il illustre même son propos d'exemples d'une déconcertante mais pertinente logique qui témoignent d'une réflexion sérieuse de la part de son auteur, d'une grande connaissance de l'espèce humaine capable du meilleur comme du pire et pour qui plus un mensonge est gros plus il est crédible. Cela n'exclut évidemment pas ni la subtilité ni la discrétion, qualités dont sont dépourvus ceux qui ont semé la mort dans le monde démocratique. Je les imagine incultes, dogmatiques et seulement animés d'une volonté aveugle de tuer, mais c'est sans doute un autre débat. Je me souviens que dans ma jeunesse on a beaucoup parlé du « péril jaune » ; c'est bien un péril qui nous menace, mais on s'était seulement trompé de qualificatif tout en se campant dans la béate certitude que rien ne pouvait nous arriver.

 

Comme d'habitude, ce texte regorge de références érudites et même des remarques gastronomiques (mais pas seulement), le style est agréable et le tout m'a procuré, malgré la dramatique actualité, un bon moment de lecture. Lire et aussi écrire seront toujours pour moi un antidote aux événements délétères qui nous entourent. Je le redis ici, bien avant qu'il n'obtienne le prix Goncourt, je me suis intéressé à l’œuvre de Mathias Enard parce que je l'ai jugée originale et digne d'attention.

 

Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

 
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