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la feuille volante

Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs

N° 1540 – Avril 2021

Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs – Mathias Enard – Acte Sud.

Pour rédiger sa thèse d’ethnologie sur la ruralité, David Mazon, étudiant quelque peu désargenté, quitte Paris et sa petite amie pour un village des Deux-Sèvre rebaptisé plaisamment « La pierre St Christophe », à quelque distance du Marais, autant dire au milieu de nulle part, qui plus est en plein hiver (il donne d’ailleurs une carte et les coordonnées GPS pour insister sur ce lieu inconnu, un peu comme le département sur le cadastre national!). Il part donc à la rencontre des habitants pour les questionner en vue de son travail universitaire et son premier contact se passe au café du village où il croise, Martial, le maire qui est aussi le fossoyeur du cimetière, entendez par là entrepreneur de pompes funèbres, quand même ! L’édile, ravi que ses administrés soient ainsi l’objet d’un tel intérêt, va surtout lui raconter la chronique locale, les inévitables secrets de famille pourtant connus de tous, les ragots qui vont avec et qui n’ont pas grand chose à voir avec son travail de thésard, lui faire rencontrer des personnages truculents, Max un artiste aux aspirations bizarres, Arnaud, l’idiot à la mémoire désordonnée mais encyclopédique... Pour cela il faut remonter dans le temps et Martial ne s’en prive pas mais David ne se doute pas à quel point cette immersion va bouleverser sa vie. Ainsi va-t-il apprendre la triste histoire de la parentèle de Lucie émaillée de pendaison, d’adultère, de révélation de filiation pas vraiment légitime, de naissance avortée et de la honte qui va avec et surtout la mésaventure de l’instituteur-poète du village, Marcel Gendreau, qui, à l’instar d’un de ses collègues devenu célèbre, voulut se lancer en littérature avec un roman qui s’en inspira mais dont la notoriété locale fut due davantage au scandale qui suivit sa publication qu’au talent de son auteur. Je souhaite au roman de Mathias Enard qui lui rend en quelque sorte hommage, plus de succès que cette éphémère mais pourtant fort bien écrite tentative littéraire de cet enseignant et qui fut également un intéressant document ethnographique rural sur les années 1950.
Une thèse c’est du sérieux et pour la mener à bien il faut savoir payer de sa personne ainsi, puisqu’il a commencé par le bistrot, passe-t-il de l’orangina au kir puis à la pratique régulière de l’apéro. Mais cette fréquentation de l’estaminet va aussi nourrir sa réflexion sur la vie du bourg, de ses habitants, ses us et coutumes bienveillants et ce n’est pas le seule transformation que cette immersion dans la France profonde va lui réserver. Ainsi prendra-t-il rapidement conscience, de la qualité de vie à la campagne, de l’importance de l’écologie, du chant des oiseaux, de l’animation du marché de ce village qui perd peu à peu perd son âme, ses commerces et ses services publics, s’anglicise, connaît des problèmes liés à la survie des petits agriculteurs, à l’incohérence des décisions politiques … Tout cela n’empêche pas la terre de tourner, les verres de se vider autour d’une belote au café et les pêcheurs de pratiquer leur art parce que le temps continue de s’écouler avec la mort qui rôde et frappe les pauvres humains qui ne sont, là comme ailleurs, que les usufruitiers d’une vie qui peut leur être enlevée à tout moment. Pourtant ici, et c’est là que ça devient intéressant, « la Roue du temps » s’empare des âmes au moment fatal pour les insuffler dans d’autres corps, humains ou animaux, dans le passé ou dans l’avenir et leur prêter un destin original et différent du précédent, un véritable défi au temps, à nos croyances religieuses occidentales et à la logique des choses, parce que ce pays est magique, exceptionnel de part sa géographie au sein du Seuil du Poitou, une zone de passage où s’accroche l’histoire mais aussi s’enracinent les légendes qui ont toujours un fond de vérité. Ici, c’est le domaine de la Fée Mélusine, de Gargantua, de François Villon qui termina ses jours à Saint-Maixent, du Marais tout proche, à la fois apaisant et inquiétant, entre la terre et l’eau, Niort, la ville des dragons, celle des chats aussi, animaux énigmatiques qui pour nous sont « de compagnie » mais que les Égyptiens honoraient comme des dieux, qui vivent surtout la nuit quand les hommes dorment, c’est à dire prennent un acompte sur leur dernier sommeil, celui aussi de ces bizarres réincarnations et ces incursions des âmes dans des vies hétéroclites, histoire peut-être de nourrir le concept d’éternité. Mais voilà, l’extraordinaire ne s’arrête pas là, la mort, certes, fait vivre les fossoyeurs qui tiennent cette année-là leur congrès national annuel en l’abbaye de Maillezais sous la responsabilité de Martial. Cela dure deux jours pendant lesquels, au terme d’un accord tacite et irrévocable, la Camarde accepte de ne pas prélever son tribut sur les vivants et, puisque, plus que les autres, cette corporation sait que la mort est la fin de la vie, elle a, depuis longtemps, résolu d’en célébrer les plaisirs avec ripailles et libations que François Rabelais, qui fut aussi prieur de ce saint lieu, n’eût pas reniées.
Ce n’est pas vraiment un récit romanesque traditionnel, c’est, au début, un journal qui relate son arrivée, se poursuit par l’évocation des habitants de ce village, une escapade dans le département voisin, et, à la fin, reprend sa forme initiale avec des variations entre la première et la troisième personne, comme une sorte d’effet miroir. Le banquet proprement dit s’intègre à ce « plan » et c’est pour lui l’occasion d’évoquer un festin culinaire et un délire verbal qui fleure parfois le corps de garde, qu’il prête à ces quatre-vingt dix neuf fossoyeurs aux noms fleuris. Cela donne un roman où se mêle l’actualité au merveilleux le plus improbable. C’est aussi un ouvrage engagé, militant même, servi par une fort belle écriture, à la fois érudite, riche et enjouée, humoristique (j’ai même ri à certains passages), un peu nostalgique, historique aussi, avec même des évocations gentiment érotiques mais aussi un savant travail sur une région que l’auteur connaît bien et qu’il apprécie.
Je suis entré de plain-pied dans ce roman et ça a été un plaisir de le lire, non pas tant parce que, originaire de Niort, il a célébré cette région et cette ville tant décriée par Houllebecq qui n’y a sans doute jamais mis les pieds pour proférer un pareil non-sens mais lui a fait, sans le vouloir, une extraordinaire publicité (il suffit pour cela de gommer un peu le temps et de suivre la délicieuse Rachel dans les rues de cette cité), mais notamment aussi parce que les phrases y sont plus courtes. Dans cette chronique j’ai naguère regretté l’absence, pour certains romans, de ponctuation et des phrases démesurées, ce qui ne facilite pas la lecture. Ici, en contradiction avec ses ouvrages précédents, on sent qu’il se lâche, laisse libre court à son imagination débordante et à sa verve, sans qu’on sache très bien où s’arrête la réalité et où commence la fiction, et c’est plutôt bien ainsi.
Tout cela est bel et bon, mais la thèse de doctorat de David dans tout ça ? L’épilogue est plus classique que ce qu’on vient de lire et ressemble davantage à un « happy end » . A titre personnel, et je suis sans doute de parti-pris, mais j’ai toujours pensé que, loin du concept de réussite et de notoriété, cette région exerce par la force de son tropisme, une attirance particulière sur les vivants qui un jour, par hasard, y sont passés.

La ville de Niort a donné, entre autre, asile à deux prix Goncourt, Ernest Perrochon en 1920 et Mathias Enard en 2015. De nombreux autres auteurs ont honoré au cours du temps, les Lettres françaises ce qui fait des Deux-Sèvres une terre de culture, d’écrivains, de poètes, mais aussi de peintres, de bâtisseurs, de musiciens, de cinéastes...

 
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