la feuille volante

Sérotonine

La Feuille Volante n° 1346Avril 2019.

 

Sérotonine – Michel Houellebecq - Flammarion.

 

Florent-Claude Labrouste est un presque quinquagénaire déprimé, légèrement obsédé sexuel, porté sur la bouteille et de son propre aveu un « loser », un décadent, un raté ! Il n'a pas vraiment la volonté de réagir sauf à prendre un médicament, le Captorix, censé libérer rapidement dans son corps la sérotonine qu'on peut assimiler à l'hormone du bonheur, sauf qu'il entraîne pour lui une forme d'impuissance sexuelle et de perte de libido ce qui ne l'arrange pas du tout. Il a perdu bêtement l'amour de Camille, une femme avec qui il aurait bien aimé se marier, la recherche dans toutes celles qu'il croisent et vit avec une Japonaise avec qui il s'ennuie. De plus, ni cette compagne très temporaire qui n'est pas vraiment fidèle, ni son travail sans intérêt et qu'il abandonne, ni même son médicament, ne parviennent à le guérir de sa déréliction, de ses obsessions et à lui donner des raisons de vivre pleinement. Aussi bien, réfractaire au suicide, choisit-il de partir, c'est à dire fuir une société qui ne lui convient pas, et de se fuir aussi lui-même, ce qui est à ses yeux l'unique solution. A travers son seul ami Aymeric, éleveur de vaches normandes, il constate la décrépitude de la paysannerie face à l'industrialisation au productivisme, ce qui n'améliore pas sa vision de la société qu'il rapproche forcément de la sienne propre. La prise de son médicament ne guérit pas sa dépression chronique qu'il soignerait volontiers par une activité sexuelle débridée, mais cela lui est devenu impossible et il ne peut que ressasser ses souvenirs ! C'est un peu comme s'il tournait en rond sans jamais pouvoir trouver une sortie. Alors il poursuit dans chacune des femmes qu'il séduit l'impossible rencontre avec Camille, pour lui définitivement disparue, une copulation animale sans retenue avec une inconnue et ne conçoit une femme que dans son lit. Il y a cette attente désespérée de la sensualité à travers la figure féminine. Cette demande de nature sexuelle peut passer pour une obsession dévastatrice mais cela fait aussi partie de la vie d'un homme et j'ai eu le sentiment que, pour lui, le sexe (avec une préférence marquée pour la fellation) est plus une antidote à sa solitude qu'une exploration renouvelée des mystérieux couloirs du plaisir et à chaque fois qu'il rencontre une femme, sa première idée est de coucher avec elle. A sa situation pour le moins délétère, il oppose la figure de Camille qu'il espère retrouver et l'amour fou et exclusif de ses parents, unis jusque dans la mort, et ce souvenir l'obsède. Les aphorismes qu'il choisi d'asséner à son lecteur au sujet de l'amour ont au moins l'avantage de le porter à réfléchir et d'ouvrir le débat.

C'est bien connu, Houellebecq est à la fois cynique, désabusé, grossier, mais je dois bien avouer que le constat qu'il fait d'une société en pleine déliquescence et vouée aux dérives de la productivité est inquiétant. C'est le roman des « espérances déçues », face aux affirmations lénifiantes et abusives qui prétendent que la vie est belle et j'ai personnellement beaucoup de mal à donner tort à notre auteur dans son appréciation des choses et si nous regardons autour de nous, force est bien de constater qu'il n'y a pas beaucoup de raisons de se réjouir. Il nous dépeint une société très actuelle, déshumanisée, où chacun vit en ignorant l'autre, et cette attitude délétère affecte même le couple qui pourrait passer comme l'ultime recours. On devient misanthrope pour moins que cela ! J'ai ressenti une atmosphère de fin de vie dans ce roman, un peu comme si la désespérance était telle pour cet homme qu'il valait mieux, tout bien réfléchi, quitter ce monde même si ce départ s'accompagne de regrets, Camille n'était plus pour lui qu'un fantôme inaccessible et que sa vie n'avait été finalement qu'un cheminement laborieux et inutile. Je n'ai cependant pas compris cet ultime référence à Dieu comme maître de notre destin individuel.

Il y a en effet un autre personnage, peut-être plus en retrait mais non moins important qu'est Aymeric. Lui aussi c'est un idéaliste qui a cru à son rêve parce qu'il était partagé par son épouse. Mais celle-ci, déçue, est partie avec un autre homme se tricoter un avenir différent parce qu'Aymeric s'est fait trop d'illusions et n'a rien vu venir, aveuglé qu'il était par ses certitudes définitives, sur l'amour notamment. Il tente de se guérir de cet échec par l'alcool et la drogue mais ce sera une impasse pour cet homme désespéré qui songe sans doute à la mort comme une solution potentielle. Dans « La carte et le territoire » le thème de la mort est abordé sous la forme d'un crime énigmatique. Ici Aymeric me paraît avoir choisi une forme de suicide lent et progressif qui sied bien à son état dépressif mais quand il décide de conclure dans un geste définitif on ne sait pas vraiment s'il faut l'imputer à sa situation personnelle ou pour la cause qu'il prétend défendre. Si Florent-Claude partage son état d'esprit, il m'a semblé que, lui, au contraire a choisi d'attendre la mort qui est inéluctable comme nous le savons, mais dans une sorte de fatalisme, avec cependant une lueur d'espoir (qui peut prendre les traits de Camille), un peu comme s'il avait choisi de survivre malgré tout, au cas où pour lui les choses changeraient enfin ou peut-être comme s'il s'imposait de rester en vie pour expier cette perte coupable de l'être aimé !

Son style, à l'humour parfois grinçant, est sans doute fort éloigné de celui qu'on attend d'un écrivain traditionnel couronné par le prix Goncourt, mais c'est son style et je crois que nous avons déjà connu cela au cours de notre histoire littéraire. La littérature s'enrichit aussi de cette manière et évolue à travers ces auteurs qui, pour certains, y ont laissé leur nom. D’ailleurs, même s'il est un peu mono-thématique à tendance obsessionnelle, nonobstant quelques longueurs et des détails parfois techniques bien inutiles (je me suis demandé si l'accumulation de détails apparemment anodins ne cachait pas un mal-être profond), je ne me suis pas du tout ennuyé à la lecture de ce roman et je l'ai même lu avec attention et passion.

J'ai déjà eu l'occasion de commenter les œuvres de Houellebec dans cette chronique et je n'ai pas toujours été ému par ses romans. Ici, malgré le style que je ne goûte pas toujours, je suis bien obligé d'admettre qu'il porte sur notre monde un regard, certes désabusé mais plein de bon sens. On ne demande pas forcément à un auteur de créer, grâce à son imagination un monde différent, qui nous éloigne un temps de notre quotidien, et, refuser de voir dans le miroir d'un livre l'image peu flatteuse de notre société, n'est guère raisonnable. Après tout un écrivain se doit aussi d'être reflet de son époque, que son œuvre se nourrisse de son expérience est plutôt une bonne chose et cela tisse son originalité et son authenticité. Qu'il ait choisi de puiser dans son état dépressif pour parler du déclin et de la désespérance de l'homme occidental, dans un décor banal et morne, me paraît être une photographie assez bonne de notre société. La référence à Thomas Mann, à la fin, me paraît significative. Le fait qu'il le fasse dans un langage simple et pourquoi pas cru, rend son témoignage accessible à tous ses lecteurs. Il me semble d'ailleurs que la tristesse qui ressort de tout cela est soulignée par une succession de séquences, comme juxtaposées (épisode de l'Allemand pédophile, manifestations paysannes vouées à l'échec, séances de tir, désintérêt constant et croissant pour l'actualité quotidienne, variation sur la chatte des femmes…) et qui n'ont rien à voir les unes avec les autres. L'auteur est toujours aussi labyrinthique dans sa démarche d’écriture, mais j'ai souvent goûté chez les autres écrivains ce rythme de création pour ne pas l'apprécier chez lui. Il ne peut pas non plus se dispenser d'aphorismes définitifs souvent pertinents, et après tout cela aussi fait son charme.

 

Je passerai sur la polémique initiée en quelques mots par l'auteur au sujet de la ville de Niort qu'il dénigre au début de son roman. Cette cité, qu'on a toujours eu du mal à situer sur le cadastre national, a, peut-être grâce à lui, connu un afflux de personnes qui ont pu vérifier que son appréciation négative ne correspond heureusement à rien.

 

©Hervé Gautier.

 

 
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