Jusqu'au bout du festin – Michèle Reiser
- Par hervegautier
- Le 24/10/2010
- Dans Michèle Reiser
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N°467– Octobre 2010
Jusqu'au bout du festin – Michèle Reiser - Éditions Albin Michel.
La narratrice, Victoire, férue de mathématiques, en rupture avec sa propre famille mais réfugiée chez sa grand-mère Adelaïde, nous parle, à la première personne de Chus, diminutif de Jesus, fils d'ouvrier émigré espagnol, jeune interne en chirurgie dont elle partage la vie. Son job est de prélever le cœur des morts accidentés de la route pour permettre à d'autres de vivre.
Elle est amoureuse de lui et a compris qu'entre eux l'histoire était déjà écrite et qu'il suffisait de se laisser porter par elle. Cela pourrait donc être une aventure amoureuse comme beaucoup d'autres, passionnée et pleine de rebondissements mais ici elle est contrariée par la maladie de Chus qui exige, à la suite d'un dysfonctionnement cellulaire qu'on l'ampute d'une jambe. Ce récit est un peu une progression vers la mutilation, avec en filigranes l'aggravation du mal, un parcours vers le sacrifice contre lequel personne ne peut rien et qui est le seul possible pour qu'il sauve sa vie et conserver le reste de son corps.
Une histoire d'amour est toujours quelque chose de passionné, de joyeux, et pourtant, c'est aussi un roman où il est question de mort, comme si l'amour et la mort était liés, comme si les gens qui meurent jeunes possèdent une aura à la fois mystérieuse, merveilleuse et cruelle pour ceux qui restent. Celui qui meurt jeune ne vieillira pas, ne constatera pas dans son corps la décrépitude et l'abandon de ce qui faisait son être même. Il laissera, pour ceux qui restent, l'image de la jeunesse, de la fougue, de la beauté, de l'extravagance parfois, c'est à dire de la vie. Ce sera son empreinte parmi les vivants, image indélébile qu'il lègue face à l'œuvre du temps, en contre-point du deuil. Chus choisit sa mort pour éviter que la maladie ne décide pour lui avec son cortège de souffrances et de larmes, il la choisit entouré de ses copains, de la femme de sa vie, dans un ultime pied de nez :« Il nous avait déjà quittés entre le ciel et l'eau, son domaine d'éternité ».
Dès lors, à cause peut-être de son prénom, le récit va prendre une dimension quasi-religieuse, celle du sacrifice à la fois consenti et redouté, celui d'une passion solitaire malgré l'amour de cette femme qui souhaite l'accompagner. Mais pas seulement. Qu'est-ce donc que ce festin dont parle le titre? C'est certes celui de l'amour, celui du repas de noces, mais pas uniquement ou à tout le moins une acception quasi-christique donnée à ce terme. C'est aussi une invitation à transgresser un tabou. Ce n'est probablement pas pour rien que l'auteur insiste sur l'amour et la dévoration qui envahit jusqu'à notre vocabulaire quotidien. Ce n'est pas pour rien que Chus choisit la mort volontairement après la célébration de son mariage avec Victoire, après le banquet, comme si cet acte d'amour était l'ultime de sa vie, comme s'il n'avait vécu jusque là que pour cela et qu'il n'avait plus rien à faire ici-bas puisque la maladie le condamne à mort. L'Évangile nous rapporte les paroles du Christ pendant la Cène « Ceci est mon corps, prenez et mangez en tous », ultime repas collectif avec ses apôtres et qui précède sa mort, cérémonie reprise depuis à l'infini dans la rituel de la messe qui perpétue à la fois le message et le souvenir. Est-ce vraiment un lapsus quand l'auteur écrit « Un ange, une fulgurance. Il ne faisait que traverser la scène. Il était ailleurs »?
C'est un récit simplement écrit, sans fioriture, dans un style épuré, sobre, émouvant et facile à lire, d'une apparente légèreté, découpé en courts chapitres et qui s'accorde bien avec l'esprit de ce roman. C'est plus qu'un simple conte philosophique, c'est véritablement, à travers cette fiction, un hommage à l'amour avec aussi toute la symbolique du cœur qui permet aux malades de survivre et Chus qui est chargé de les transplanter. Au tabou du « festin » répond le serment de silence qui régnait autour de la robe de mariée qu'Adélaïde donne à Victoire malgré la malédiction qu'elle porte en elle.
Il y a un clin d'œil à Rimbaud qui lui aussi vivait dans un autre monde, qui est mort relativement jeune et amputé d'une jambe et aussi celui fait aux républicains espagnols qui pendant la Guerre Civile trouvèrent une mort héroïque et parfois sacrificielle.
En découvrant ce texte et aussi cette romancière qui porte un nom qui n'est inconnu de personne, je n'ai pas pu ne pas penser au dessinateur Reiser (mort en 1983 d'un cancer des os, comme Chus) dont elle est l'épouse et qui a, jeune lui aussi, été fauché par la mort.
Ce texte n'est pas une simple fiction. Certes, il y a l'histoire qui nous est confiée, mais pas seulement. J'ai choisi d'y voir une sorte de message d'amour à la fois douloureux et bouleversant, délivré par l'auteur à son lecteur, parce qu'un écrivain n'est pas uniquement « un raconteur d'histoires », un roman n'est pas un écrit gratuit publié pour le seul plaisir de voir son nom sur la couverture d'un livre ou pour étoffer sa bibliographie personnelle. J'ai pensé encore une fois que l'écriture est une formidable manière de faire revivre les gens qu'on a aimés, de faire perdurer leur vie en nous, de nous libérer aussi, autant qu'il est possible, de ce qui peut être la chagrin tissé par la mort. Il ne s'agit pas d'oubli mais au contraire d'un exorcisme dont chaque mot est porteur parce celui qui les trace sur le papier a cette double fonction de se libérer lui-même tout en transmettant quelque chose aux autres, en faisant perdurer un souvenir.
Je ne regrette vraiment pas d'avoir lu ce livre, pris par hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, à cause peut-être du beau visage de femme qui orne la couverture.
© Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com
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