DANS LE CAFÉ DE LA JEUNESSE PERDUE-Patrick Modiano
- Par hervegautier
- Le 26/08/2010
- Dans Patrick MODIANO
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N°448 - Août 2010
DANS LE CAFÉ DE LA JEUNESSE PERDUE– Patrick Modiano - Éditions Gallimard.
Le décor, un café (« Le Condé ») qui fermait tard dans ce quartier. L'auteur le définit comme « un point fixe » comme le sont, à ses yeux, tous les cafés, lieux publics où viennent parfois échouer des personnages flous et éphémères qu'on y croise et qui disparaissent comme ils sont venus. Dans cet établissement, d'autres clients font partie du décor dont Bowing, dit « Le Capitaine » qui tient une sorte de cahier relatant des allées et venues des clients, avec, à leur sujet, des renseignements personnels.
Pour raconter cette histoire qui se situe dans les années 60 au quartier latin, quatre narrateurs vont se succéder qui sont des habitués de cet établissement qui donneront en quelques sorte leur version des faits qui ressemblent un peu à des séquences successives d'un film. Parmi eux un étudiant de l'école des Mines, Caisley, un ancien membre des renseignements généraux, Roland, un jeune écrivain plein d'espoirs et Youki, alias Jacqueline Delanque épouse Chourreau, une énigmatique jeune femme. Tous fréquentent ce café pour des raisons différentes.
Ce récit qui fonctionne comme un voyage dans la mémoire, ce qui est souvent le cas chez Modiano. Tout d'abord, l'étudiant se souvient de ses moments passés au « Condé » et spécialement de l'apparition de Youki [« Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu'on appelait la porte de l'ombre »]. Il la décrit comme une jeune femme qui avait envie, en venant ici, de changer de vie, de faire « peau neuve », de rompre avec une vie antérieure trop invivable. Modiano donne ensuite la parole à Caisley qui mène l'enquête sur la disparition de l'épouse de Jean Pierre Chourreau qui se trouve être Youki, la jeune femme du café. Cet enquêteur découvre son enfance cabossée, son envie de rompre avec ce mari qu'elle a sans doute trop vite épousé pour rompre avec une adolescence fragile d'où elle voulait s'évader... C'est ensuite le tour de Youki de s'exprimer. Elle évoque son enfance tumultueuse faite de fugues, de bars incertains, ses amours, son mariage rapide, son union un peu surréaliste avec Jean Pierre Chourreau, l'évocation d'un autre personnage Guy de Veer, passionné d'ésotérisme. Enfin Roland se rappelle de sa rencontre avec Youki et leur liaison. Ils forment ensemble un couple sans attache, errant dans la ville comme dans la vie dont ils sont un peu les passagers clandestins. Le jeune romancier passionné par le thème de « l'éternel retour » réfléchit sur ce qu'il appelle « les zones neutres ». Il se souvient aussi que c'est au café qu'il a appris au café qu'elle s'était suicidée.
Le thème du café, lieu de transit, dans ce Paris que Modiano connaît et affectionne, favorise les rencontres. C'est paradoxalement une zone un peu floue ou le temps s'arrête, où les valeurs et les préoccupations du monde extérieur n'existent plus dès lors qu'on en a poussé la porte. Cette impression est corroborée par les autres clients du débit de boissons, des personnages jeunes, un peu et bohèmes et qui appartiennent à « une jeunesse perdue » ce qui implique à la fois une sorte d'absence d'avenir pour eux qui choisissent d'oublier leur condition dans l'alcool et peut-être d'autres « paradis artificiels », de leur volonté de s'y perdre aussi. C'est ce qu'ils appellent « leurs voyages ». Ce sont peu ou prou des intellectuels, des artistes, des étudiants plus ou moins en rupture avec l'université qui refusent ce monde et se réfugient ailleurs. [« Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague, sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repères »]. La période des années 60 n'est pas non plus choisie au hasard, non plus d'ailleurs que le fait de tenir, sur les clients de l'établissement, un cahier qui ne sert à rien. Cela m'apparaît comme la culture du dérisoire et de l'inutile.
C'est aussi le thème du temps révolu qui est traité ici, celui de la mémoire qui fait revivre des faits appartenant à des tranches d'une vie passée (le thème de « l'éternel retour ») qui ne reprend vigueur que par la force des mots : la nostalgie n'est jamais loin chez Modiano. Le lecteur est envahi par un certain spleen aux contours assez indistincts cependant, une mélancolie proustienne faite de temps perdu et momentanément retrouvé à propos d'une histoire volontairement banale, trace laissée sur le sable du souvenir où le mystère n'est pas absent (thème de l'ésotérisme, de l'enquête « policière », le surnom donné à Louki), comme si la vie elle-même en était un permanent. C'est aussi la fuite qui est suscité ici, celle du temps mais aussi cette envie de changer d'univers, de quotidien qui nous hante tous sans que nous soyons pour autant capables de réaliser ce projet. Ces personnages qui ont existé( au moins dans le récit) mais appartiennent maintenant au passé, suscitent un vide, une absence. La mort par suicide est aussi une fuite, une issue probable ne serait-ce que pour matérialiser cette impossibilité de vivre dans ce monde, de s'y acclimater, d'être l'acteur de son propre rôle, même si c'est celui d'un quidam. Dans cette sorte de galerie de portraits, les personnages sont comme dessinés en creux, comme s'ils ne laissaient qu'une trace ténue dans ce récit.
Comme toujours j'ai bien aimé parce que, sans doute, cela me ressemble un peu.
© Hervé GAUTIER – Août 2010.http://hervegautier.e-monsite.com
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